Après l’échec du congrès de Tripoli, qui s’est tenu fin mai-début juin 1962, les dirigeants s’engagent, selon les affinités pour les uns et le rejet du coup de force pour les autres, dans un groupe. Deux hommes se distinguent alors par leur esprit de clairvoyance et de responsabilité, Saad Dahlab et Hocine Ait Ahmed. Si le premier se retire de la politique après avoir réalisé un magnifique travail lors des négociations avec la France, le second se retire des organismes dirigeants, mais il ne rend pas le tablier. Dans une interview télévisée, reprise par le journal Le Monde le 27 juillet 1962, Hocine Ait Ahmed exhorte les dirigeants de la révolution à faire preuve de responsabilité en mettant fin à la lutte fratricide pour le pouvoir. Car, bien que le peuple algérien soit exténué par les sept ans de guerre, d’après Hocine Ait Ahmed, la tendance générale penche plutôt pour le respect de la légalité. Et celle-ci ne peut être effective, selon lui, que lorsque les dirigeants se soumettent à la volonté populaire. « En définitive, la solution doit résider dans un recours au verdict du peuple. Provisoirement, le peuple s’est prononcé, et c’est lui qui a raison, pour le départ de tous les dirigeants », déclare-t-il le 25 juillet 1962.
Quoi qu’il en soit, à partir du moment où les dirigeants n’arrivent pas à s’entendre, aucun clan ne peut prétendre représenter, à lui tout seul, l’intérêt national. Et même s’ils sont unis, les dirigeants devront remettre les rênes du pouvoir au peuple. En 1954, il n’était nullement question de supplanter l’autorité coloniale par une autre. Au contraire, pour les allumeurs de la mèche, il s’agissait de rompre définitivement avec les méthodes qui allaient jusqu’à renier l’existence du peuple algérien. La privation des libertés est condamnable, et ce, qu’elle vienne des étrangers ou des nationaux. Cette course au pouvoir n’aurait pas dû avoir lieu, dans la mesure où le GPRA, l’instance légitime de la révolution, ne compte pas s’emparer du pouvoir après l’indépendance. Par conséquent, sans les appétits de pouvoir de l’EMG (état-major général), dirigé pour rappel par Boumediene, la mission du GPRA devrait se terminer après l’élection de l’Assemblée constituante.
À partir de là, le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale formera son gouvernement. À la même occasion, le gouvernement provisoire procèdera, dans les meilleures conditions, à la passation de pouvoir. Or, en juin 1962, après l’échec du congrès de Tripoli, deux groupes sont en concurrence. Qui sont-ils ? Il s’agit du groupe de Tlemcen, regroupant les partisans de Ben Bella et de Boumediene, et du groupe de Tizi Ouzou, regroupant les partisans de Krim Belkacem et de Mohammed Boudiaf. Dans cette course, et dès lors que l’affrontement est envisagé, la victoire d’un groupe impliquera l’élimination de l’autre groupe. C’est justement à ce combat que Hocine Ait Ahmed ne veut pas s’associer. Pour lui, tout en restant fidèle aux objectifs de la révolution, il est hors de question de cautionner une démarche n’aboutissant pas à la restitution du pouvoir au peuple. La création du comité de liaison et de défense de la révolution (CLDR), le 27 juillet 1962, ne change pas grand-chose à la donne. Bien que les mauvaises langues reprochent plus tard à Hocine Ait Ahmed de ne pas les rejoindre, force est d’admettre que la durée de vie de ce comité est très courte pour pouvoir en juger. En plus, ce comité est né le même jour où Hocine Ait Ahmed annonce son retrait des organismes dirigeants de la révolution algérienne.
