Les historiens et les « médecins » de la civilisation, depuis Ibn Khaldûn (m. 1406), le père maghrébin de la sociologie jusqu’à l’historien anglais A. Toynbee (m. 1975), en passant par O. Spengler (m. 1936), ont montré que le destin de toute société ayant l’ambition de la civilisation, comprend généralement une phase originelle « mythique », de catalyse, de vouloir ou de foi. Lui succède une phase rationnelle (ou de pouvoir) où les hommes connaissent la civilisation, et goûtent les fruits de l’effort de leurs prédécesseurs. Puis enfin une troisième phase, dite de l’instinct, où la société montre des signes de fatigue et ressent le besoin de retrouver ses origines, les conditions simples qui avaient présidé à sa naissance des siècles plus tôt. La deuxième phase sert à désigner, par synecdoque, la civilisation.
La civilisation est entendue ici en effet dans son sens dynamique. Nous ne l’employons pas dans le sens que lui donnent les anthropologues ou les ethnologues, pour qui toute forme organisée de vie sociale est une « civilisation », comme les sociétés qu’ont étudiées C. Lévi-Strauss ou M. Mead par exemple (1).
Ce terme désigne ici une ambiance dans laquelle une société devient efficace au point « d’assurer à chacun de ses individus toutes les conditions nécessaires à son développement (2) » depuis sa naissance ou sa conception, jusqu’à sa mort, voire même après sa mort, en respectant les dernières volontés du défunt.
Elle devient alors créatrice de grandeur mesurable par les critères modernes du développement (y compris les libertés individuelles) ou par l’impact qu’elle laisse après sa disparition, lorsqu’elle devient une curiosité pour les historiens ou une source d’inspiration pour les artistes.
Quand une société s’essouffle, elle devient comme un vieillard qui a désappris à marcher et s’arrête net perdant ses moyens. Elle « oublie » alors la recette de la civilisation, et… se met à rêver au temps de sa grandeur passée.
Pendant sa maturité, la civilisation produit les choses et les idées dont elle a besoin. Toute la « civilisation », en tant qu’activité ou ensemble d’objets ou de production intellectuelle, scientifique, technique et artistique, résulte d’un moment premier où une énergie qui n’a rien de matériel, et qui a consisté dans le fait qu’un homme entouré de partisans, va introduire un principe, — vrai ou faux en soi mais efficace — , qu’un grand nombre d’hommes vont adopter comme un emblème de leur union. Tout ce qui suivra sera la conséquence de cette union sacrée. Y compris la science, la raison, la technique, et tout ce que l’on considère à tort comme essentiel.
A l’origine d’une civilisation, comme l’a démontré Malek Bennabi (3), il n’y a que trois facteurs bruts que partagent tous les peuples : l’homme, le sol et le temps. Ce sont les trois constituants analytiques ultimes de tout produit de civilisation. Ce qui provoque la catalyse entre ces trois éléments, c’est l’idée. C’est Moïse rapportant les Commandements, Jésus enseignant l’Evangile, ou Muhammad imprimant une nouvelle orientation à la mentalité arabe préislamique, jâhilienne. Aucun de ces grands hommes n’a causé la civilisation en inventant une technique ou un outil nouveau. Les techniques sont générées par la civilisation comme moyen d’intensification de sa puissance temporelle.
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Une société civilisée possède une conscience d’elle-même et l’exprime par les formes évolutives de la pensée, de la littérature et de l’art. En tout cas, elle fournit toujours les éléments susceptibles d’être décodés plus tard par ceux qui voudront faire son autopsie. Cette prise de conscience se fait par étape, par épistémè, comme le montre l’œuvre de Michel Foucault.
Le terme de postmodernité dénote justement par sa construction même l’idée d’une conscience de rupture intervenue dans le processus évolutif de la société occidentale. Foucault a envisagé cette rupture dans la méthodologie (comme un palier nouveau, épistémè), mais elle peut être plus dramatique quand elle s’opère dans le mouvement même de la civilisation, et marque un coup d’arrêt de celle-ci. Cela peut s’appeler postmodernité ou… post-civilisation.
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L’avènement de la postmodernité n’aurait pas pu être un évènement ordinaire. Il est un moment clé dans le cycle de la civilisation : celui où la société, souffrant d’un malaise, éprouve le besoin de dresser son bilan, comptable et médical : évaluer son espérance de vie et tenter de porter un regard critique sur elle-même.
