Entretien avec François Burgat, directeur de l’Institut français du Proche-Orient et chercheur à l’Iremam
Mobilisation, coup d’Etat, agressions et violences multiformes. Depuis une semaine, les Egyptiens vivent au rythme d’une seconde révolte qui risque de faire sombrer le pays dans le chaos dans la mesure où plusieurs forces importantes s’affrontent. Où va l’Egypte ? François Burgat – qui consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le Monde arabe – a bien voulu ’analyser pour nous les répercussions sur la transition politique dans ce pays de la décision de l’armée d’écarter Mohamed Morsi du pouvoir.
– Quel bilan faites-vous de l’année passée par Morsi au pouvoir ? Sa mise à l’écart est-elle justifiée ?
Le gouvernement Morsi est le premier à avoir pris le risque d’assumer la «mission impossible» de gérer les attentes de la société égyptienne au lendemain de plusieurs décennies d’autoritarisme. Il a été chassé du pouvoir par une conjonction d’acteurs aux attentes et aux motivations variées auxquelles un mécontentement populaire, aussi manifeste qu’il était inévitable, a donné une apparente unité et un semblant de légitimité. Pour autant, le bilan de Morsi ne recèle pas une dérive si caractérisée qu’elle aurait justifié la façon dont l’armée – et ceux qui lui ont, consciemment ou non, préparé le terrain – a mis un terme à son mandat et au processus de transition démocratique. L’épreuve de force contre un pouvoir judiciaire intrinsèquement lié à l’ancien régime était sans doute incontournable. En revanche, l’adoption de la Constitution aurait dû être le moment fondateur de l’opposition et le socle de la cohabitation entre ses deux principales tendances. Il aurait donc été préférable qu’elle se fasse dans une atmosphère plus consensuelle, fut-ce au prix de concessions plus importantes des Frères, qui ont à cette occasion donné plus à leur «droite» salafiste qu’à leur gauche «laïque».
– En décodé, cela veut dire quoi ?
Si faute il y a, elle est donc cette relative incapacité de Morsi à unifier les rangs des révolutionnaires en se rendant crédible non seulement auprès des salafistes mais aussi auprès de l’opposition non islamiste, afin que l’opposition puisse présenter un front uni au véritable ennemi commun de la révolution que l’armée aurait dû demeurer. L’incapacité de Morsi à se rendre acceptable par une partie au moins de l’opposition laïque n’est peut-être pas étrangère à une certaine intolérance de ces «libéraux». Mais elle est également la marque d’une forme d’enfermement qui pourrait bien indiquer la principale limite de l’arrivée au pouvoir des Frères égyptiens. Il semblerait en fait qu’ils aient bel et bien tenté l’ouverture qui devait leur permettre d’élargir leur base, et proposé pour ce faire des postes de responsabilité à des personnalités laïques, mais sans succès. C’est sans doute là que se trouve le cœur du processus qui a conduit à leur échec en faisant d’eux une proie facile pour la grande manœuvre de l’armée. Mais cet échec n’est pas seulement celui des Frères. Il est plus globalement un échec des révolutionnaires dans leur ensemble.
– Justement, cela excuse-t-il la décision de l’armée de mettre un terme au mandat de Morsi ?
Non, bien sûr, rien, absolument rien n’excuse l’interruption du processus démocratique. L’ampleur du mécontentement populaire qui a servi de justification sera peut-être revue à la baisse par les historiens, dès lors qu’ils examineront prudemment les chiffres collectés par des appareils d’Etat et publiés par une presse restée très largement dans les mains de l’armée. Dans tous les cas, le fait que la première élection démocratique de la région prenne fin par un hold-up de l’armée n’est pas une preuve de maturité des acteurs de ce triste épisode. Le corps politique égyptien, au sortir d’une longue phase de «désinstitutionnalisation» et de répression, a peut-être quelques excuses. La classe politique occidentale – qui, dans les faits, se rend complice de la manipulation – ne peut pas en dire autant. En s’empressant de «prendre acte» du coup d’Etat armé contre un de ces «mauvais» verdicts des urnes dont ils avaient mis, en Palestine notamment, des semaines ou des mois à s’accommoder, l’UE et les Etats-Unis ont tristement renoué avec leurs vieux démons. Et ils se sont lamentablement privés d’une chance historique de démontrer aux citoyens de toute une région du monde la portée véritablement universelle des principes qu’ils ont si longtemps prétendu, souvent avec une certaine arrogance, vouloir leur imposer.
– Quels sont les risques qui pèsent sur l’Egypte aujourd’hui ? La fracture entre pro et anti-Morsi risque-t-elle de s’élargir ?
