L’Algérie, depuis son indépendance, est soumise à cette sentence de Ferhat Abbas. Actuellement, les inégalités sont tous azimuts. Les émeutes sanglantes de ces derniers jours sont là pour prouver, si besoin est, que la disparité est criante entre la classe dirigeante et le reste de la population. Toutefois, bien que le bilan de ces dernières émeutes ne soit pas aussi lourd que celui d’octobre 1988, il n’en reste pas moins que la propagation des manifestations à l’échelle nationale, telle une trainée de poudre, exprime le marasme profond de la société. Ce qui provoque, de façon inéluctable, une dichotomie entre l’Algérie utile et l’Algérie profonde. Sinon, comment pourrait-on expliquer que 75% de la population a moins de 30 ans, alors que le pouvoir est entre les mains des septuagénaires. Ce faisant, cette lapalissade n’a pas échappé aux jeunes manifestants que la richesse est réservée à une catégorie bien déterminée. En tout cas, c’est ce que note Hocine Malti à juste titre: «Les jeunes Algériens ont bien compris que les richesses en hydrocarbures de leur pays ne leur appartiennent pas, ne servent pas à faire leur bonheur, que dis-je, ne permettent pas leur survie. Et ils ne rêvent que d’une chose: fuir vers l’étranger.» (2) Bien que le sol algérien y regorge des richesses inestimables, les Algériens vivent, cinquante après le recouvrement de l’indépendance, dans la mouise incommensurable.
1. La découverte du pétrole
Le pétrole algérien fut découvert en pleine période coloniale. En effet, il y a exactement 55 ans, les pétroliers français découvrirent le gisement d’Edjeleh, à la frontière orientale de l’Algérie avec la Libye. Cette découverte changea du coup entièrement la donne. Elle prolongea, par conséquent, la guerre d’Algérie de six longues années. Car les enjeux énergétiques furent primordiaux. En effet, selon les prévisions françaises, la métropole n’aurait eu à apporter que 60% de sa consommation énergétique en 1960, alors qu’elle était quasi-totale en 1956. Du coup, un homme fut désigné, Pierre Guillaumat en l’occurrence, pour prendre en charge cette question névralgique. Cité par Hocine Malti, Pierre Guillaumat aurait annoncé qu’ «il fallait tout faire pour garantir l’indépendance énergétique de la France. Alors, maintenant que le pétrole était là, et en abondance, on n’allait quand même pas perdre le Sahara! A défaut de garder l’Algérie française, il fallait faire en sorte que le pétrole le soit.» (4)
Cependant, cette politique énergétique fut défendue par tous les gouvernements de la quatrième et de la cinquième République. Par ailleurs, il faut signaler que cette question avait causé, de façon sous-jacente, la chute de la quatrième République et vacillé, à plusieurs reprises, la cinquième République. Mais, sur la question énergétique, tous les gouvernements furent d’accord sur la nécessité de séparer la partie sud de la partie nord de l’Algérie afin qu’ils puissent exploiter cette richesse. En effet, pour distinguer les territoires du Sud du reste de l’Algérie, le gouvernement Guy Mollet créa l’organisation commune des régions sahariennes (OCRS), en janvier 1957. Cependant, sous la cinquième République, de Gaulle fit du pétrole sa priorité primordiale. Pour ce faire, il fit adopter une loi spécifique à la gestion du pétrole algérien, connue sous la formule suivante: «Le code pétrolier saharien (CRS)». Pour Malti, la référence au pétrole ne fit aucune mention de l’Algérie mais plutôt des territoires du Sahara. D’ailleurs, la propension des autorités françaises de séparer les deux territoires ne fut jamais démentie. Pour l’auteur de » L’histoire secrète du pétrole algérien », «L’idée de faire du Sahara une plaque tournante au sein de l’union française et de l’ériger en tant qu’entité indépendante du reste de l’Algérie fut la ligne politique suivie par le gouvernement français jusqu’à ce 5 septembre 1961 [ soit cinq mois avant le cessez-le-feu], quand le général de Gaulle annonça, au cours d’une conférence de presse, pour la première fois et d’une manière officielle, que les départements sahariens des Oasis et de la Saoura faisaient partie intégrante de l’Algérie.»(5)