Dans la société musulmane, j’ai considéré que le moment de cette évaluation critique du savoir a commencé avec al-Ghazzâlî (mort en 1111), qui avait prescrit la nécessité de « revivifier les sciences religieuses » comme remède à la situation de sa société.
Mais al-Ghazzâli, aussi génial qu’il fut, s’est trompé de diagnostic. Si l’épistémologie pouvait avoir besoin d’être boostée par quelque réflexion nouvelle, on s’apercevra après lui que le problème n’était pas là. Il releva avec pertinence les erreurs et les lacunes qui émaillaient les sciences islamiques, notamment dans la jurisprudence, mais sa réflexion aboutit surtout à rehausser le blason de la mystique, qui en avait besoin et qui lui restera reconnaissante. Il fut aussi le premier sans doute à songer à libérer l’islam de l’emprise des théologiens et des juristes. Vivre l’islam est plus important que discourir d’islam. « Il est plus important de vouloir faire le bien que de connaître la vérité ».
L’entreprise de Ghazzâlî ne parvint donc pas à provoquer un réveil des consciences musulmanes, ni même à causer une rupture épistémologique salutaire, sinon peut-être dans le lointain Maghreb où va mûrir la conscience d’où naîtront Ibn Tûmart (4), et un peu plus tard Averroès (5) et Ibn Arabî (6), le premier trouvant audience et impact en Occident, le second marquant à jamais de son œuvre l’intellectualité musulmane. Ce qui unissait ces trois hommes était le souci ghazzalien de redonner à l’islam son unité intrinsèque. Ibn Tûmart le trouva dans la politique, avec le monolithisme almohade, Averroès dans la doctrine philosophique de l’unité de l’âme (monopsychisme), et Ibn Arabî dans l’unité de l’être (wahdat al-wujûd).
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Ce sentiment de « malaise dans la civilisation » se poursuit jusqu’à Ibn Arabî qui sera à mon sens le vrai penseur de la « postmodernité » musulmane (7) : il surmonte toutes les difficultés épistémologiques, renvoie dos à dos les mutazilites (partisans de la théologique apophatique) et les acharites (théologie positive), résout la problématique des Noms divins, donne un assise solide à la sainteté musulmane, et réunifie l’intellectualité musulmane en ralliant les philosophes avicenniens à la doctrine de l’unité de l’être. Il a surtout fait reconnaître le soufisme comme une pensée ayant ses lettres de noblesse dans la culture musulmane. Il a mené une critique globale de tout le large patrimoine de pensée produit par ses prédécesseurs, de façon à léguer à la génération actuelle la possibilité de travailler sans avoir à reprendre tous les chemins suivis par le premier âge de l’Islam. En un mot, il a rectifié toutes les erreurs de la pensée musulmane avant lui, de façon à laisser un repère sûr aux générations musulmanes futures et leur éviter de retomber dans les débats surannés. Comme Khezr, (dans la sourate de la Grotte, al-Kahf), qui fournit les réponses claires aux questions impatiemment posées par Moïse, au moment où il va le quitter, Ibn Arabî remet à sa génération ce qui lui servira de viatique dans le long tunnel de la décadence où la société musulmane s’apprêtait à entrer.
Car la société musulmane engendrait l’école d’Ibn Arabî, quand elle atteignait son point optimal dans le cycle de la civilisation et entamait son déclin inéluctable.
L’œuvre d’Ibn Arabî est l’exposé le plus cohérent, le plus up to date de la pensée musulmane, de la conscience musulmane.
Cela admis, on trouverait bizarre que des musulmans ne comprennent toujours pas que, pour être possible, la nouvelle étape de l’islam à laquelle ils rêvent plus qu’ils ne pensent, ne devrait rien emprunter au passé (salaf) de la société. On comprend que la civilisation musulmane a laissé trop de traces ; l’histoire est trop présente, trop pesante dans les choix et les orientations.
Il leur faudra une énergie exceptionnelle pour se dégager de la pression de leur passé et redevenir de fait des acteurs de l’histoire après en avoir été des témoins passifs. Pour le moment, ils s’acharnent à vouloir faire « appliquer » non pas la shar’îa de façon générale, mais les interprétations passéistes de cette Loi divine (8), sans les conditions sine qua non qui l’accompagnent, ou à rêver de califat à Bagdad ou de reconquête de l’Andalousie…
On ne refait pas l’histoire. L’islam est définitivement sorti de sa phase « impériale » et conquérante dans laquelle l’ont engagé les Omeyyades. Il n’y a plus rien à espérer de ce côté-là. L’islam doit rester ce qu’il est fondamentalement : une foi universelle.
