« Pour que l’Islam vive ou ressuscite dans les consciences, il faut tuer ce qui s’appelle « culture musulmane », cette culture qui empuantit les âmes, avilit les caractères, affadit les consciences, effémine les vertus. » [1]
Cette terrible critique que Bennabi répètera plusieurs fois en utilisant indifféremment musulmane ou islamique risque d’être mal comprise lors d’une lecture rapide ou si l’on ne possède pas le vocabulaire bennabien. Nous remarquons d’abord qu’il met culture musulmane entre guillemets pour bien indiquer qu’au fond elle n’a pas la valeur d’une culture et rien de musulman, que cet adjectif fait référence à une aire géographique et ne relève en rien de l’Islam puisque le but recherché est justement de le faire vivre ou de le ressusciter dans les consciences. Nous soulignons ensuite que pour Bennabi, la « culture islamique » est la seule à exister en pays musulmans. Le reste n’est qu’imitation étrangère, ou pour mieux dire occidentale, ne possédant aucune authenticité et n’ayant ainsi aucun dialogue avec le subconscient collectif – d’autres diront avec son âme.[2]
Il cite[3] aussi l’écrivain russe Piotr Iakovlevitch Tchaadaïev (1794-1856)[4]: « Nous sommes pour ainsi dire étrangers à nous-mêmes. Nous marchons si singulièrement dans le temps qu’à mesure que nous avançons, la veille nous échappe sans retour. C’est une conséquence naturelle d’une culture toute d’importation et d’imitation. Il n’y a pas chez nous de développement intime, de progrès naturel ; les nouvelles idées balaient les anciennes parce qu’elles ne viennent pas de celles-là et qu’elles tombent on ne sait d’où. Ne prenant que les idées toute faites, la trace ineffable qu’un mouvement progressif grave dans les esprits et qui fait leur force ne sillonne pas nos intelligences. Nous grandissons, mais nous ne mûrissons pas. » Et Bennabi de commenter : « Probablement Tchaadaïev a vu juste dans la situation de la Russie d’alors. Mais combien ses propos sont adéquats à la situation de notre société musulmane en 1971.«
Dans le constat sans appel placé au début de ces lignes, le terme pivot est culture. Comment Bennabi interroge-t-il le concept de culture ?
Nous savons que pour Bennabi, la culture possède quatre aspects : l’éthique, l’esthétique, la logique pragmatique et la technique. Elle irrigue la société dans son ensemble. Elle est formatée par une idée religieuse au sens large qui a un pouvoir sociétal mouvant la société à forger une civilisation qui crée toutes les conditions à l’épanouissement de ses membres. Ce n’est que dans la civilisation que naissent les grands hommes qui créent alors ce que d’aucuns appellent la culture sous forme de science, de philosophie, de musique ou de littérature. Loin de tout le fatras folklorique qui est, lorsqu’il est seul, l’apanage des sociétés primitives.
Si nous résumons : seule la culture a un but sociétal, un projet de civilisation. Culture et civilisation sont dans une relation biunivoque : chacune irrigant l’autre dans une incessante dialectique. Quand la civilisation s’effondre et entre dans sa phase de décadence, la culture n’a plus de prise avec le réel et n’arrive plus à se renouveler, elle se fossilise et n’a plus de lien avec sa mouture originelle. De loin, elles se ressemblent mais au fond elles n’ont plus rien de commun. La « culture musulmane » critiquée par Bennabi n’est pas celle de la civilisation arabo-islamique qui, elle, ne peut plus nous parler car elle s’adressait à un homme qui n’existe plus.
la définition de la culture qui se rapproche le plus de celle de Bennabi est incontestablement celle de Nietzsche : « …la culture allemande que je considérais alors [1873] déjà avec un mépris sans ménagement. Pour moi elle était dépourvue de signification, sans substance et sans but. Elle ne représente qu’une « opinion publique ».[5]
Je pense que la parenté entre Nietzsche et Bennabi est plus importante qu’on ne le croit. Non dans les résultats des idées mais dans leur forme ; dans la vie des deux penseurs, l’auto-évaluation de leur œuvre, les difficultés rencontrés dans leurs relations sociales et surtout dans leur immense solitude. A l’immense réserve est que le premier vivait dans une société civilisée alors que le second dans une société post-civilisée. Et nous savons la différence que cet état entraîne dans la pensée de Bennabi.
