En qualité de secrétaire du PAGS, vous avez envoyé en 1968 un message à Boumediene. Pourquoi et qu'y disiez-vous?
La lettre date du 14 septembre 1968. Nous l’avons diffusée trois ou quatre mois plus tard sans y changer une virgule, après que Boumediene en ait fait état de façon un peu ambiguë dans un discours au cinéma Atlas, meeting d’ailleurs assez chahuté par l’assistance jeune et étudiante qui scandait des mots d’ordre du PAGS. La lettre fut rédigée et envoyée à une période où une vague d’arrestations (suivies de tortures de nombreux camarades) avait passé au peigne fin tout l’Algérois dans l’espoir de décapiter le parti. Je pense republier cette lettre un de ces jours parce qu’elle éclairerait pour les jeunes générations la question que vous posez. Le but était de clarifier notre position par rapport à un pouvoir qui disait se réclamer du socialisme et dont les pratiques s’en prenaient avec une particulière brutalité aux militants politiques, syndicaux et associatifs qui défendaient cette option. En fait, il était perceptible à tout observateur que le pouvoir était traversé de courants contradictoires. Une bataille sourde s’y menait autour de certaines mesures d’intérêt national et social et c’est sur ce terrain que nous nous placions, au-delà de notre vive dénonciation de la répression déchaînée. Nous n’avions pas à rentrer dans les querelles internes du pouvoir mais nous nous battions sur tous les terrains pour que la résultante globale des orientations du pouvoir se dégage davantage des pressions réactionnaires. La lettre abordait les problèmes dans leur ensemble, sans cacher notre volonté d’édifier le PAGS communiste de façon autonome, dans la perspective d’un socialisme tel que nous le concevions. J’expliquais que cette préoccupation allait dans le sens de l’intérêt national. Elle n’était pas contradictoire avec le souci unitaire d’édifier un front uni, tourné vers l’édification, que nous ne confondions pas, comme nous le disions toujours, avec un parti unique. Nous expliquions ces raisons de fond, sans double langage. La lettre n’était pas seulement à usage externe, elle a longtemps servi de document d’éducation et de discussion pour les cadres et la base militante. Deux points forts me sont restés en mémoire. Le premier prévenait que si les instances répressives pouvaient certes remporter des succès policiers, cet avantage technique ne serait qu’un désastre politique pour le pays et pour les objectifs que Boumediene disait publiquement défendre. Je soulignais aussi que si le pouvoir venait à s’engager sur des terrains que nous jugions bénéfiques pour le pays tels que les nationalisations des grands secteurs économiques et la restructuration, la réforme agraire dans les campagnes, il nous trouverait à ses côtés pour les défendre. A ses côtés et non à sa remorque. Que de choses n’a-t-on racontées sur le “ralliement” des communistes à Boumediene. Qui donc s’est rallié aux orientations de l’autre ? C’est trois ans plus tard, à partir de 1971, que des mesures effectives d’envergure ont commencé à être prises dans ce sens. Nous les avons soutenues, par principe, parce que c’étaient nos orientations, et non pour respecter des promesses, alors que le FLN freinait des quatre fers contre ces mesures. Dans la lettre à Boumediene, nous ne demandions rien pour nous-mêmes, sinon le respect des droits et aspirations, dû à tous les Algériens, reconnus par surcroît dans les textes officiels de la guerre de Libération ou d’après l’indépendance. La lettre était tout le contraire d’une offre de services : ni marchandages ni pourparlers auxquels se livraient tant d’opposants dans leurs va-et-vient entre rébellions à grands fracas suivies de retours discrets au bercail. Nos principes exposés au grand jour, nous les avons défendus jusqu’à ce qu’ils aient fait leur chemin puis se concrétisent à l’encontre des forces hostiles.
On dit que le PAGS avait passé un contrat avec Boumediene : en échange de votre “soutien critique”, il vous tolérerait. Qu'en est-il réellement?