Toutefois, l’indépendance, obtenue au forceps, à l’issue d’une longue guerre de sept ans et demi, donna lieu à une immense espérance pour une population meurtrie. Les Algériens pensaient qu’en arrachant le pays à la colonisation, leur vie aurait été bien meilleure. Mais à peine la célébration de l’indépendance fut achevée, la course pour le pouvoir reprit de plus belle. La victoire, imposée par l’armée des frontières, revint au tandem Boumediene-Ben Bella. Ce dernier fut utilisé comme devanture qu’autre chose. A ce propos Hocine Malti note qu’«Au cours de l’été 1962, un homme à peine âgé de 30 ans, Houari Boumediene, colonel par le grade et chef d’État-major par la fonction, réussissait ainsi le premier coup d’État de l’Algérie indépendante. Ce faisant, il avait aussi inauguré le premier régime militaire à visage civil, un système que d’autres après lui amélioreront, jusqu’à en faire une dictature qui ne dit pas son nom prévalant encore dans l’Algérie des années 2000. Dés lors, le pétrole et le gaz, dont le pays est si riche, allaient grandement aider à consolider les pouvoirs qui s’y succéderont.» (6) Mais, en ce début des années soixante, beaucoup de contraintes pesèrent sur le régime algérien pour qu’il n’accède pas directement à ces richesses. Bien que les accords d’Evian aient prévu la dissolutions de l’OCRS, le nouvel organisme, l’OS(Organisme saharien), ne laissa pas le plein droit aux Algériens de jouir pleinement des hydrocarbures. Pour résumer simplement cette transition, on peut dire qu’il y avait eu un véritable transfert de souveraineté, mais sans que l’Algérie ait le pouvoir de gérer ses richesses terriennes. Par ailleurs, du côté algérien, Lamine Khène, ancien secrétaire général du GPRA, représenta les intérêts algériens au sein de l’organisme saharien. Ce dernier fut habilité à fixer la fiscalité inhérente à l’exploitation du pétrole. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle fut avantageuse à la France.
Cependant, les sommes d’argent engrangées furent suffisantes aux dirigeants pour s’imposer politiquement, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’extérieur. Selon Hocine Malti: «Son image de « leader du tiers monde » dans les années 1960 est devenue plus tard un paravent hypocrite pour ses propriétaires, les généraux à la tête de l’armée et de la police politique, la sécurité militaire: Ils ont utilisé en sous-main les milliards de dollars des hydrocarbures afin d’acheter le silence de grandes puissances mondiales sur leurs dérives antidémocratiques.» (7) Ainsi, il suffisait d’avoir une main basse sur ces richesses pour parvenir à brider la société. Peu à peu, le pétrole est devenu un enjeu de pouvoir et non pas une richesse pouvant garantir le bien être des Algériens.
2. La bataille pour le contrôle du pétrole
La bataille énergétique opposa d’abord les compagnies françaises au régime incarné par Boumediene-Ben Bella. Pour celles-là, elles continuèrent à fonctionner comme s’il n’y avait pas l’indépendance de l’Algérie. Et dés le départ, la tension fut très vive. La compagnie Trapal proposa, en vue de construire un troisième pipe, une participation algérienne ne dépassant pas les 20% du projet. Du coté algérien, les autorités misèrent sur une participation supérieure. De ce différend naquit, le 31 décembre 1963, la compagnie nationale, la Sonatrach (Société nationale de transport et de commercialisation des hydrocarbures). Or, au sommet, la stabilité ne fut pas au rendez-vous. En effet, Ben Bella voulut s’emparer des portefeuilles ministériels les plus sensibles. Voulut-il agir de la sorte pour contrer le clan de Boumediene (Le clan d’Oujda)? En tout cas, en ces premiers mois de l’année 1965, l’organisation de la conférence des pays du tiers monde allait le consacrer, s’il n’y avait pas eu d’embûches, le chef incontesté de l’Algérie. Selon Hocine Malti, «Alger la blanche doit abriter, au début de l’été, le sommet des pays non alignés… Ahmed Ben Bella a déjà revêtu son costume de star de ce nouveau Bandoeng, au cours du quel il va apparaître en compagnie de Gamal AbdelNasser, Josp Broz Tito, Fidel Castro, Kwane N’krumah et beaucoup d’autres leaders du tiers monde.» (8) Cette conférence n’a pas eu lieu. Et pour cause. Un coup d’État est dûment organisé par Boumediene en vue de déposer son rival. Du coup, une nouvelle période fut inaugurée en Algérie, à sa tête Houari Boumediene. Toutefois, au fil des années, la stature de Boumediene s’imposa à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et ce bien qu’il ait parvenu au pouvoir grâce un coup de force militaire. En tout cas, en cette année 1965, il fut tout bonnement prêt à assumer lui-même le pouvoir. De l’avis de Malti, «Il voulait supprimer le paravent qu’il avait lui-même mis en place trois ans auparavant, car Ben Bella menaçait les membres de son clan, le fameux « groupe d’Oujda » qui avait orchestré le coup d’État de l’été 1962.» (9)