Bennabi a très tôt senti la vitalité de la philosophie nietzschéenne et son apport à la formation de l’homme. Avant même qu’il ne songe à écrire, il en appréciait la valeur[6]. En 1934, à l’âge de 29 ans, il en conseille la lecture à celui qui sera son plus proche compagnon, le futur docteur Abdelaziz Khaldi, alors jeune lycéen de 17 ans à Annaba, tombé dans l’ornière du progressisme :
« L’œuvre de Nietzsche qu’on ampute aujourd’hui pour la rendre moins farouche dans le monde civilisé, l’ [Khaldi] avait libéré des tics « progressistes » et des tics « indigènes ». Tout en ajoutant par ailleurs qu’ainsi, il guérissait le mal marxien par le mal nietzschéen.[7]
Dans la citation de Nietzsche ci-dessus, nous voyons qu’il s’en prend à la culture allemande aussi vivement que Bennabi à la culture islamique.
En août 1870, Nietzsche s’engage comme infirmier, sa santé ne lui permettant pas de devenir soldat dans la guerre qui avait éclaté entre la France et ce qui allait devenir le Second Reich. L’éclatante victoire allemande et sa conséquence, l’unification, allaient fortifier l’industrialisation du pays faisant de lui une forêt d’usines et permettre à l’Allemagne de devenir le premier pays industriel de l’Europe. Cette industrialisation à marche forcée et l’état d’esprit qui l’accompagne horrifient Nietzsche : « Les Allemands, on les appelait autrefois « le peuple des penseurs »: pensent-ils encore aujourd’hui? Aujourd’hui, l’esprit n’inspire plus qu’ennui aux Allemands, les Allemands se méfient de l’esprit, la politique absorbe tout leur sérieux pour les choses de l’esprit. »[8]. Sentant que l’orientation de la science allemande allait se dégrader en technologie ce que théorisera plus tard son compatriote, qu’il influença profondément et durablement, Oswald Spengler qui en fit un des symptômes de la décadence civilisationnelle.[9] Nietzsche lance sa flèche : « Ce serait une grave controverse que de m’objecter la science allemande (…) Depuis maintenant dix-sept ans, je ne me lasse pas de mettre en lumière l’influence « déspirualisante » de notre activité « scientifique » actuelle. Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est l’une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes ne trouvent plus d’éducation, ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées. »[10]
Nous avons l’impression d’entendre l’écho de ses analyses sous la plume de Bennabi discourant sur sa propre société : « Déjà, je me rendais compte que l’élite musulmane était dévorée par le cancer politique. Elle ne pouvait pas discerner les problèmes vitaux du monde musulman. Celui-ci se trouve finalement aujourd’hui avec des problèmes qui auraient pu être résolus il y a trente ans. Mais pour cela, il eût fallu à cette élite un peu de culture, de désintéressement et de modestie (…) un travail en commun, avec toutes les servitudes qu’il implique, n’est pas encore possible dans la société musulmane d’aujourd’hui. Surtout pour ses élites intellectuelles.« [11]
Maintenant que nous avons vu la parenté intellectuelle entre nos deux penseurs, quelle caractéristique leur accorder ? C’est celui « d’esprit libre » qui à mon sens leur accole le mieux. Le mot est d’ailleurs de Nietzsche lui-même qu’il utilisa pour la première fois comme sous-titre à un des ses ouvrages.[12]
Il nous explique, dans le chapitre 2 de sa préface, comment il est arrivé à le forger : » Et c’est ainsi que j’ai inventé, un jour que j’en avais besoin, les « esprits libres » auxquels est dédié ce livre et de courage et de découragement : de ces « esprits libres », il n’y en a, il n’y en eut jamais, – mais c’est leur société qu’il me fallait alors pour garder ma bonne humeur au beau milieu d’humeurs mauvaises. »
Dans le tome I du même livre[13], il nous en livre sa définition : »On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui en raison de son origine, de son entourage, sa situation et de son emploi ou en raison des vues régnantes de son temps. »
