L’Algérie a été, le 11 avril dernier, la cible d’attentats terroristes particulièrement audacieux. Ces attaques se sont déroulées simultanément avec des attentats à Casablanca, révélant sans doute qu’ils étaient le fait d’organisations transnationales, voire internationales. Quelle est votre analyse du terrorisme islamiste ?
Bien entendu, comme dans tous les autres cas qu’ont connus dans le passé l’Algérie ou le reste du monde, la condamnation morale et politique du terrorisme comme pratique et comme philosophie s’applique pleinement. Il ne résout pas les problèmes de fond, mais les aggrave de diverses façons, il n’est pas à confondre avec les luttes armées pour les justes causes de libération nationale et sociale dont les actions gagnent à rejeter les méthodes aveugles et répugnantes du terrorisme pour s’imposer aux populations. Dans ce cas précis des attentats d’avril dernier à Alger et Casablanca, la jonction de plusieurs facteurs nationaux et internationaux rend l’analyse encore plus complexe que d’habitude, en ouvrant aux analystes plusieurs pistes de réflexion. Elles appellent, outre les incontournables implications sécuritaires, un redoublement de vigilance aussi bien au plan politique que géostratégique. Nombre d’analystes ont noté que ces faits se sont déroulés dans un contexte de rivalités de pouvoir aiguisées à l’approche des élections, ainsi qu’à travers la question non encore apaisée de la “réconciliation nationale”. Ils ont noté la multiplication des manifestations terroristes sur tout un arc de crise dont le “Grand Moyen- Orient” n’est qu’une partie, au moment où les faucons des USA avancent avec insistance l’idée d’un commandement unique de l’Otan pour l’Afrique. On doit se rappeler la remarque d’un Brjezinski, qui fut lui-même grand connaisseur en provocations US à l’échelle mondiale au cours des décennies précédentes, mais qui, cette fois, a lancé il y a peu un cri d’alarme, craignant que les bellicistes des USA ne créent des provocations comme prétexte à des opérations planifiées à grande échelle. On se souvient aussi comment, à la faveur des activités terroristes des années 1990, les représentants des grandes compagnies américaines (seuls étrangers à avoir eu zéro victime du terrorisme) ont pris pied solidement dans le Sud algérien. Dans un environnement nouveau aussi troublé par les insinuations des guerres psychologiques et l’opacité des opérations secrètes, comment s’y retrouver en conformité avec l’approche démocratique et d’intérêt national ? La meilleure approche vigilante est de s’interroger sur les enjeux cruciaux : A qui profitent les actes criminels ? Comment agir de façon autonome pour désamorcer les nuisances politiques ? Ne pas perdre de vue les repères fondamentaux, s’unir et lutter en particulier pour assurer à notre jeunesse des conditions économiques, sociales et démocratiques nationales capables de prévenir les causes propices aux dérives terroristes. Déjouer tout ce qui menace de transformer notre pays en terrain de manœuvres pour des conflits d’envergure mondiale. Et, avec les autres peuples et gouvernants de la région, tout faire pour rester les acteurs de notre propre histoire et non les jouets de visées contraires à nos aspirations et intérêts communs.
Vos écrits de ces dernières années indiquent que vous êtes soucieux du contexte international dans l’analyse des bouleversements que connaît l’Algérie. Qu’est-ce qui caractérise ce contexte et quelles sont ses principales répercussions en Algérie ?
Le grand bouleversement depuis bientôt vingt ans est celui qui a touché jusqu’aux parties du monde les plus reculées, avec l’affaissement d’Etats socialistes comme système global mondial. Quel que soit ce qu’on peut en penser, les soixante-dix années de leur première percée historique avaient profondément influencé le destin des luttes et des peuples sur tous les continents, y compris l’Algérie. On mesure mieux l’importance d’un succès après coup, quand il nous est arraché. Sans même entrer en guerre, le poids de l’URSS et de ses alliances avait contribué à empêcher à deux reprises (1956 et 1967) les blindés d’Israël d’entrer au Caire. Il avait permis à l’Irak en 1958 de sortir du Pacte de Baghdad et commencer son développement indépendant, puis en 1982 à Arafat et l’OLP de se dégager la tête haute du terrible siège de Beyrouth. Il a permis à la petite Cuba en octobre 1962 de sauver sa fraîche indépendance contre le géant US. Mais aujourd’hui, l’impérialisme se retrouve au cœur de Baghdad, le tandem impérialo-sioniste a mis beaucoup de régimes du monde arabe dans sa poche. Mais le pire de tout est dans le défaitisme, le suivisme envers la sentence des idéologues qui décrétaient au début des années 1990 la fin des Idéologies et de l’Histoire. Il ne resterait donc qu’à se coucher aux pieds des oppresseurs et des exploiteurs. Des voix retardataires se sont fait entendre chez nous pour endosser la prévision de Fukuyama, alors que ce dernier est revenu de ses illusions théorisées. Au nom de la grande prophétie, certains ont proclamé