Cependant, sur le plan énergétique , le moins que l’on puisse dire c’est que Boumediene eut beaucoup de chances. Négocié par celui qu’il avait déposé, Boumpediene signa le nouvel accord pétrolier le 29 juillet 1965. En effet, les autorités françaises commencèrent justement à lâcher du lest en associant l’Algérie à l’exploitation des hydrocarbures à hauteur de 50% des résultats. Cet accord stipulait que même les compagnies privées, telle que la CFP (Compagnie française des pétroles), ancêtre de Total, devaient se soumettre aux clauses du présent accord. Mais, pour Hocine Malti, «le fait de fixer dans un accord algéro-français les prix postés des trois terminaux par lesquels était évacué le pétrole produit, tous champs et toutes compagnies confondus, constituait non seulement un autre acte de co-souveraineté, mais équivalait à faire savoir aux compagnies non françaises que le Sahara demeurait une chasse gardée pour la France.» (10) Toutefois, si l’année 1966, les relations entre l’administration algérienne et les compagnies françaises se passaient sans anicroches, l’année suivante connut son premier pic de difficulté. A la volonté de l’administration algérienne d’augmenter l’exploitation du champ minier, la partie française insistait sur un programme concernant les gisements déjà existants. A ce propos, Hocine Malti écrit: «Au printemps 1967, le secteur pétrolier national algérien avait commencé à prendre forme. La Sonatrach était entrée dans sa quatrième année d’existence et avait enregistré ses premiers succès. Le baptême du feu des équipes entièrement algériennes, qui avaient démarré quelques mois auparavant les activités d’exploration et de production, s’était généralement bien déroulé.» (11) Cette expérience réussie incita le gouvernement de Boumediene à franchir un nouveau cap: la nationalisation de la distribution dés le mois de mai 1968. Du coup, à partir de cette année-là, il n’y eut que des stations services à l’enseigne de la Sonatrach, argue Hocine Malti. En revanche, la même année, le chef de l’État algérien mit en place les dispositions sur la gestion du commerce extérieur. Ce monopole créa beaucoup d’entraves à la compétition économique loyale. D’où l’avènement de la corruption, sous forme de commissions. En tout cas, cette mesure handicapa plusieurs entreprises, dont la Sonatrach. Pour Hocine Malti:«Elle [Sonatrach] ne sera d’ailleurs pas l’unique entreprise à souffrir de ces mesures: toute l’économie algérienne en paiera le coût.» (12) Le monopole sur le commerce extérieur fit du régime le seul détenteur de la richesse nationale. Depuis ce temps-là, la Sonatrach devint un enjeu économique et politique important. En effet, Boumediene, pendant les treize années de règne sans partage, orienta seul la politique énergétique du pays. Cette concentration de pouvoir amena le président du conseil à mener une politique parfois incompréhensible. En effet, selon Malti: «Durant les treize années de présence de Houari Boumediene à la tête de l’État algérien, plusieurs centaines de firmes américaines ont ainsi fait d’excellentes affaires en Algérie, alors même que les relations diplomatiques entre les deux pays ont été rompues durant plus de la moitié de la période.» (13)
Cependant, bien que la corruption ait fait son apparition à ce moment-là, force est de reconnaître que la pratique fut contenue. Car elle fut avant tout contrôlée par le régime. Ou plutôt tolérée. L’exemple de Messaoud Zeghar corrobore si besoin est l’existence de ce phénomène. Il se distingua notamment dans l’affaire Chemico. En tout cas, Zeghar fut connu pour être un proche de Boumediene. En revanche, bien qu’il ait été un dictateur, le nom de ce dernier ne fut pas associé à une quelconque affaire de détournement. Il fut même l’architecte d’une des grandes réalisations économiques du pays: la nationalisation des Hydrocarbures.