Nous avons vu Bennabi, le musulman, s’en prendre farouchement à la « culture musulmane » et nous verrons plus loin qu’aucun domaine n’échappe à sa froide analyse, à sa lucidité. Il s’attelle à détruire les idoles qui ont constitué le vade-mecum, le prêt à penser de ses compatriotes et de ses coreligionnaires, toutes les « idées mortes » et toutes les « idées mortelles » qui les ligotent dans la décadence. Il a poussé le plus loin possible « le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu’un esprit peut oser »[14]
Nietzsche fait une fondamentale distinction entre l’esprit libre (der Freigeist) et le libre-penseur (der Freidenker). Ce dernier ne faisant que remplacer les convictions existantes dans une société par d’autres convictions mais le dogmatisme reste le même. En Europe, il fut surtout anticlérical et antireligieux. Né avec la Renaissance, développé par les Lumières, il trouva sa pleine expression au XIXe siècle et sa caricature vers le dernier tiers du XXe siècle. L’Inquisition catholique a été remplacée par l’inquisition laïciste à double détente et le prêtre par le journaliste et le politicien.
Arrêtons-nous un instant et posons-nous la question : un musulman peut-il réellement être un esprit libre ? La définition qu’on donne souvent de l’islam est la soumission de l’homme à Dieu et aux préceptes et lois qu’Il nous a donnés. Un esprit soumis est l’inverse de l’esprit libre (Nietzsche le souligne en plusieurs aphorismes). Or il y a mauvaise appréciation de ce qu’est l’islam. Le professeur émérite de l’Université de Strasbourg, l’éminent linguiste et spécialiste de la Fusha, la langue arabe immémoriale, Amin Abdulkarim Barbot a traduit islam par oblation, c’est-à-dire l’offrande faite à Dieu. Or toute offrande est librement consentie. Plus l’esprit est grand, élevée, plus les préceptes et lois de l’islam lui paraissent naturels, comme s’ils émanaient de lui.
Dès la parution de son premier livre les conditions de la renaissance, en mars 1949, sur la problématique civilisationnelle, en Algérie et par extension dans tout le monde musulman, Bennabi suscita une formidable tempête avec son concept de la colonisabilité. Il y eut une touchante unanimité parmi tous les acteurs non officiels de la scène politique et culturelle algérienne, des Oulémas aux communistes. Ils le ressentirent comme une offense à leur dignité, un affront à leur histoire, un mépris pour leur société sous le joug colonial. On voulait changer sans … rien changer. Ce fut un refus catégorique de l’introspection sociale et historique. Il y eut même parmi ceux qui acceptaient nombre de ses idées, celle-ci ne leur passa pas. A son retour en Algérie, fin aout 1963, il assiste à une conférence sur son deuxième ouvrage sur la même problématique, Vocation de l’Islam, paru en septembre 1954 qui le fait réagir : » La conférencière voit en effet dans la colonisabilité une concession que l’auteur aurait faite sciemment au colonialisme qui tenait comme on le sait toutes les vannes de la culture et de l’économie en Algérie pour faire passer un certain nombre de ses idées à travers ses vannes. Même réduit à ce souci, le procédé dépasse singulièrement la dose de malice dont la nature m’a doté. Mais je dois à la vérité de dire que ce n’est pas ce souci qui m’avait inspiré, mais le simple fait sociologique. Aujourd’hui, en effet nous avons cessé d’être colonisés. Mais avons-nous cessé pour autant d’être colonisables ? Je ne saurais l’affirmer. Et je dois dire que les années passées en Orient n’ont fait que renforcer dans mon esprit la notion de colonisabilité qui, au contact de la réalité sociale de ces pays, m’est apparue valable pour ces pays même s’ils n’ont pas connu le colonialisme dans ses formes classiques. Je dois donc dire que la colonisabilité n’est pas une concession, mais un grave problème. »[15]