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En entrant dans la postmodernité, l’Occident est aussi en train de se débarrasser des « faux problèmes » qui l’ont conduit à l’impasse.
Il y aura fort à faire, revoir tout, de fond en comble. Car moins il charriera de scories du passé, plus il sera disponible quand le moment sera venu, pour entreprendre une action novatrice.
C’est cela la face positive de la postmodernité : ouvrir une nouvelle épistémè certes, mais plus encore, préparer l’avènement d’une nouvelle ambiance culturelle et psychologique qui révolutionne l’homme de la rue, et pas seulement les laboratoires de la pensée. O. Spengler voyait surtout la phase qui suivrait cette postmodernité : la fin du monde occidental. Son intuition s’arrêtait là : marquée par l’ambiance du 19ème siècle, elle ne lui laissait pas entrevoir la possibilité d’un sauvetage de cette civilisation.
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L’époque d’Ibn Arabî a été celle où la société musulmane a produit le meilleur de sa pensée, mais celle aussi où elle se préparait à rentrer dans le long tunnel de la décadence qui va la conduire à se retrouver dans la condition coloniale. Malek Bennabi parle à ce sujet de l’homme post-almohadien (9). En 1954, Bennabi publiait aux éditions du Seuil, son livre phare Vocation de l’islam où il se livre à une analyse lucide du bilan de santé de la société musulmane. S’il est dur envers les siens, s’il y parle de colonisabilité et de l’homme post-almohadien, il ne perd pas de vue que l’Occident joue un rôle négatif dans le mondialisme en gestation. Il écrit : « L’Europe qui devait éclairer la marche de l’humanité, a fait du flambeau de la civilisation une simple torche incendiaire … Pour se guider dans le chaos actuel, le monde musulman ne peut plus trouver ses lumières en dehors de lui-même, et, en tous cas, ne peut les demander à un monde occidental si proche de l’apocalypse … Quelles que soient les voies nouvelles qu’il pourrait emprunter, le monde musulman ne saurait s’isoler à l’intérieur d’un monde qui tend à s’unifier. Il ne s’agit pas pour lui de rompre avec une civilisation qui représente une grande expérience humaine, mais de mettre au point ses rapports avec elle. » MashaAllah ! Quel grand visionnaire fut notre regretté maître !
La postmodernité indique qu’un temps nouveau est en train de remplacer les temps modernes, qui qualifient les derniers siècles de l’Occident. Elle est aussi un avis de tempête. Spengler fixe le début de la civilisation occidentale au 10ème siècle (à partir de l’an 900). Ce qui confirme que la civilisation occidentale, que même un écrivain comme D. Rops ne qualifie pas de chrétienne, (il l’appelle la civilisation blanche), n’a commencé son cycle de 1000 ans (la durée de civilisation selon Spengler) que trois siècles après la civilisation musulmane. Il est vrai en effet que le christianisme n’a achevé l’évangélisation de l’Europe que vers cette époque-là. C’est vers cette époque que le culte grec antique a définitivement disparu à Athènes.
Nommer le malaise
Dans mes recherches, la plus ancienne mention de l’adjectif postmoderne que j’ai trouvée figure… dans un manuscrit de Malek Bennabi et est datée de 1951, soit six ans après la fin de la deuxième guerre mondiale. Fut-il le premier à l’employer ?
Les articles sérieux qui sont insérés dans le réseau internet éludent ou ignorent la question de l’origine de la notion et du mot. Parce que sans doute sa réalité s’impose avec évidence. Nous sommes loin de ces philosophes de l’histoire qui annonçaient le « déclin de l’Occident (10) » ou de ces métaphysiciens qui annonçaient « la crise du monde moderne », les deux prédictions devenues aujourd’hui bien tangibles. A l’époque où ces hommes produisaient leurs œuvres, d’autres hommes réunis en « cercles » constataient l’impasse de la philosophie occidentale, en particulier de la logique qui lui servait de fondement (L. Wittgenstein, cercle de Vienne, B. Russell) (11). Ils étaient les Ghazzâlî de l’Occident. Ils pensaient pouvoir relancer la machine à partir de son produit, en changeant une pièce à sa mécanique, en « revivifiant les sciences ». Curieusement aussi, L. Wittgenstein conclut également sur une touche que l’on peut mettre en parallèle avec la conclusion ghazzalienne : la possibilité de la connaissance mystique (12). Façon indirecte de reconnaître l’origine mystérieuse de la civilisation.