3. La reconquête de la souveraineté nationale
la négociation de l’accord d’Alger du 29 juillet 1965 fut prévue pour l’année 1969. En effet, les dispositions, notamment fiscales, n’auraient pas dû dépasser une période de quatre ans. Tout naturellement, le conseil de la révolution saisit le gouvernement français, dés le mois d’avril 1969, en vue de discuter sur le nouveau système fiscal. Pour la partie algérienne, celui-ci devait impérativement être aligné à celui de l’OPEP, en vigueur dans plusieurs pays. Toutefois, la réponse française ne vint qu’en juin 1970. Elle contint une proposition consistant à augmenter le prix de référence de l’ordre de 27 centimes de dollar le baril, alors que la partie algérienne en réclamait une augmentation de 57 centimes de dollar. Cet éloignement des deux positions conduisit inéluctablement à une situation inextricable. Et en campant sur sa position , le gouvernement français tablait sur l’usure. Il pensait que le retrait de la France impliquait le blocage de l’exploration. En tout cas, cette attitude vint de l’idée que le gouvernement algérien ne pouvait pas se passer des compagnies françaises. Selon le témoin direct de cet épisode, Hocine Malti, chaque partie voulut imposer sa vision. Il écrit alors: «C’est pourquoi, le 13 juin 1970, le gouvernement français décida de suspendre les négociations. La riposte algérienne vint un mois plus tard: le 20 juillet 1970, le ministre de l’Industrie et de l’Énergie adressa une circulaire aux compagnies pétrolières françaises les informant qu’elles devraient dorénavant payer leurs redevances et leurs impôts sur la base prix posté de 2,85 dollars le baril.» (14) Bien qu’aucun gouvernement n’ait voulu transiger sur sa ligne de principe, un autre round de négociation fut ouvert le mois d’octobre 1970. Les sessions se déroulèrent alternativement à Paris et à Alger. Mais les discussions traînèrent sans qu’aucune solution n’ait été trouvée. Ce qui incita Boumediene à déclarer, cinq mois plus tard, l’accord du 29 juillet 1965 obsolète. Dans le discours sur la nationalisation des hydrocarbures, Boumediene justifia ainsi sa politique: «L’accord du 29 juillet 1965 stipulait que seraient entamées, dés 1969, des négociations en vue de la révision du prix servant de base de calcul de l’impôt. Nous avons négocié sans cesse de 1969 à 1970. Nous avons acquis la certitude que les Français ne souhaitaient pas aboutir à une solution. Nous avons alors fixé un prix et informé qu’il serait à l’avenir de 2,85 dollars le baril et non de 2,08.»(15) A la fin de son discours, Boumediene annonça plusieurs décisions. La principale concernait la participation algérienne à hauteur de 51%, et ce dans toutes les sociétés françaises exerçant en Algérie. Ensuite, il annonça la nationalisation intégrale de tous les gisements de gaz. Enfin, il s’engagea à nationaliser le transport terrestre de toutes les canalisations se trouvant sur le sol national.
En revanche, ces décisions ne furent pas l’objet d’une éventuelle concertation, à en croire Hocine Malti. Surtout, ces annonces furent arrêtées sans que la Sonatrach ait eu le temps de créer le réseau de clients. Pour Hocine Malti: «A Alger, personne n’avait été informé par avance de la décision que venait d’annoncer Houari Boumediene. Nous étions dans le noir le plus complet. Dans l’attente du retour du ministre de l’énergie [ qui se trouva ce jour-là à Tripoli], nous avons néanmoins tenu, le 24 février au soir, une première séance de travail.»(16) Bien que la nationalisation ait été l’une des plus grandes œuvres de Boumediene, l’auteur du livre «L’histoire secrète du pétrole algérien» révèle qu’aucun des appareils de l’État ( Les ministères des Finances, de la Justice et des commerces, les services de douanes, les services de sécurité, les banques) ne fut mis au courant. A vrai dire, Boumediene avait arbitré, seul, entre deux stratégies au sein du gouvernement. La première fut défendue par Belaid Abdesselam consistant à nationaliser, une à une, toutes les sociétés françaises à hauteur de 51%. La seconde fut défendue par Abdelaziz Bouteflika consistant à nationaliser l’ensemble des intérêts français à hauteur de 51%. Dans la seconde proposition, il pouvait y avoir certes une participation algérienne mais sans détenir la majorité des parts. Le choix de Boumediene fut porté sur la première proposition.