La colonisabilité a été le résultat d’une investigation douloureuse et sans aucune concession sur la conséquence de la décadence. Pour Bennabi, c’est la vérité qui libère, qui permet, en se remettant totalement en question, de trouver les « voies nouvelles » pour sortir de l’ornière et prendre son destin en mains. Ne plus subir ni matériellement, ni mentalement. On préfère se complaire et s’enorgueillir d’un passé, certes brillant, mais révolu à jamais. Certains pensant échapper à leur triste sort, croient en un passé forgé par les officines du colonialisme et de la lutte idéologique[16]. D’autres se pensant stratèges accentuent les divisions entre musulmans comme nous le voyons actuellement au Moyen-Orient. Ils préfèrent oublier leur véritable ennemi et leur véritable adversaire alors que ces derniers passent leur temps à les humilier. L’anthropologue et essayiste français Emmanuel Todd, démontrant la faiblesse intrinsèque des Etats-Unis nous explique que « la faiblesse militaire des Etats-Unis fait du monde musulman, dont la faiblesse en ce domaine est extrême, une cible préférentielle. « [17] Ceux-là ont toujours préféré les guerres asymétriques depuis les guerres indiennes. L’histoire récente des guerres américaines contre l’Afghanistan et l’Irak ont amplement prouvé l’incapacité américaine au combat terrestre et l’occupation des territoires. Leurs pertes humaines s’élèvent à plus de 10.000 morts sans compter les nombreux américains des sociétés militaires, ces mercenaires modernes. Leur protégé, Israël, a lui aussi toujours bénéficié, depuis le début en 1947, et non depuis la reddition de l’Egypte, d’un avantage appréciable en hommes et en matériels.
Bennabi non seulement justifie mais approuve Tamerlan détruisant deux immenses armées musulmanes prêtes à conquérir une Europe au début de la phase expansive de sa civilisation. Lui, le musulman, se situa avec l’aurore d’une civilisation, l’occidentale, contre le crépuscule de sa propre civilisation. Et ceci au moment où cette civilisation, arrivée à sa maturité, le martyrisait et martyrisait la presque totalité de ses coreligionnaires.[18]
Nietzsche et Bennabi ont aussi en commun d’avoir une haute et exigeante idée de leur œuvre. Le premier proclame qu’avec son livre Ainsi parlait Zarathoustra, » Avec lui j’ai fait à l’humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. « [19] Quant au second, il affirme que » du point de vue doctrinal, il n’y a pas l’ombre d’un doute dans mon esprit : toutes les solutions qu’on a proposées jusqu’ici au problème musulman sont fausses, sauf la mienne. Et j’ai même le moyen de vérifier la fausseté des autres solutions puisque j’ai leur résultat pitoyable sous les yeux de Tanger à Djakarta. « [20]
Nos deux penseurs avaient pour but de faire parvenir leurs idées à leur société et c’est celui-ci qui l’expose sous forme de douloureuse alternative à sa conscience : » Dois-je considérer le problème en simple écrivain qui dit ce qu’il croit juste et laisse, comme Machiavel, aux autres de réaliser la solution ? Ou bien, comme un messager qui se croit non seulement chargé de transmettre un message, mais aussi de le faire entrer dans les têtes et les cœurs, dussé-je en perdre le sommeil, le boire, le manger et même le sang ? « [21]
Nietzsche après avoir choisi le second terme de l’alternative en estimant que ses idées pouvaient parvenir par le truchement de la musique de Wilhelm Richard Wagner (1813-1883), s’en écarta violemment pour revenir au premier terme de l’alternative en écrivant deux livres[22] contre le maître de Bayreuth tout en dissociant sa personne de son œuvre et de sa réception : « Je suis une chose et mon œuvre en est une autre (…) Quelques uns naissent d’une façon posthume. « [23]