Tous pressentaient les symptômes d’une maladie chronique mais étaient sans doute encore optimistes. Ils en cherchaient le remède dans une révolution de la logique et de l’épistémologie, de la théorie de la connaissance, c’est-à-dire dans des produits de la civilisation qui seront eux aussi condamnés à péricliter avec la société.
De même qu’une civilisation naît d’une synthèse des trois facteurs par la catalyse de la foi, de même sa mort est toujours causée par un facteur interne, — par usure et l’éloignement progressif de son principe —, qui cause la rupture de la synthèse première.
L’islam n’est pas la cause des problèmes du christianisme, pas plus que le christianisme ne fut la cause de la fin de la civilisation musulmane. En admettant que cette sorte d’interférence puisse présenter parfois le caractère de facteur aggravant de la crise, on ne saurait voir en elle une cause directe que par abus. L’alternance des civilisations est dans la nature des choses. Tout espace laissé vide doit être occupé. Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, on serait tenté et justifié de parler de la postmodernité à travers les âges.
En 1789, quand les Français saccagèrent les églises et s’en prirent au clergé, il n’y avait pas d’immigrés arabes et musulmans. Toute civilisation meurt de l’intérieur, par chute de potentiel et épuisement de ses énergies, excepté les cas provoqués par des phénomènes naturels gravissimes, comme en ce moment les tremblements de terre répétés au Japon, et peut-être les tornades et les incendies aux Etats-Unis qui peuvent accélérer la chute.
« Ainsi donc, serait-ce par le jeu de forces intérieures que les sociétés iraient à la mort ? La loi biologique, plus forte que les volontés humaines, les condamnerait-elle à disparaître, leur temps accompli ? Et les événements extérieurs qui, dans l’Histoire, semblent déterminants, — invasions barbares ou bombardements atomiques, — seraient-ils, en définitive, aussi épisodiques et déterminés que le sont, pour chacun de nous, les causes hasardeuses, — accident ou maladie, — qui nous mènent tous à une inéluctable fin ? » (13)
Toute civilisation mourante fait le lit de la civilisation qui va la remplacer.
Déconstruction et démembrement de l’Occident
Combien de temps va durer cette phase dans laquelle est entré l’Occident au lendemain de la seconde guerre mondiale ? Comment se passera-t-elle ? Comment s’en sortira-t-on, car elle présente quand même quelque chose d’inquiétant ? D’autant plus que la crise économique actuelle semble s’éterniser menaçant d’un effondrement des systèmes.
On a démonté, déconstruit la connaissance des Anciens et des Modernes, on en a montré la nature relative, mais on n’a pas encore proposé une connaissance pour le futur, ni repéré le bouton sur lequel appuyer pour reproduire le miracle.
Car, depuis, les intellectuels et les savants n’ont pas cessé d’excaver, de mettre à nu les fondations de leur civilisation et d’en montrer les faiblesses, notamment par ce que l’on a appelé archéologie du savoir. On a annoncé les fins de l’Histoire, de l’économie, de la science, du progrès, etc. On était entré dans la phase de la désillusion et du désenchantement, en douceur, par la preuve scientifique. Bref, on n’attendait plus que le moment des funérailles des temps modernes. Les savants occidentaux se sont livrés à un dépeçage du corps de leur société pour tenter d’en diagnostiquer le mal.
La postmodernité peut bien avoir commencé avec le début de la deuxième guerre mondiale ou sa fin. Ce conflit excessivement meurtrier déboucha sur une victoire à la Pyrrhus : on avait terrassé l’agresseur, mais au prix de la perturbation des valeurs essentielles de l’Occident. On faisait face à un vide terrifiant, imprévu. Le monde a changé de maîtres avec l’émergence de deux autres ogres, les deux superpuissances, qui ont dominé l’équation de la vie politique des hommes durant 50 ans, pour rien.
Comme au lendemain de la première guerre mondiale, on pouvait vérifier la véracité de la sentence de P. Valéry: « Civilisations, nous savons désormais que vous êtes mortelles ! »
On peut déduire de cette remarque de Valéry, qu’après avoir expérimenté la « fin du monde » au plan de l’exploration horizontale de la planète (il ne reste plus de terres à découvrir), les Occidentaux ont commencé à appréhender la fin psychologique, au plan vertical, avec l’accélération apportée par la deuxième guerre mondiale (il n’y a plus d’idée pour maintenir en marche le moteur de la civilisation).