Cependant, le tournant de cette affaire survint le 20 avril 1971. Ce jour-là, le premier ministre français, Jacques Chaban Delma, reconnut les droits souverains de l’Algérie et accepta la nationalisation dans le secteur des hydrocarbures. Mais derrière cette acceptation, le premier ministre engagea des mesures de rétorsions. La première mesure fut de diminuer le flux migratoire dont l’Algérie était l’une des exportatrices de main-d’œuvre. Sur un autre niveau, la diplomatie française déploya ses efforts en vue de dissuader certains pays de s’approvisionner du marché algérien des hydrocarbures et notamment du gaz. Finalement, de cette nationalisation, les vainqueurs furent incontestablement les États-Unis. En quelques temps, plusieurs firmes firent leur apparition sur le sol du sud algérien. Toutefois, cette stabilité politique, sous la dictature, ne dura que quelques années. Et une autre période ne tarda pas à laisser place à une anarchie indescriptible.
4) La période d’inactivité
La disparition de Boumediene, le 27 décembre 1978, à l’âge de 46 ans, dont treize années passées au pouvoir, suscita un appétit de pouvoir. Le jour de l’enterrement, l’oraison funèbre fut lue par celui qui se considérait comme son successeur naturel, Abdelaziz Bouteflika. D’ailleurs, il ne cacha pas sa volonté de lui succéder. Le second prétendant ne fut autre que Mohamed Salah Yahiaoui, coordinateur du FLN. Mais dans les systèmes totalitaires, la course pour le pouvoir se déroule en dehors des organismes officiels. En effet, le chef de la sécurité militaire, Kasdi Merbah, centre du pouvoir réel en Algérie, décida d’organiser, à sa façon, la succession. Voici la description que fait Malti à ce propos: «Encore fallait-il, dans ce cas là, que le titulaire du poste qui allait être choisi fût facile à manœuvrer et qu’il puisse être délogé sans difficulté. Or, ni Bouteflika ni Yahiaoui ne correspondaient à ce critère. Le seul candidat potentiel qui semblait répondre à ce portrait robot était le colonel Chadli Benjedjid, chef de la 2eme région militaire depuis 1964.» (17) Pour y parvenir à ses fins, Kasdi Merbah avait désigné, lors de la longue agonie de Boumediene en novembre 1978, Chadli comme coordinateur de l’armée, poste équivalent à ce moment-là à l’intérim du ministère de la Défense. Il justifia son choix en invoquant l’ancienneté de Chadli dans les rangs de l’armée. Ce fut le officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Ce choix fut entériné en janvier 1979 par le congrès du parti. Ce dernier choisit alors l’officier le plus ancien comme seul candidat aux élections présidentielles du 7 février 1979. Avec l’appui de toute l’administration, Chadli obtint aux élections un score de 94% de suffrages, le consacrant président de la République. De ce choix irrationnel, Malti écrit: «Aux Tagarins[nom du quartier où est situé le ministère de la Défense], on savait parfaitement qu’il[Chadli] n’était pas esclave du travail et, par conséquent, on exigeait pas beaucoup de lui…De fait, ce sont ses assistants et collaborateurs qui le suppléaient dans l’accomplissement des tâches relevant de sa responsabilité à la tête de la 2eme région militaire. Parmi ces derniers, deux personnages qui joueront des rôles vitaux dans l’Algérie des années 1980, 1990 et 2000: le capitaine Larbi Belkheir, que l’on vit à l’œuvre dés le début et le lieutenant Mohamed Médiène dit «Tewfik», qui apparaitra plus tard.» (18) En effet, les nouveaux conseillers ne tardèrent pas à s’illustrer. En janvier 1980, Chadli créa la cour des comptes. Sa première victime fut l’ancien ministre des Affaires