Il n’y a jamais eu quelque chose qui ressemble à un contrat ou un quelconque marchandage. Parlons de faits politiques et non de rumeurs intéressées. Pourquoi ferions-nous des tractations ? Nous n’avions nul besoin d’un accord du pouvoir pour définir et appliquer en toute autonomie une politique à la fois de principe et réaliste, fondée sur des intérêts de classe et nationaux clairement assumés. Quand on a choisi la résistance illégale et clandestine, c’était justement pour défendre notre indépendance d’opinion et de décision tant qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer d’une autre façon. Ce serait du masochisme ou de la schizophrénie d’endurer pendant de longues années tous les inconvénients d’une clandestinité et en même temps mendier la tolérance. Nous revendiquions un droit et non la complaisance ou la récompense, nous appelions à la raison pour l’action dans l’intérêt commun national. La “tolérance” ou non dépend des efforts qu’on déploie pour la faire respecter et aussi d’un minimum de convergences ou non des positions défendues de part et d’autre. La formule de “soutien critique” qu’on retrouve souvent chez les commentateurs est en elle-même ambiguë, rigide, comme si elle définissait un moule pour toutes les situations et problèmes. Nous avons toujours appelé militants et citoyens à juger aux actes (à mon sens, c’est l’ABC d’une position marxiste). Ni nous supplions, ni ne voulons imposer : nous cherchons à formuler nos appels à l’action unie de façon réaliste, en évaluant comment les positions des autres formations et milieux (officiels ou non, à la base ou au sommet) convergent ou divergent avec les nôtres. Au cas par cas. Par exemple, l’aspect soutien peut l’emporter, pour la nationalisation des hydrocarbures. Par contre, notre critique ou opposition se dresse contre des actes répressifs ou limitant les libertés syndicales. On peut certes se tromper sur tel ou tel cas, dans un sens opportuniste ou sectaire, mais la démarche est tout le contraire de marchandages. La “tolérance” limitée que nous avons imposée pour nos activités n’a pas été un cadeau des pouvoirs, ce n’est pas du “donnant, donnant” de petite “boulitik”. C’est le résultat d’évolutions dans les rapports de force et les opinions, nous la faisions respecter aussi par le caractère responsable et non démagogique que nous cherchions à donner à nos initiatives et actions. Ce n’était pas pour les beaux yeux de l’administration que nos camarades se mobilisaient dans les volontariats à la campagne, aux côtés des paysans, partageant leurs dures conditions de vie, s’exposant aux répressions ouvertes ou insidieuses des services et milieux hostiles. Néanmoins, le jugement au cas par cas n’exclut pas une appréciation globale sur les positions d’ensemble et les évolutions du régime : négative envers le coup d’Etat et ses suites, plus positive quand il s’est rapproché des besoins sociaux, nettement négative quand les orientations de Chadli ont commencé franchement à détruire ou réprimer des acquis sociaux, démocratiques ou nationaux. Ce n’est pas une préférence ou une répulsion pour des personnes ou des clans, il s’agit d’encourager ou de dissuader des positionnements en fonction de critères bien clairs. Deux exemples : En 1974, nous avons à notre propre et seule initiative décidé de faire revenir à la vie légale, quels qu’en soient les risques, un peu moins d’une dizaine de nos cadres ou militants de base. Ils étaient épuisés par neuf années de clandestinité, avec des problèmes familiaux ou de santé sérieux alors qu’ils pouvaient œuvrer plus utilement au grand jour. Le climat y était plus favorable car la pression des opinions nationale et internationale, l’évolution du pouvoir après les nationalisations et la réforme agraire, etc, avaient fait reculer les courants les plus répressifs. Soucieux d’éviter des complications et provocations envers nos camarades (qui ont d’ailleurs eu lieu, pour Mustapha Kaïd, par exemple), nous en avons informé de notre décision Boumediene par l’intermédiaire d’un parent de Benzine. Il a fait savoir par le même canal qu’il n’y voyait pas d’empêchement, y compris pour la sortie de tous les clandestins, dont Sadek, mais qu’il ne sera nullement question de remettre en cause le “principe” du parti unique. Nous avons maintenu notre décision de sortie sans accepter la condition quel qu’en soit le risque pour les camarades sortants. Et pour qu’il n’y ait aucune équivoque, nous avons trouvé la façon de souligner que pour nous aussi, il n’était nullement question de renoncer au droit de notre parti à son existence, à la liberté d’expression et d’organisation. Pour le confirmer, plusieurs camarades dont moi-même, qui avions autant de problèmes de