Quant à Bennabi, il choisit résolument le second terme de l’alternative. Son immense souffrance lui vint infiniment plus de la colonisabilité, c’est-à-dire des musulmans que du colonialisme qui était lui parfaitement dans son rôle. Mais aussi et surtout de la colonisabilité manipulée par le colonialisme qui ne pouvant s’en prendre à ses idées ou mieux encore n’ayant pas la capacité de les réfuter, la poussa à s’attaquer à l’homme de la lutte idéologique en traitant cette dernière de paranoïa. Même ceux qui étaient les plus proches estiment pour l’un qu’il « ramène tout abusivement à la lutte idéologique », que ce « sentiment est parfois exagéré », pour l’autre qu’il « prend trop de précautions » et pour d’autres encore qu’il « analyse trop » ou qu’il est un « théoricien. »[24]
Certains, parmi nous, qui ont perdu le lien avec la « culture musulmane » restent quand même tributaire de sa Weltanschauung comme le culte de l’unanimisme qui est, au fond, le contraire de l’unité et qui a servi depuis plus de soixante ans de levier à tous les apprentis tyrans en Algérie. On a voulu jeter un voile pudique sur les luttes sanglantes du début de l’Islam. On n’a accepté que les divergences des oulémas car elles ne portaient que sur des points de détail du culte. Au fond, c’était l’obsession de l’ordre publique qui primait. Ce qui pouvait être légitime dans une période où les esprits étaient échauffés sur la question et où les divergences pouvaient aboutir à de graves troubles. Cela n’était plus le cas après que le temps ait fait son œuvre. Et c’est cela que Bennabi lui reprochait, c’était de ne pas se renouveler en tenant compte de situations différentes. Cette vue des choses s’est ainsi emparée de la perception du nationalisme, de la Révolution algérienne, de la guerre de libération nationale et de ses conflits internes.
Bennabi a connu très tôt celui qui allait devenir le père fondateur du nationalisme algérien organisé, Messali Hadj. Ce fut en 1932 à Paris où ils résidaient. Ce dernier n’était pas encore véritablement connu à part de quelques dizaines d’ouvriers algériens. Mais très rapidement, il juge sévèrement le personnage : » Messali, innocent ou coupable, fut la meilleure peau de banane que le colonialisme pouvait jeter sous le pied du peuple algérien afin de le faire glisser hors de sa voie. « [25] Dans l’analyse bennabienne, le peuple algérien avait commencé sa transformation sociale sous l’égide de l’Association des Oulémas depuis 1925 avec une conscience aigüe des devoirs et de ne compter que sur soi-même. Le peuple algérien était sur la voie de récupérer sa conscience collective. Le mouvement nationaliste, cornaqué par la gauche française, s’était donné pour mission de ne revendiquer, pacifiquement ou violemment, que des droits au colonialisme. Une réflexion de Bennabi sur la genèse du mouvement messaliste en dit long sur ce qu’il appellera la lutte idéologique : « Le mouvement nationaliste algérien naîtra là, au siège de l’Ordre français de la Franc Maçonnerie. Maintenant que les évènements m’ont appris un peu à réfléchir, je dois dire que ça me laisse rêveur.« [26] L’autre pôle du patriotisme algérien, la Fédération des Elus du Constantinois, dont le chef le docteur Bendjelloun avait eu son heure de gloire dans les années 1934-1935 au point de représenter l’Algérie entière, comprenait la majeure partie de l’élite algérienne et nous avons vu plus haut ce qu’en pensait Bennabi. L’Islah sur lequel Bennabi fondait de grands espoirs allait succomber à la facilité qu’il redoutait: »Le nationalisme algérien prenait ainsi sa préfiguration historique avec une aile ouvriériste prête à s’embourgeoiser à Paris et s’accoquiner avec une partie de la gauche française, et une aile bourgeoise prête à s’encanailler avec le colonialisme. L’Islah essayait de frayer son chemin entre les deux sans se douter qu’il devra remettre un jour sa démission morale à l’aile bourgeoise, et qu’il sera finalement pulvérisé par l’aile ouvriériste. »[27]
