Mais en admettant que la laïcité est une notion incompatible avec la conception islamique de la politique, il reste à déterminer si le mode islamique de gouvernement est assimilable à une théocratie ou à une démocratie.
Si l’on entend par théocratie, un mode de gouvernement où le gouvernant se donne comme mission de se substituer à Dieu, à l’exemple des Pharaons et des empereurs de l’antiquité, ou de représenter Dieu, comme le faisaient certains souverains de l’époque médiévale, alors le mode islamique est totalement étranger à cette conception.
Alors que dans une théocratie, ainsi définie, le gouvernant ne rend pas compte des ses actes, car tout ce qu’il dit et fait est supposé émaner de Dieu, la première épreuve à laquelle doit se soumettre un gouvernant musulman est celle de rendre des comptes. En Islam personne ne peut prétendre au monopole de la représentativité de Dieu, et encore moins de prendre Sa place, pour la simple raison que c’est l’être humain qui est de façon générique le khalifa (lieutenant) de Dieu sur terre. C’est d’ailleurs ceci qui explique l’absence de clergé dans la confession musulmane.
La comptabilité politique, al-mouhassaba, est un principe fondateur de la philosophie politique islamique. Le gouvernant qui doit rendre des comptes sur son action de gouvernement est soumis à la critique de tout gouverné, il est même destituable le cas échéant par des mécanismes appropriés. Lors de l’investiture de Abou Bakr as-Siddiq (raa), le premier khalife a tenu un discours sans ambiguïté à ce sujet aux croyants: «[Ô croyants!] J’ai été désigné à votre tête, mais je ne suis en rien meilleur que vous: si j’agis bien, aidez-moi, et si j’agis mal, corrigez-moi.» Dans des circonstances similaires, son successeur, Omar al-Farouq (raa), a déclaré à l’audience dans son discours d’investiture: «Si vous remarquez en moi une quelconque déviation, corrigez-moi.»
Concernant la démocratie, la question de savoir sa place dans un système de gouvernement islamique pose souvent des problèmes liés au manque de précision dans la définition des concepts et des termes utilisés. En évoquant la problématique de la compatibilité ou non de la démocratie avec la conception islamique du gouvernement, il est indispensable de distinguer deux choses : le dogme démocratique et la pratique démocratique et de les examiner séparément.
Le dogme démocratique attribue la souveraineté suprême au peuple. Ceci est en flagrante contradiction avec la croyance islamique qui réserve la souveraineté suprême exclusivement à Dieu. Il est par conséquent clair que sur ce plan, il y a incompatibilité totale entre les deux dogmes. Le musulman qui affirme le contraire, soit il ne saisit pas le dogme musulman dans toutes ses dimensions, soit il en est conscient mais tient un discours qui lui permet d’être admis dans l’Eglise de la démocratie.
S’agissant de la pratique démocratique dont l’implication directe est la participation du peuple tout entier, et non pas une partie ou une classe d’intérêt, dans le processus de gouvernement, sur le plan de la décision (le choix des gouvernants) ou celui des retombés (l’intérêt qui revient au peuple), elle est en parfaite accord avec la conception islamique du gouvernement. Des notions telles que le respect des libertés individuelles et collectives, la consultation, le suffrage, l’alternance, l’opposition, la critique, le débat contradicteur, ne sont pas seulement des principes tolérés ou admis dans un gouvernement islamique, elles représentent des valeurs que chaque musulman citoyen a l’obligation de défendre et promouvoir.
L’une des causes des malentendus et incompréhensions à l’égard du discours des mouvements islamiques est qu’ils utilisent souvent d’autres notions et termes tirés de la tradition islamique pour désigner les valeurs qui sous-tendent la pratique démocratique. On parle ainsi de choura pour désigner la consultation, de moubayaa pour évoquer le choix populaire, de amr bil maarouf wa nahi anil mounkar pour parler du devoir de critique, de la mouhassaba pour désigner les mécanisme de contrôle institutionnel, etc. Souvent l’utilisation de ce jargon islamique dans le domaine politique est délibérée et vise, comme le précise Jocelyne Cesari, une «réappropriation du discours de la modernité dans la terminologie et la symbolique du corpus islamique» (1)
La définition des concepts est fondamentale pour dissiper les malentendus et faciliter l’échange et la compréhension. Lorsqu’elle n’est pas prise en compte, cela peut conduire à d’intenses conflits de jugement. Pour prendre un exemple lié au contexte algérien, l’on peut citer une figure représentative du mouvement islamique dans ce pays qui est décrite dans la presse algérienne et occidentale comme étant le symbole du radicalisme islamique. Il s’agit de Cheikh Ali Benhadj, numéro deux du Front islamique du Salut (FIS), qui est en détention illégale depuis 1991.
On cite souvent Cheikh Ali Benhadj pour illustrer le fait que les islamistes considéreraient la démocratie comme un kufr (une impiété). Cependant, on ne précise jamais le contexte dans lequel le propos de Cheikh Ali Benhadj est formulé, ni de quel aspect le thème de la démocratie a été abordé par lui. Or, lorsqu’on prend la peine d’écouter ses développements sur le sujet, on trouve par exemple qu’il considère que: «Si la démocratie est le respect du choix du peuple, nous sommes pour, si elle signifie que n’importe qui dénigre l’islam à la télévision et que la femme se promène dénudée dans la rue nous sommes contre.» (2) Par ailleurs, lorsque son avocat, Me Ali Yahia Abdennour, lui demande de s’expliquer au sujet de la démocratie, «il répond que la démocratie qu’il considère comme kufr est la démocratie selon le modèle français.» (3) Ce qu’il reproche vraisemblablement à ce modèle spécifique, c’est de ne pas distinguer entre le concept de démocratie et celui de laïcité ce qui déplace le débat vers le plan dogmatique.
Pour conclure, l’on peut dire que le modèle islamique de gouvernement partage avec la théocratie la référence au spirituel et à la loi divine, et avec la démocratie les principes, les mécanismes et instruments techniques de la gestion des affaires de la cité.
Abdelhafid Larioui
Notes:
1. Jocelyne Cesari, ‘L’Etat algérien protagoniste de la crise’, L’Algérie en Contrechamp, Peuple Méditerranéens no. 70-71, janvier-juin 1995, pp. 187-200.
2. Ali Benhadj, cité par Lahouari Addi, L’Algérie et la démocratie. Pouvoir et crise du politique dans l’Algérie contemporaine, p. 186, La Découverte, Paris 1994.
3. Propos relatés par Me Ali Yahia Abdennour à l'Institut royal des Affaires internationales à Londres en octobre 1998, lors d'une conférence célébrant le 10ème anniversaire des événements d'octobre 1988.