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L’œuvre postmoderne contribue à dédramatiser la chute de l’empire et permet une marche en douceur vers le retour à un état de « pré-civilisation ». Il est nécessaire que la chute soit consommée pour recevoir l’intuition du moyen d’opérer un nouveau départ.
La postmodernité est une œuvre expiatoire où, en réalisant la relativité du savoir, on perd de son arrogance.
Le savoir de l’âge classique de l’islam n’est pas entièrement faux ; c’est l’ambiance dans laquelle il est apparu qui est dépassée. On ne soigne pas la maladie d’aujourd’hui avec la médecine d’Avicenne.
On peut comparer cette situation à celle d’Ibn Arabî : en révoquant le savoir des théologiens et des philosophes, il n’a pas déclaré nul leur effort. L’intention de tous ces savants les sauve, puisqu’ils pensaient faire œuvre pie, en essayant de justifier l’islam avec les arguments dont ils disposaient et l’expérience de la jeune société musulmane. Le savoir final renoue ainsi avec le savoir originel. Le premier contenait en puissance toute l’énergie qui allait alimenter la trajectoire en courbe de la civilisation, le second ramène l’expérience à son principe. L’avènement d’Ibn Arabî n’aurait pas été possible sans tout le processus historique de 5 siècles qui l’a précédé. C’est le dernier acte d’un phénomène expérimental à l’intérieur de la société. Car la civilisation est une expérience à l’échelle de l’histoire.
Ces observations nous amènent à poser la remarque : la société s’exprime par ses individus, mais possède une pensée sienne qui les transcende. Elle pense en acte, par l’intermédiaire de ses individus.
Cette remarque nous permet de voir la convergence entre la société musulmane et la société occidentale, dans leur dernière étape. Parce que toute tentative de civilisation implique la reconnaissance qu’il existe un moyen de dominer le mouvement historique, pas toujours perçu par les hommes. En partageant cette conviction, l’Islam et l’Occident ne peuvent que s’entendre, et mettre à profit réciproquement leur expérience, pour tenter d’initialiser l’expérience d’une civilisation mieux domestiquée, bénéficiant des expériences historiques de chacun.
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L’Occident a lui aussi perdu la recette de la civilisation. Il vit ses derniers instants où l’intégrisme passéiste brandit ses fripes, et veut faire retomber la responsabilité de la crise sur les « autres », arborant son arrogance. Car s’il est affaibli économiquement, il continue à penser qu’il détient un « pouvoir de nuisance ». Il a déjà produit ses Ibn Taymiyya (14) qui crient à qui veut les entendre que le mal vient des autres.
Il n’y a plus personne pour imiter la simplicité de la Pucelle d’Orléans ni même pour la pleurer, cette Innocence faiseuse de miracles, jetée au bûcher par un autre intégrisme tueur de l’audace qui fait les grandes épopées.
La postmodernité révèle tout cela au grand jour, parce qu’elle est une phase où la société perd l’immunité que lui procurait la civilisation et ses remparts habituels que sont les penseurs veillant jalousement sur son intégrité. Les derniers d’entre eux sont désormais affairés à méditer sur le phénomène même de la mortalité de leur civilisation. Il y a loin entre les accents graves de ceux qui avertissaient encore leur société au lendemain de la première guerre et ceux qui aujourd’hui s’imaginent « défendre » l’Occident en jetant la pierre aux autres, en tentant d’allumer le feu du choc des civilisations.
La postmodernité est, dans un cycle de civilisation, le moment où les politiques, les penseurs officiels viennent restituer le véhicule qu’ils ont emprunté ou pris de force à ceux qui l’ont conçu des siècles plus tôt, pour leur demander de le réparer. C’est le moment où les sociétés éprouvent le besoin d’un « supplément d’âme » selon le mot d’A. Malraux. Sans se douter que cet aveu suffit à les condamner. Car le spirituel en reprenant son véhicule le recharge d’un moteur que seuls des hommes nouveaux pourraient mettre en marche. Ce n’est pas un gadget à confier à des enfants.
L’évanescence de la Puissance
L’homme spirituel est comparable à un sceptique de la politique, parce qu’il fait naturellement abstraction de l’Etat. Il « ignore » le pouvoir temporel et voit les évènements comme l’œuvre divine, et les hommes politiques comme des ombres à peine décelables. Il dépossède le pouvoir humain de toute réalité et cela a quelque chose de salutaire, comme une catharsis, un sentiment de revanche immanente.