pour l’Algérie que les partis d’obédience socialiste doivent quitter la scène pour cause d’archaïsme, alors qu’un post-moderne comme Jacques Attali rend hommage à la profondeur et l’actualité de Marx. Dans la première moitié des années 1990, dans un long entretien reproduit par un quotidien algérois du matin (qui trouvera son intervention géniale), l’un d’eux préconisait pour l’Algérie le modèle de modernité américaine. S’il était adopté, plusieurs de nos générations traverseraient certes de grandes souffrances, au bout desquelles le pays se retrouverait enfin au rang de grande puissance mondiale. Un autre, au lendemain des attentats du 11 septembre, exprimait sa joie et poussait l’impudeur jusqu’à flirter avec les thèses de Huntington parce que, exultait-il, les USA seront désormais à nos côtés. Un autre idéologue se réjouissait dans El Watan de la “victoire” du libéralisme et récidive dans la préface d’un ouvrage en brûlant avec délices ce qu’il avait adoré dans ses “erreurs de jeunesse”. La constante chez les philosophes à géométrie variable est que leur regard ne dépasse pas les intérêts immédiats des puissants du jour, ils sont sourds aux torrents souterrains en attente de jaillissement sur la scène mondiale. N’est-ce pas pourtant pour eux le temps des déconvenues, depuis que le grand modèle US apparaît moins fiable et plus malfaisant qu’ils ne l’avaient souhaité ? Vient maintenant pour les peuples, les forces sociales et militantes qui n’ont pas courbé la tête devant l’orage, le temps des réflexions sérieuses et productives sur les évolutions profondes, souvent chaotiques et parfois dramatiques qui expriment les besoins toujours présents de l’humanité. Les temps nouveaux ne seront pas une reproduction mécanique et linéaire des confrontations passées. Mais à travers risques et dangers, les évolutions prolongeront dans leurs grandes lignes les courants géopolitiques majeurs qui ont caractérisé les avancées précédentes des peuples et des forces d’émancipation. Le grand capital financier et impérialiste occidental a encore de grandes capacités de nuisance mais il n’est pas la solution aux maux de l’humanité et il est moins que jamais omnipotent face aux résistances émancipatrices. Un premier indice important est la (re)montée des trois plus grands pays du monde en population, superficie et ressources naturelles : la Russie, le sous-continent indien et la Chine, eux-mêmes traversés par d’importants mouvements sociaux (ce sont les trois pays-continents dont Lénine pensait déjà à son époque qu’ils auraient une influence majeure sur l’évolution mondiale). Le second repère pour moi est la dynamique de libération nationale et sociale, aux composantes hétérogènes, mais puissantes, qui parcourt d’immenses étendues qui vont de l’Indonésie à l’Amérique latine et centrale en passant par l’Afrique. Une dynamique en proie à de multiples problèmes, mais qui a déjà brisé à plusieurs reprises une partie de l’agressivité impérialiste. Un troisième courant enfin, celui de l’altermondialisme et des forums sociaux, est à l’état naissant, mais déjà porteur d’une dynamique à la fois sociale, écologique, culturelle et fondée sur la défense et la promotion des droits humains. Il appelle à la jonction des efforts trans-continentaux y compris ceux de l’Occident capitaliste pour un autre monde possible à travers les actions communes autonomes et les échanges démocratiques. La grande question, selon moi, est de construire les convergences et l’unité d’action des grands courants mondiaux autour de leurs intérêts communs. La faiblesse majeure dans cette voie me paraît être la jonction insuffisante des deux ressorts principaux qui animent aujourd’hui la résistance aux impérialismes. L’un s’appuie sur les aspirations de classe et l’autre sur les aspirations de caractère identitaire (ethno-nationaliste, linguistique, religieux), dont le cas le plus typique aujourd’hui est celui des mouvances islamistes. Les forces d’oppression et d’exploitation ont appris à merveille à diviser ces deux grands courants, entre eux et en leur propre sein. Si ces deux approches surmontaient en leur sein leurs étroitesses et autres défauts sérieux, l’impact et la qualité de leurs luttes en synergie seraient multipliés dans le creuset des luttes communes. Si la lutte algérienne pour l’indépendance fut couronnée de succès, c’est parce que, en plus du contexte régional et mondial plus favorable, on a vu se conjuguer dans les faits, comme y appelait la déclaration du 1er Novembre 1954, les aspirations démocratiques et sociales et l’attachement aux valeurs positives et traditionnelles islamiques communes aux arabophones et berbérophones. A l’inverse, on connaît les dégâts qui ont résulté, après l’indépendance, des oppositions regrettables entre démocratie sociale et sensibilités identitaires. Cela est valable autant à l’échelle nationale qu’internationale. La grandeur et les graves faiblesses des luttes menées par les peuples palestinien, irakien et libanais sont une des illustrations de ce que je viens d’avancer.