Bien évidemment l’image d’un régime qui a failli et coupé de son peuple qu’ont tenté d’imposer l’opposition et l’armée n’est pas vraiment réaliste. Il y a donc bien deux Egyptes qui s’affrontent depuis quelques jours, ou plutôt trois. Le nombre des partisans de Morsi étant loin d’être aussi faible que l’armée a tenté de le faire croire au monde, ceux-ci continuent à constituer un camp tout à fait incontournable. Les «anti-Morsi» ne sauraient être identifiés pour autant à un seul camp, suffisamment homogène pour être fonctionnel dès lors qu’il leur faudra faire mieux que celui qu’ils ont destitué. Ils regroupent en effet des forces très disparates puisque, pour aller à l’essentiel, les «foulouls» de l’ancien régime, encore solidement présents au sein des secteurs-clefs de l’Etat (aussi bien dans la Justice qu’au ministère de l’Intérieur et bien sûr dans l’armée) y côtoient une des deux parties des forces révolutionnaires qui les ont poussés vers la sortie. Le décryptage de l’image donnée par la place Tahrir «n°2» révèle bien le caractère disparate du camp de ceux qui étaient venus sincèrement «approfondir la révolution», et manifestaient aux côtés (et/ou «sous les hélicoptères») de ceux qui s’y étaient (ou y avaient été) rassemblés avec un objectif, contre-révolutionnaire, radicalement opposé. Le rassemblement de Tahrir 2 a manifestement battu le record de fréquentation des lieux. Il a également battu celui des agressions sexuelles commises par certains des manifestants. Et ils étaient survolés par des hélicoptères de l’armée qui ne parvenaient pas à se cacher derrière les emblèmes nationaux qu’ils déployaient.
– Quelles conséquences pour la suite de la transition ?
Ce brutal «come-back» des tenants de l’option autoritariste et la caution que leur apporte de facto le camp des «libéraux» va malheureusement contribuer à nourrir la tragique «binarisation» des esprits et du champ politique que la transition démocratique avait précisément pour vocation de résorber. Il aura bien sûr, en toute logique, un impact très négatif sur la mentalité de ceux qui ont été exclus du pouvoir par leurs pires ennemis, de surcroît sous les vivats d’une partie de la population et les applaudissements à peine feutrés de la «communauté internationale». Il ne facilitera pas la poursuite de cette alchimie absolument essentielle qui aurait dû rapprocher, selon la formule heureuse de Moncef Marzouki, «ces islamistes modérés et ces laïcs modérés» qui ont, pour le président tunisien (et beaucoup d’autres), vocation à gouverner le Monde arabe au sortir de son long hiver autoritariste. Cette réaction ne sera pas nécessairement monolithique.
Le choix surprenant des dirigeants du parti salafiste Al Nour de faire primer les exigences de leur rivalité avec les Frères sur celles de leur identité d’opposants a déjà commencé à générer des divisions au sein de leur base comme chez leurs dirigeants. Le cheikh d’Al Azhar a spectaculairement désavoué les militaires. Le camp islamiste dans son ensemble verra bien évidemment, dans le tour de passe-passe des militaires surfant un mécontentement populaire qu’ils avaient largement contribué à nourrir, la énième preuve de la duplicité de ses adversaires «laïques» arabes ou occidentaux et, pour certains, de l’inanité de la voie légaliste vers le pouvoir. Pour ceux-là, y compris au sein des Frères, la destitution du président légalement élu aura valeur de «preuve» de l’erreur commise par tous ceux qui ont soutenu cette option pacifiste depuis tant d’années et qui, pour récompense de leur scrupuleux légalisme, passent aujourd’hui de la case pouvoir à la case prison.
– Sur quoi tout cela risque-t-il donc de déboucher ?
Un peu partout, l’option radicale de la militarisation, un temps «démonétisée» par les premiers acquis de la dynamique printanière, regagnera donc en crédibilité. Le camp des radicaux djihadistes a déjà annoncé sans surprise la création «d’une nouvelle organisation Al Qaîda», «de nouveaux talibans» et la vocation de nombreux candidats aux attentats-suicide. D’autres membres du courant islamiste, notamment mais pas seulement en Tunisie, feront probablement une appréciation plus fine des conditions qui ont permis au piège de se refermer sur les Frères égyptiens. Ils s’efforceront sans doute d’identifier tout ce qui peut être réalistement attribué à des erreurs tactiques, de gestion et de communication de leur part, qu’ils tenteront de ne pas commettre ou de ne pas aggraver. Ils observeront bien sûr attentivement les stratégies et les méthodes, pour l’heure en partie au moins encore imprévisibles, que vont employer les militaires pour rétablir et protéger leurs privilèges. La plupart des acteurs, et espérons-le, des observateurs garderont en tout état de cause à l’esprit que l’histoire des révolutions, pas plus en terre arabe qu’ailleurs, ne s’écrit en un an. Et que la page que viennent d’écrire aujourd’hui les militaires égyptiens avec l’aide de leurs «prétextes» locaux et l’approbation de leurs soutiens internationaux, comme l’avaient d’ailleurs fait les militaires turcs avant eux, n’est manifestement pas la dernière.
Propos recueillis par Sihem Leila Gadi
El Watan, 10 juillet 2013
http://www.elwatan.com/international/l-option-radicale-de-la-militarisation-risque-de-regagner-en-credibilite-en-egypte-10-07-2013-220565_112.php