En voyant s’effondrer la superpuissante URSS, on s’est dit : son arsenal nucléaire n’a pas empêché la fin du rêve communiste !
Les USA qui sont aussi menacés d’éclatement, pourraient bien ne plus savoir quoi faire de leur capacité militaire.
La postmodernité fait taire pour un temps les voix assourdissantes des ténors de la pensée officielle, de ceux qui chantent la gloire de l’empire, les couleurs nationales, la fierté de sa race, le progrès infini, les fausses victoires remportées dans des conflits asymétriques où le cowboy combat avec son fusil à répétitions des Peaux-Rouges armés d’arcs et de flèches, où les brutes de l’US Army assassinent avec leurs drones, de fiers Afghans innocents mais « présumés terroristes », précisent les medias.
L’Occident n’a pas le choix : des puissances nouvelles émergent à l’Est, en Orient extrême, des sociétés très actives, ne connaissent pas la morosité ni le désenchantement du monde et n’aspirant qu’à rentrer enfin… dans la modernité. À l’Est, on commence à peine à savourer les douceurs de la société de consommation. L’ascenseur qui monte croise celui qui descend, mais leurs occupants peuvent tout juste se saluer. Chacun suit sa trajectoire.
Cet Orient nouveau n’est pas disposé à donner à l’Ouest le moindre répit pour se ressaisir, se frayer le chemin de l’impossible « Nahdha » tentée par les musulmans des siècles de décadence. On ne renaît pas des cendres. On doit tout jeter, tout, ne rien garder des vieilleries, des illusions, des solutions fantaisistes.
L’« Orient » solidaire de l’Occident
Les seuls, sans doute, qui ne souhaitent aucunement voir l’Occident sombrer irrémédiablement, ce sont précisément les musulmans. Ils n’auraient rien à y gagner. Ils comprennent mieux la « situation » au sens sartrien, parce que l’islam, dernière née des trois religions, a bâti sa civilisation avant le christianisme, avant de se retrouver au bas de l’échelle. Leur expérience de 5 siècles de « traversée du désert » a appris aux musulmans à rester optimistes et bienveillants même envers l’ennemi fascinateur d’hier. Elle leur a appris aussi que le seul rôle qu’ils pourraient assumer dans ce monde devenu un est celui de serviteurs de la paix. L’islam n’a pas de projet d’invasion, ni de guerre ou d’occupation.
L’analyse du choc des civilisations s’est trompée en envisageant un conflit des « produits des civilisations », alors qu’il s’agit de débattre du modèle de civilisation à proposer à l’humanité devenue une. Un conflit mondial où les musulmans seraient totalement défaits ne règlera pas pour autant le problème de la crise de l’Occident.
C’est dans cet esprit qu’il faut méditer, et non en comptabilisant les forces matérielles en présence : nulles du côté des musulmans et hypertrophiées du coté occidental.
La force de l’islam est précisément de ne pas être une puissance militaire. Il est tout naturellement l’axe de la paix, comme l’enseignait Bennabi.
Le monde a besoin de l’Occident, parce qu’en devenant mondiale de fait, sa civilisation se prête sous certaines conditions pour devenir la civilisation de toute l’humanité. Pour la première fois, l’occasion est donnée aux hommes d’intervenir à temps, et tenter l’expérience unique de sauver du péril LA civilisation qui est un bien commun à l’humanité entière. Sauver l’Occident contre ses propres démons destructeurs, « cette immense somme de trahisons dont l’homme moderne s’est, envers lui-même, rendu coupable (15) », pas pour le relancer en l’état, mais pour l’insérer dans une Nouvelle Civilisation à naître et qui engloberait l’espèce humaine entière.
Pour une fois, tous les hommes seront les artisans de quelque chose sur la pérennité de laquelle ils veilleront, instruits par tant d’échecs répétés au cours de l’histoire.
Ce qui est frappant, c’est de percevoir encore les voix de ceux qui sont prêts à laisser chavirer leur société plutôt que de la sauver avec l’aide des « immigrés ». C’est une erreur que n’a pas commise l’Afrique du Sud de Nelson Mandela en appelant les anciens colons européens, — immigrés eux aussi —, à rester dans leur pays d’adoption et à se mettre à son service. La tendance suicidaire est symptomatique de la fin d’une civilisation fondée sur l’esthétique et l’individualisme.