étrangères sous Boumediene. Du coup, Bouteflika décida de s’enfuir à l’étranger. Six mois plus tard, Chadli obtint le départ de Mohamed Salah yahiaoui et son remplacement par Mohamed Chérif Messaadia. Le 15 juillet de la même année, Kasdi Merbah perdit le contrôle de la sécurité militaire. Il fut remplacé par son adjoint Nourredine Yazid Zerhouni. L’ancien responsable de la Sonatrach sous Boumediene, Sid Ahmed Ghozali, fut limogé du ministère de l’hydraulique. Il fut exclu du FLN en décembre 1980. La nouvelle équipe dirigeante parvint ainsi à éloigner les prétendants à la succession. Mais plus spécialement, Chadli et ses conseillers décidèrent de refermer la page de l’époque Boumediene. En effet, selon Malti, «En nommant un premier ministre, il a voulu donner l’impression d’instaurer une plus grande collégialité au sein du pouvoir, le président ne monopolisant plus toutes les fonctions. Mais, plus qu’une option politique, cette décision reflétait plutôt l’incompétence et le caractère indolent de Chadli, qui avait tendance à confier à d’autres les responsabilités qu’il rechignait à assumer.»(19) En tout cas, la rupture avec la période de Boumediene fut totale. Bien que la politique industrielle sous Boumediene n’ait pas atteint ses objectifs, la nouvelle ère fut caractérisée par l’absence de toute politique d’investissement. Le marché national ne tourna que grâce aux importations. Par conséquent, un plan anti-pénurie fut lancé en 1981. Confirmé en 1983, lors du 5eme congrès du FLN, ce plan fut placé sous le slogan «Pour une vie meilleure.» Or, ces plans ne pouvaient être lancés sans une conjoncture favorable: l’envolée des cours des hydrocarbures. Selon Malti: «Ces bouleversements à répétition du marché pétrolier avait fait passer le prix officiel du pétrole saharien à 30 dollars le baril à la fin de 1979, puis à 42 dollars à la fin de 1980. Sachant que, au moment de l’accession de Chadli au pouvoir, il oscillait entre 13 et 14 dollars, les revenus de l’Algérie avaient donc triplé en l’espace de deux années.»(20)
Cependant, cette période faste connut vite le temps de désenchantement lorsque les prix des hydrocarbures baissèrent. En juillet 1986, ils atteignirent 10 dollars le baril. Cette baisse des ressources impliqua la baisse des importations. D’ailleurs, les dirigeants pouvaient-ils en faire autrement? L’abondance du début des années 1980 devint pour les Algériens un souvenir lointain. Cette dégringolade des conditions de vie connut son apogée en 1988. Le pays fut à ce moment-là en situation de cessation de paiement. Ainsi, sans une politique d’investissement ni de politique d’épargne, le pays s’en allait à vau-l’eau. Quelles furent les raisons de ce laxisme? Hocine Malti cite quatre principales raisons: «La conjugaison de ces quatre éléments (dégringolade des prix du pétrole, augmentation exponentielle des dépenses, remboursement de crédits bancaires lourds et absence de tout nouvel investissement productif) fera que l’Algérie mangera son pain blanc en quelques années.»(21) Du coup, la fin de la redistribution sonna le glas du régime en octobre 1988. Cependant, bien que le congrès du FLN ait présenté la seule candidature de Chadli aux élections présidentielles de décembre 1988, la nouvelle situation du pays incita les militaires à exiger son départ avant le terme de son mandat. En effet, avec la perspective de la victoire du FIS, due principalement au rejet de la classe dirigeante, les militaires investirent les principaux centres du pouvoir. Par conséquent, et sans exception, les présidents ultérieurs acceptèrent peu ou prou cette domination.