Enfin la Révolution algérienne éclata, ce terme avait toute sa signification car elle allait, en si peu de temps, quelques courts mois à peine, d’un peuple soumis, désespéré, ayant perdu sa conscience collective[28] en faire un peuple prenant son destin en mains, croyant en sa libération et uni. Bennabi, qui était alors en France, la quitte en avril 1956 pour aller au Caire où il trouve la direction du FLN, alors réfugiée dans cette ville. Il demande à rejoindre le maquis comme brancardier, son âge alors plus de 51 ans ne lui permettant pas de prendre les armes et surtout comme historien de la Révolution en cours[29]. On lui oppose un refus catégorique. La suite allait démontrer ce qu’on voulait cacher au peuple algérien : « en 1955 et au début 1956 – c’est-à-dire tant qu’il y avait un esprit révolutionnaire en Algérie – les vaillants combattants faisaient leurs coups de mains contre les agglomérations comme Tébessa en plein jour et aux cris de « Allah Akbar!« . Et ces combattants s’appelaient « moudjahidine« et ne voulaient pas d’un autre titre rappelant une organisation militaire ordinaire (…) Le cri de « Allah Akbar« était le cri de la Révolution algérienne, le rugissement du lion, le mot de ralliement des compagnons de Ben Boulaïd, des héros du 1er Novembre 1954. C’était le cri qui faisait trembler le colonialisme parce qu’il se rendait compte, tant que ce cri était poussé, que la Révolution avait encore une âme… Mais il a compris que cette âme ne s’est échappée du filet boulitique qui l’emprisonnait jusqu’au 1er Novembre 1954 que par miracle, parce qu’un homme qui n’était ni « zaïm« , ni intellectomane, avait déchiré le filet boulitique en cette nuit mémorable. Aussi, je comprends combien le colonialisme a dû dépenser d’ingéniosité pour abattre d’abord cet homme afin de reprendre l’âme algérienne dans le filet boulitique(…) Mort de Ben Boulaïd, Congrès de la Soummam, introduction des intellectomanes (…) dans les rangs de la Révolution… La Révolution n’a plus son âme ; elle est morte : les « zaïms« ont fait des « moudjahidine« qui entraient dans les villes algériennes au cri de « Allah Akbar !« (…) des tirailleurs campés dans des casernements où ils mangent leur soupe en attendant la fin… de la comédie. »[30] Il écrivit alors sa célèbre brochure, édité en trois langues, SOS Algérie avec comme sous-titre on massacre un peuple. La direction du FLN le marginalisa complètement en lui supprimant sa mensualité de réfugié politique et en l’ignorant complètement lors de la désignation de la représentation de l’Algérie à la Conférence afro-asiatique du Caire et au Congrès des écrivains afro-asiatiques, lui l’écrivain algérien le plus profond et l’auteur du livre l’Afro-asiatisme. Juste avant le cessez le feu, il écrit une autre brochure, Témoignage pour un million de Martyrs, pour demander que la lumière soit faite sur plusieurs aspects de la guerre de libération.[31] Pour comprendre son attitude et sa démarche, il faut se rapporter à l’idée centrale de sa pensée qu’il résume peu avant le coup d’Etat qui allait emporter Ahmed Ben Bella : « Je sais que la solution que je propose à ce problème [le problème musulman] depuis un quart de siècle est rigoureusement exacte : il faut une civilisation pour résoudre le problème musulman. Toute autre solution n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. L’indépendance notamment n’est qu’un cautère sur une jambe de bois, le cautère pouvant être un Bourguiba et la jambe en bois le peuple tunisien livré au caprice d’un maniaque mille fois pire que Ben Bella. »[32]
Que reproche-t-on à l’homme Bennabi à part la paranoïa citée plus haut ? Elles peuvent se résumer à quatre reproches. Je solliciterai à chaque fois Nietzsche pour y répondre, lui dont personne ne conteste plus le génie même si cette dernière s’inscrit en faux contre ses idées.