Cette attitude xénophobe, si elle devait l’emporter, forcera à voir en la postmodernité un euphémisme pour le mot décadence, pour la post-civilisation, la sortie réelle de l’Histoire.
Il est banal de constater qu’en temps de malheur et de crise, les peuples soient plus enclins à la dévotion, à s’en remettre à Dieu et aux forces occultes. Cela n’est pas toujours vrai. Certaines civilisations se sont effondrées dans des circonstances différentes. L’Occident qui s’est fondé sur une culture accordant plus d’importance à l’esthétique (16) qu’à l’éthique, pourrait sombrer en offrant le spectacle d’une nouvelle Rome brulée par un Néron de circonstance. La déconstruction lui sera fatale.
Dans l’exemple de l’islam, au 13ème siècle, les hommes qui ont pris en charge d’armer moralement la société musulmane l’ont fait à temps. La culture musulmane place l’éthique au dessus de toutes ses valeurs. Ces grands maîtres ont été particulièrement actifs pour assurer le supplément d’âme dont les musulmans allaient avoir besoin pour la traversée de la phase difficile, et dont ils avaient eu la prémonition… Après Ibn Arabî, tout l’édifice politique « khalifal » s’écroule, en Orient ainsi qu’au Maghreb-Andalousie. Mais en se figeant brusquement, la société musulmane pudique, s’est repliée sur elle-même, sans offrir le spectacle externe de la débâcle, de la tragédie. Le cycle de la civilisation s’achève, mais son âme a été sauvée par les saints qui lui ont redonnée son unité. Ce n’est point un paradoxe que ce soient des hommes qui par choix se retirent du monde, peuvent seuls agir sur le monde.
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Un soufi, fils de l’instant (ibn al-waqt), est par essence un « postmoderne permanent », car il n’attend rien du temps linéaire, que ce soit dans la grandeur ou dans la décadence. Il agit selon cette belle pensée d’A. Camus (17) : « L’homme est sa propre fin. S’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie. » Il s’adapte naturellement à la vie dans une société désorganisée, où le pouvoir est moins pesant, juste soucieux de durer, comme ce fut le cas des pouvoirs musulmans au 13ème siècle. Il peut croître, comme une plante sauvage, à l’ombre de l’arbre intolérant du colonialisme, comme ce fut le cas des shaykhs algériens sous l’occupation française. Le soufi accompli possède le secret de la civilisation. Il engendre la grandeur partout où il passe, fût-ce au milieu d’une peuplade primitive. Vivant au-dessus du temps des hommes, il ne connaît jamais le déclin.
C’est dans la phase « postmoderne » que les soufis ont produit leurs meilleures œuvres intellectuelles. Le moment est propice pour la méditation. La liberté est grande car les censeurs sont enclins à tendre l’oreille dans l’espoir de capter un remède ; le soufi est devant la société décadente, comme un médecin devant son patient. C’est là qu’il prouve l’efficacité de son art.
C’est sans doute le moment de la dernière chance à saisir pour les Occidentaux pour inaugurer une étape qui sera en rupture totale avec la société qui se dissout en ce moment. Un monde nouveau dont les pères fondateurs seront ceux qui œuvrent dans la discrétion à une critique implacable pour couper définitivement les dernières attaches avec ce monde ingrat, sans achever le patient, et permettre aux hommes de tous les horizons de rentrer enfin pleinement dans la société mondiale. Car la mondialisation actuelle n’est encore que le jeu des Puissances. La pensée à venir répondra aux attentes du monde un, à une demande première et indispensable pour qui veut assurer une continuité à la présence humaine sur cette planète : la paix et la justice et les conditions nécessaires pour l’asseoir sincèrement et solidement dans les cœurs de tous les hommes.
Comme au temps d’Ibn Arabî, de Rûmî et des autres, cela sera un travail d’esprits responsables n’attendant rien du pouvoir, un travail de désillusionnés de la politique voulant quand même donner aux hommes un pouvoir vrai : celui de se comprendre sans se haïr.
Après être restée longtemps discrète, la spiritualité est l’objet d’un intérêt de l’humanité qui se met en quête de son origine et souhaite y rediriger ses pas et ses pensées, sur les traces d’Ibn Arabî, de Rûmî (18) et d’autres grands maîtres.