5) La revanche de Bouteflika
La compétition électorale, en Algérie, fut faussée depuis le coup d’État de janvier 1992. En effet, le pays a sombré dans une guerre civile ayant causé la mort de prés de 200000 Algériens. Aujourd’hui, avec un bilan aussi dramatique, il est difficile de croire une velléité des militaires de sauver la démocratie. Selon Hocine Malti: «A la différence de Boumediene lors du coup d’État du 19 juin 1965, les protagonistes de celui du 11 janvier 1992 n’étaient en effet aucunement disposés à en assumer publiquement la responsabilité et encore moins à en endosser les tragiques conséquences. Car leur action était principalement motivée par leur rapacité, effrayés qu’ils étaient par la perspective d’être privés de leurs fortunes par les leaders islamistes promus par les urnes.»(22)
Cependant, plusieurs personnalités furent alors appelées à assumer des responsabilités suprêmes. Abdelaziz Bouteflika fut contacté à deux reprises. La première fois en 1994 et la seconde fois en 1999. En 1999, ce fut Larbi Belkheir qui se chargea de la mission de convaincre Bouteflika. Bien que les discussions aient trainé, les deux hommes arrivèrent à s’entendre sur plusieurs points. Pour Hocine Malti: «Il[Bouteflika] s’engagea même à reprendre à son compte, dés son élection, l’accord passé par le DRS avec l’AIS et de le faire approuver par référendum. L’amnistie ainsi accordée aux combattants islamistes et l’absolution des crimes qu’ils avaient commis serait dés lors attribuées à la volonté populaire.»(23) Cependant, depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, les prix des hydrocarbures, et ce jusqu’à nos jours, connaissent une hausse vertigineuse. Hélas! Concomitamment à ces hausses des hydrocarbures, la corruption s’est propagée dans la même proportion. Et le secteur qui en souffre le plus est incontestablement celui des hydrocarbures. Ce secteur connait une privatisation sans vergogne sous l’ère Bouteflika. En effet, le premier projet d’assistance avec la Banque mondiale fut contracté le 3 mars 2001 par Chekib Khalil, ministre de l’Énergie et des Mines. Ce processus connut une célérité d’exécution incroyable. En septembre 2002, un projet de loi prévoyait «que toute entreprise pétrolière disposant des moyens techniques et financiers requis pourrait engager des travaux de recherche et d’exploitation, dans le cadre d’un contrat à passer avec une agence gouvernementale qui serait créée à cet effet sous la tutelle du ministère de l’Énergie et des Mines, l’agence nationale pour la valorisation des ressources en Hydrocarbures.» Cette disposition remplaçait, écrit Hocine Malti, celle en vigueur jusque-là, selon laquelle la participation de la Sonatrach en pareil cas ne pouvait être inférieure à 51%. Cette disposition remettait en cause de façon simpliste la souveraineté de l’État algérien sur ses richesses du sous-sol. Mais la contestation, ayant provoqué une tempête politico-sociale, retarda l’adoption de la loi. Le premier ministre de l’époque, Ali Benflis, manifesta sa désapprobation en retardant l’examen de la loi par le parlement. Toutefois, à une année et demi des élections présidentielles, Abdelaziz Bouteflika décida de geler la loi. Cependant, le président réélu ne mit pas beaucoup de temps avant de ressortir le projet. Cette fois-ci, le parlement fut saisi en avril 2005. La loi a été adoptée sans difficulté. Mais, à l’étranger, elle souleva une indignation des pays producteurs du pétrole. Lors des différentes réunions de l’OPEP, quelques membres ne se gênèrent pas à traiter l’Algérie d’être un pays à la solde des États-Unis. Le dénouement fut difficile à réaliser. Selon Hocine Malti: «Cette situation dura encore une quinzaine de mois, avant qu’il[Bouteflika] ne décide en juillet 2006 de supprimer du texte de loi tous les articles controversés, ceux qui restauraient le régime de concession. L’Algérie et l’OPEP devaient une fière chandelle au président vénézuélien Hugo Chavez… Il avait réussi, lors d’une visite à Alger spécialement programmée à cet effet en mai 2006, à convaincre son homologue algérien de changer d’avis, compte tenu de l’immense dommage que son initiative causerait à tous les pays producteurs du pétrole.»(24)
Par ailleurs, sur la question de la corruption, depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, le pays se trouve submergé jusqu’au cou. L’accumulation des scandales est la preuve irréfutable de la propagation du phénomène. Elle a même gangrené littéralement la société. On peut citer, pour exemple, l’affaire BRC, l’affaire de l’autoroute Est-Ouest, le scandale de la Sonatrach, etc. Le drame qui s’ajoute à ces scandale est surement la passivité de la justice. Combien d’affaires ont été portées à la connaissance du public sans qu’aucun haut responsable ne réponde de la dérive de son secteur, s’interroge Hocine Malti. Même quand le ministre des Finances ou le secrétaire général de l’UGTA ont reconnu devant le tribunal avoir participé au scandale du groupe Khalifa, les juges en charge de l’affaire ont fait la sourde oreille, étaie sa thèse l’auteur de «L’histoire secrète du pétrole algérien». Du coup, avec la politique des dernières années, la Sonatrach est plus que fragilisée. L’affaire ébruitée en janvier 2010 montre que la corruption touche toutes les structures de l’entreprise qui finance 98% des importations. Sa maladie se situe au niveau de l’absence de toute politique de transparence au sein de l’entreprise. Mais cette transparence devrait impérativement être extrapolée à tous les secteurs de la société.