Pour revenir au CLDR, force est de reconnaitre que celui-ci est dissous par ces initiateurs après seulement cinq jours d’existence, suite à la conclusion d’un accord avec le groupe de Tlemcen. Aux termes de cet accord du 2 aout 1962, Mohamed Boudiaf intègre le bureau politique aux côtés de Mohamed Khider, Rabah Bitat, Mohamedi Said, Hadj Ben Alla. Malgré la bonne foi de Mohamed Boudiaf, le groupe de Tlemcen persévère dans sa logique. Isolé, Mohamed Boudiaf démissionne le 26 aout 1962. Désormais, seuls les deux hommes forts du moment, Ben Bella et Boumediene, sont aux commandes. Toutefois, bien que le coup de force permette à ces derniers de contrôler tout le pouvoir, il n’en reste pas moins qu’il règne tout de même un simulacre de légalité. Ainsi, en dépit de l’invalidation des candidatures de plusieurs dirigeants du GPRA à l’Assemblée constituante, la plupart des figures de proue du mouvement national sont élues. Hélas, malgré la concentration des pouvoirs, rien ne semble calmer les ardeurs du duo Ben Bella-Boumediene. Bien qu’il dispose de la majorité écrasante à l’Assemblée nationale, le pouvoir exécutif élabore le texte fondamental du pays en dehors de l’hémicycle. Ce coup de force est suivi illico par la démission de plusieurs députés, dont Hocine Ait Ahmed.
Cependant, parmi les initiatives visant à contrer le pouvoir exécutif, certains démissionnaires envisagent la chute du régime en recourant au combat armé. Ainsi, la création de l’union pour la défense de la révolution socialiste (UDRS) a pour but de prendre Alger par la force. Dirigée par Krim Belkacem et plusieurs anciens militants de la fédération de France du FLN, l’UDRS compte imposer le terrain des opérations, en l’occurrence Alger. Hélas, entre la théorie et la pratique, il y a des facteurs qui échappent au contrôle. Sans vouloir minimiser le prestige des initiateurs de ce projet, la disparité des moyens fait plutôt pencher la balance du côté du duo Ben Bella-Boumediene. Mis au courant par ce qui se trame, Hocine Ait Ahmed anime une conférence à Michelet le 10 juillet 1963. « Dans le but d’éviter des affrontements monstrueux, j’ai décidé de mener une lutte ouverte contre le régime socialo-mystificateur soutenu par des contre-révolutionnaires de tout poil. Cette opposition publique est aujourd’hui le seul moyen de désamorcer une situation rendue explosive par l’enlèvement du frère Boudiaf et de frères de combat, par l’incapacité de l’Assemblée nationale constituante à bloquer la totalitarisation du système », avertit-il.
De toute évidence, l’intervention de Hocine Ait Ahmed évite à la Kabylie le pire. D’ailleurs, sa crainte se vérifie dans peu de temps. Bien que son opposition au régime soit pacifique, le régime mobilise, quatre jours après la création du FFS, toutes ses forces en vue de réduire à néant ce mouvement. Et le moins que l’on puisse dire encore, c’est que le duo Ben Bella-Boumediene donne tort aux initiateurs de l’UDRS tablant sur le choix du lieu des opérations. Ainsi, au début d’octobre, l’ANP occupe toute la Kabylie. Dans la foulée, les initiateurs de l’UDRS, notamment Ali Yahia Abdenour, abandonnent le combat et rejoignent le régime. D’où le caractère injuste des attaques de ce dernier, il y a quelques jours dans la presse nationale, à l’encontre de maitre Bouchachi. Tout compte fait, bien que le FFS ait payé un lourd tribut pour avoir résisté aux attaques de l’armée dirigée par Boumediene, le bilan aurait été encore plus lourd si le projet de l’UDRS avait été mis en place.
En somme, il va de soi que les positions politiques d’un homme peuvent être critiquées. À ce titre, les choix Hocine Ait Ahmed sont critiquables. À la limite, on peut même ne pas croire aux idéaux qu’il défend. Mais, on ne peut pas douter de sa sincérité. Ainsi, durant les soixante-dix ans de militantisme, son action s’est inscrite et s’inscrit toujours dans l’intérêt national. « Il est impossible de citer en quelques lignes les hauts faits d’armes d’un homme pas comme les autres. Celui à qui l’histoire a toujours donné raison après des années de dénigrement et parfois d’attaques frontales qui s’apparenteraient à de la haute trahison », écrit un journaliste lui rendant hommage pour son action. Mais, à chaque fois que la vérité jaillit, le temps finit par lui donner raison.
Boubekeur Ait Benali
10 juillet 2013