Il suffit que le monde éprouve sa finitude et exprime sincèrement son besoin de l’Esprit, pour qu’aussitôt ce dernier se manifeste pour lui redonner une impulsion nouvelle. La spiritualité a besoin du monde autant que le monde a besoin de la spiritualité.
Omar Benaïssa
9 décembre 2011
Notes
(1) Le débat concerne aussi les malentendus nés de la différence des notions visées par des termes qui s’écrivent pareillement en anglais et en français, comme Culture et Civilisation, et dont le contenu au départ, n’est pas le même.
(2) Définition de la civilisation par Malek Bennabi : « L’ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société donnée d’assurer à chacun de ses individus toutes les conditions nécessaires à son développement. » Nous nous permettons de renvoyer à nos articles sur Bennabi publiés dans notre blog : http://majlis-al-uns.over-blog.com/
(3) Penseur algérien, mort en 1973, auteur notamment de Vocation de l’islam, le Seuil, 1954.
(4) Muḥammad Ibn Tûmart, maître à penser des Almohades. Auteur du manuel A’azu mâ yutlab, (Ce que l’on recherche de plus précieux) dans lequel sont consignées ses idées directrices.
(5) Averroès, de son nom arabe Ibn Rochd, savant andalou, contemporain aîné et concitoyen d’Ibn Arabî, est le célèbre commentateur d’Aristote et qui en a restitué la dimension. Il fut le cadeau que reçut en héritage l’Occident de la civilisation musulmane en déclin. Il meurt en 1198, quelque temps avant qu’Ibn Arabî quitte définitivement l’Andalousie et le Maghreb pour l’Orient.
(6) Penseur mystique musulman d’origine andalouse (m. 1240), et auteur d’une œuvre monumentale. Il fut surnommé le plus grand des maîtres, al-Shaykh al-akbar.
(7) Sur cette idée, voir mon court article « Ibn Arabî et la société post-almohadienne », dans les Actes du Colloque Ibn ‘Arabî à l’horizon de la postmodernité, tenu à la Faculté des Lettres de l’Université de Rabat, Département de Philosophie en 2003, pages 29 à 38. On peut le lire dans mon blog : http://majlis-al-uns.over-blog.com/
(8) Voir Geoffroy, Eric, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Le Seuil, 2009, notamment le chapitre II, « Réforme de l’islam ou révolution du sens ? » dans la section 3, « Revisiter la notion d’Ijtihâd », « L’Hypertrophie du droit musulman » où l’auteur donne des exemples remarquables.
(9) La dynastie Almohade (al-muwahhidûn) qui régnait à l’époque où vivait Ibn Arabî, est la dernière dynastie maghrébo-andalouse à avoir réunifié un empire de Séville à Tunis.
(10) Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident : Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, Traduit de l’allemand par l’algérien Mohand Tazerout, 1931. Publié en France, chez Gallimard, en 1948.
(11) Voir Peter Coates, Ibn ‘Arabi and Modern Thought, The History of Taking Metaphysics Seriously, Anqa Publishing, Oxford, 2002, en particulier le chapitre 2 : Ibn Arabi : Philosophy and reason.
(12) Tractatus logico-philosophicus, proposition numéro 6.522, page 112, dans la traduction de l’édition Gallimard, 1993. Première parution anglaise, 1922.
(13) Daniel Rops, Chants pour les abîmes, 1949.
(14) Ibn Taymiyya, mort en 1328, source principale du Wahhabisme ; il fut un théologien désavoué par ses contemporains, qui rêvait sincèrement peut-être, d’une résurgence du califat. Il appelait au combat contre les Mongoles malgré l’évidence de l’infériorité militaire des musulmans. Il mettait en doute la conversion des vainqueurs, obtenue par les maîtres soufis. Il refusait de voir que la page était définitivement tournée. 6 siècles après, il continue d’inspirer les irréductibles de l’intégrisme. Il mourut en prison.
(15) Citation de Daniel Rops, extraite d’une page du Chants des abîmes, publié en 1949, et insérée dans le site http://christocentrix.over-blog.fr/article-25649930.html
(16) Thème que Bennabi a repris dans Le Problème de la Culture.
(17) Camus, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Essai sur l’absurde, Gallimard, 1942, pages 117-126, chapitre Le Conquérant.
(18) Nous mentionnons ici Jalâl al-Dîn Rûmî (m. 1273), sans le séparer, dans notre esprit, d’Ibn Arabî, parce que les commentateurs de l’un sont généralement ceux de l’autre, une œuvre s’éclairant par l’autre.