santé et familiaux que les autres, sommes restés quinze ans supplémentaires dans la clandestinité. Je dis bien quinze, en plus des neuf années écoulées, jusqu’à 1989. Au même moment, une grève se déroulait à la SNS Emballages Métalliques (ex-Carnot) à Gué-de- Constantine, dirigée par “Ramdane”, un camarade courageux et aimé des ouvriers. Des représentants de la Sécurité militaire se sont rendus chez Bachir Hadj Ali (revenu, depuis quelque temps, des prisons et résidences surveillées) pour lui faire comprendre que les autorités souhaitaient que nous intervenions pour assouplir la position des grévistes. L’allusion était claire au problème en suspens de nos camarades clandestins non encore sortis à la légalité. Pour nous, la grève était juste. Elle paraissait si importante dans le climat politique du moment que, pour marquer notre refus de tout marchandage ou compromission, et contrairement aux habitudes de retenue de notre parti en pareil cas (pour ne pas gêner les grévistes durant leur action) nous avons diffusé spécialement un tract appelant à poursuivre et intensifier notre solidarité envers cette grève, en expliquant les raisons de fond sociales et nationales de ce soutien. La grève s’est poursuivie plus forte que jamais, les travailleurs et nous-mêmes n’avons pas marchandé une fausse “paix sociale”! Voilà le genre de faits que les rumeurs ne rapportent pas, profitant de ce que depuis des décennies nous sommes privés des moyens minima d’informer nos concitoyens. Quelles sont les origines et les motivations des “rumeurs” ? A côté de ceux qui ramassent et colportent passivement tout ce qui réjouit leur tempérament ou leurs opinions, plusieurs sortes de milieux fabriquent ou diffusent des rumeurs avec des intentions. Les déclarations et gestes des dirigeants du PCF qui chantaient les louanges du FLN et voulaient justifier leur capitulation intéressée devant ce système, nous ont porté un tort considérable. En effet, de nombreux compatriotes nous attribuaient les mêmes positions. Etant donné nos traditions de solidarité internationaliste et les préjugés et pratiques dépassées des années d’édification du PCA de 1936 à 1946, ils n’imaginaient pas que les communistes algériens pouvaient avoir des positions différentes ou même contraires à celles du PCF. D’autres partis communistes au pouvoir, qui comprenaient mieux nos positions, quand ils faisaient l’éloge de la coopération et de l’amitié d’Etat à Etat avec l’Algérie, laissaient planer la confusion du fait que leurs déclarations ne mentionnaient pas les relations entre nos partis, tenues à la discrétion alors que les relations de leurs partis avec le FLN étaient publiques. Autre chose : en Algérie même, il y avait les milieux de la police politique ou influencés par elle qui utilisaient ces rumeurs de complicité ou connivence avec Boumediene pour faciliter leurs propres pratiques. Des responsables administratifs ou économiques, voulant faire passer leurs orientations antisociales ou arbitraires en se prétendant mystérieusement proches du PAGS, les présentaient comme un besoin de discipline souhaitée par la direction du parti au nom de l’édification nationale. D’autres encore, infiltrés ou non dans les rouages du PAGS, utilisaient la confusion pour recruter à leurs services policiers des militants ou sympathisants du parti au nom d’intérêts communs et d’efficacité dans la lutte anti-impérialiste, etc. Un ancien du volontariat des jeunes m’a dit que, durant leurs campagnes, un de ces “responsables” se prévalait d’un marché conclu entre Boumediene et le PAGS, pour lui expliquer la consigne du parti (tout à fait justifiée) de ne pas recruter de paysans au PAGS en se prévalant du titre et des activités du volontariat. Quand je me suis renseigné quel était ce responsable, il s’est avéré être un agent avéré des services. Ayant remarqué à travers des rapports d’activité ses comportements suspects, je l’avais signalé à plusieurs reprises durant les années de clandestinité comme un policier potentiel qu’il était préférable de mettre sur des voies de garage. La naïveté ou des complicités à divers échelons ont fait que j’ai retrouvé plusieurs fois sa trace à des postes de responsabilité de plus en plus élevés, y compris à un échelon de direction régionale lors du retour à la vie légale. Lors de la crise de 1990-91, il a été de ceux qui, dans la presse publique, ont orchestré avec zèle la destruction du PAGS. Terminons cette série des confusions instaurées dans l’opinion, par la candeur inconsciente avec laquelle des responsables ou personnalités du PAGS s’affichaient publiquement, malgré nos remarques répétées, avec des agents notoires des services de sécurité chargés de coller à eux et à leur entourage.