Aujourd’hui, les Algériens ne connaissent rien de la situation financière de leur pays. En effet, bien que le baril du pétrole ait atteint parfois des soumets, jusqu’à 150 dollars, la loi de finance est établie à la base d’un baril à 19 dollars. Et le reste échappe à tout contrôle, soit 85% des recettes.
En guise de conclusion, «La maladie hollandaise» fut apparue en Algérie dés les premières années de l’indépendance. En effet, l’irruption de cette richesse a nui considérablement à la compétitivité économique nationale. Bien qu’elle ait pu apporter des périodes d’apaisement, la richesse du sous-sol a causé également des malheurs au peuple algérien. Le point de vue de Ferhat Abbas est à ce titre plus que capital. Il écrit dans «L’indépendance confisquée»: «Certains penseront peut être que Ben Bella comme Boumediene étaient mus par la recherche du bien public et la volonté d’apporter un changement à l’Algérie. Mais en réalité ils n’ont fait, l’un et l’autre, que du paternalisme à bon marché, en s’appuyant sur une «mafia» de «petits copains» prêts à se servir plutôt qu’à servir. Sous leurs régimes, le slogan «Par le peuple et pour le peuple» est devenu selon l’expression employée par Harbi, «Par nous et pour nous.»(25) En effet, dans les années 1960, le régime avait fait de cette richesse un moyen de soigner son image à l’extérieur. Du coup, cette politique de façade entrava considérablement l’épanouissement du pays. Le coup d’État de 19 juin 1965 ferma toute brèche démocratique. Pendant treize années de Boumediene, le régime n’hésita pas à se débarrasser par tous les moyens de ses opposants. Mais, avec la mort de Boumpediene, le pays alla de Charybde en Scylla. Choisi pour son caractère inoffensif, Chadli plongea le pays dans une période noire. Selon Hocine Malti, «Si Chadli Bendjedid avait mis autant d’ardeur à accomplir les tâches relevant de sa fonction de président de la République qu’il en a consacré à se débarrasser de ses opposants, la destinée ultérieure de l’Algérie aurait probablement été meilleure.»(26) Cependant, cela profita surtout aux affairistes. Et la corruption atteignit sous Chadli des proportions alarmantes. Elle a trouvé sa vitesse de croisière dans le commerce extérieure. Ce phénomène s’est exacerbé sous Bouteflika pour atteindre des proportions inédites, selon Hocine Malti. Pour autant, le peuple doit-il baisser les bras. Ceci est une forme de pessimisme à bannir du langage. Car l’espoir doit demeurer intact. Car le jour où ce peuple arrivera à exiger des comptes, le pays réussira le décollage digne des grandes nations.
Boubekeur Ait Benali
25 janvier 2011
Notes de renvoi :
1) et 25) Ferhat Abbas, «L’indépendance confisquée», pages 67 et 20;
2) à 26) Hocine Malti, «Histoire secrète du pétrole algérien», pages 12, 19, 22, 33, 10, 57, 58, 70, 97, 105, 136, 151, 158, 160, 250, 151, 262, 265, 266, 293, 15, 318, 266.