La première, intellectuelle, consiste à souligner les contradictions entre les livres et les écrits non consignés dans des livres. Certains y voient « doute », « hésitation » voire des « tiraillements »[33]. Le 22 mai 1883, Nietzsche écrit à un de ses amis, Franz Overbeck : « Je ne vois plus pourquoi je devrai écrire ne serait-ce qu’encore une moitié d’année. Tout n’est qu’ennui, dégoût (…) Il n’y a plus rien de bon à faire, et je ne ferai plus rien de bon. Et d’ailleurs pourquoi faire quelque chose ! Cela me fait penser à ma dernière folie, je veux parler du Zarathoustra (tu arrives à me lire ? J’écris comme un cochon). Il m’arrive deux ou trois jours de l’oublier complètement : je me demande s’il possède quelque valeur que ce soit… » Quand on se rappelle ce qu’il disait de son livre, cité plus haut !
La seconde celle de posséder un égo démesuré, dû à un « sentiment parfois exagéré » de pas avoir eut ni les honneurs ni la reconnaissance de ses idées[34]. Nietzsche : « … le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu. Je vis sur le crédit que je me suis fait à moi-même. »[35] ou : « Les grands hommes sont nécessaires, l’époque où ils apparaissent est accidentelle (…) Entre un génie et son temps, il y a le même rapport entre le fort et faible, entre vieux et jeune (…) le grand homme – en œuvre, en action – (…) se dépense sans compter, c’est bien là la grandeur (…) Il s’épanche, il déborde, il s’épuise, il ne s’épargne pas… mais c’est l’effet d’une fatalité, d’un destin plus fort que sa volonté, tout comme est involontaire la crue d’un fleuve qui déborde ses digues… »[36]
La troisième de vouloir en finir avec la vie ou plutôt de la voir se raccourcir. Nietzsche : « Il y a quelque chose que j’appelle la rancune de la grandeur ; tout ce qui est grand, une œuvre, une action, se tourne immédiatement après l’achèvement contre son auteur. Par le fait même qu’il l’a accomplie, il devient faible, il n’est plus capable de supporter son action. « [37]
Et last but not least, les attaques ad hominem. Nietzsche : « … j’ai comme des antennes psychologiques à l’aide desquelles je puis tâter et palper toutes sortes de mystères : toute la pourriture cachée qui croupit au fond de certaines natures… »[38] ou mieux encore : « Presque tout génie connait, parmi les étapes de son développement, celle de l’existence « catilinaire », un sentiment de haine, de rancœur, de révolte contre tout ce qui est déjà, tout ce qui a cessé de devenir…Catilina – ou la forme préexistante de tout César. « [39] Vers le milieu du premier siècle av. J.C., Lucius Sergius Catilina (108-62) estimant que la République romaine devenait décadente et qu’il fallait lui donner une autre forme politique en détesta son élite d’alors et essaye par deux fois de la renverser. Ce rôle revint à Jules César, le promoteur de l’Empire.
Nous l’avons compris, tous ces reproches reviennent à ce qu’on ne reconnait pas à Bennabi son statut de génie, de grand homme. Il est le digne héritier du plus grand homme musulman Omar ibn al-Khattab, le véritable fondateur de l’Islam temporel, celui qui a le mieux intériorisé l’enseignement du Prophète, qui a regardé, en esprit libre, cet enseignement et qui a montré comment il est valable en tout temps et en tout lieux. Il a pris sans hésiter des initiatives que le Prophète n’avait pas prises comme par exemple la recension du Coran, l’instauration du tarawih ou de la suspension, en des temps durs, de l’application du châtiment du voleur.
Abderrahman Benamara
Ouechtata, le 7 septembre 2019
[1] Pourritures, ed. Benmerabet, Alger, 2016, p 169
[2] Cf surtout Les conditions de la renaissance, ed. Benmerabet, Alger, 2016 et Vocation de l’Islam, ed. Benmerabet, Alger, 2016
[3] Les mémoires d’un témoin du siècle, Samar, Alger, 2006, p 513
[4] Lettres Philosophiques, l’Âge d’Homme, Lausanne, 2009
[5] