« Le monde doit savoir que la nation algérienne existe, malgré les dénégations françaises, qu’elle veut liberté et indépendance et qu’elle revendique son emblème », extrait du livre d’Annie-Rey Goldzeigueur, dans « aux origines de la guerre d’Algérie ».
De façon générale, si toute la période coloniale s’est reposée sur un véritable quiproquo, comme dirait Charles Robert Ageron, en 1945, le malentendu atteint son point culminant. En effet, au moment où toute la planète s’apprête à retrouver une liberté dangereusement menacée par Hitler, il est tout à fait normal que le peuple algérien veuille la même chose. D’autant plus que deux ans plus tôt, les représentants « indigènes » –notamment les plus modérés, dont la tête d’affiche est Ferhat Abbas –ont subordonné leur participation à l’effort de guerre en contrepartie de concessions substantielles. D’ailleurs, à la fin du conflit, la conférence de San Francisco ne donne-t-elle pas raison aux mouvements anticolonialistes en décrétant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Toutefois, pour que les revendications algériennes soient entendues, les modérés créent une organisation politique, appelée les amis du manifeste et de la liberté (AML), en mars 1944. En un laps de temps record, les AML fédèrent les courants nationalistes. « La direction s’étoffe donc pour répondre à l’afflux des adhésions (500000 environ). Ferhat Abbas s’adjoint Ibrahimi des Oulémas. Le PPA délègue Hocine Asselah pour accompagner Abbas dans ses tournées de propagande dans tout le pays », écrit l’éminente historienne. Cela dit, à partir du moment où les modérés acceptent le principe d’ouverture, la ligne politique ne peut pas rester figée. Du coup, au congrès des AML en mars 1945, les modérés sont mis uniment en minorité. Bien qu’ils ne quittent pas le mouvement qu’ils ont créé une année plus tôt, désormais, son orientation leur échappe totalement ou peu s’en faut.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce rassemblement national commence à inquiéter les autorités coloniales. Ainsi, en dépit de la ferveur mondiale pour la liberté, ces dernières s’activent en vue de court-circuiter la dynamique nationaliste. Celui qui est s’occupe de ce plan machiavélique est Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du gouvernement général. Le plan Gazagne consiste alors à provoquer les nationalistes pour leur asséner un coup fatal. « Attendre une infraction pour les atteindre, et il assure que plus de cinquante cadres nationalistes ont été ainsi arrêtés et neutralisés », témoigne le haut fonctionnaire en 1946.
Du coup, en réagissant à la déportation de Messali Hadj, à Brazzaville, les militants du PPA, devenus entre-temps l’ossature des AML, décident d’investir la rue, « en marge de la tradition fête syndicale », pour réclamer la libération du père fondateur du projet indépendantiste. Dans toutes les grandes villes, à l’instar d’Alger, d’Oran ou de Blida, pour ne citer que les principales, les nationalistes algériens défilent. Là où s’est possible, ils se joignent au cortège de la CGT. Ainsi, en plus des revendications habituelles, pour la première fois, ils sortent le drapeau national. Si, dans les petites villes, les manifestations se terminent sans grands heurts, il n’en est pas de même des deux principales villes, Alger et Oran. Selon une enquête d’Henri Alleg, pour la journée du 1er mai 1945, sept manifestants ont laissé leur vie ce jour-là.
En tout cas, conformément au plan Gazagne, « les autorités saisissent l’occasion pour frapper avec vigueur et décapiter le PPA qui vient de faire preuve de son aptitude à mobiliser les masses algériennes et à les encadrer. Les arrestations « préventives » dans l’Oranie, l’Algérois et à Constantine permettent de démanteler les organisations locales et obligent les militants à se camoufler, rendant aléatoire les liaisons avec la direction », note l’historienne. Partant, c’est avec une grande vigilance que les AML s’apprêtent à célébrer l’armistice, sauf à Alger et à Oran où la répression est encore vivace.
En revanche, dans les villes où les manifestations n’ont pas dégénéré, les AML veulent montrer à la face du monde le désir des Algériens à vivre sans tutelle. En tout état de cause, dans toutes les manifestations, il est recommandé que les drapeaux alliés soient fièrement brandis. De la même manière, il est aussi recommandé de sortir l’emblème national. À la veille de l’armistice, à en croire Annie-Rey Goldzeigueur, la section locale des AML de Sétif reçoit des ordres précis : « la manifestation pacifique du 8 mai doit se dérouler sans armes (même pas un canif), mais les slogans doivent apparaître sur les banderoles et le drapeau algérien doit être brandi au milieu des drapeaux alliés », écrit-elle.
Quoi qu’il en soit, bien que les instructions soient respectées par les manifestants, il n’en demeure pas moins que les autorités coloniales s’en tiennent au plan préalablement défini par Gazagne. A Sétif, le 8 mai 1945, dès l’apparition du drapeau algérien, les policiers exigent son retrait. Voilà comment Annie-Rey Goldzeigueur raconte cet instant fatidique : « Vous savez combien le drapeau est sacré [répond le porte-drapeau] et quand il est sorti, il n’est plus question de le remiser. Lorsque les policiers ont voulu le saisir, ils se heurtent à un véritable rempart humain. C’est ainsi que la fusillade éclate. » Il commence alors un déchainement de violence sans commune mesure. À la suite d’une période de pacification de deux mois, le général Duval promet une paix de dix ans.
Pour conclure, il va de soi que les autorités coloniales n’avaient pas d’arguments à opposer aux aspirations de liberté des Algériens. Et qui plus est, « les indigènes» ont grandement contribué à la libération de la métropole. Hélas, le sentiment de la grandeur de l’empire l’emporte sur l’idéal de liberté. Pour garder ce vaste territoire, il fallait mettre en œuvre un plan diabolique. Qu’en est-il 70 ans plus tard ? La version selon laquelle les autorités coloniales ont déjoué un plan insurrectionnel est la plus répandue. Faux, écrit Annie-Rey Goldzeigueur. « Comment le PPA pouvait-il lancer une insurrection alors que ses rangs étaient éclaircis par les arrestations et que son leader était déporté en un lieu très lointain ? Quant aux AML, s’ils avaient décidé d’une action révolutionnaire, Ferhat Abbas et le docteur Saadane se seraient-ils laissés arrêter au gouvernement général, le 8 mai au matin », s’interroge l’éminente historienne.
Boubekeur Ait Benali
8 mai 2015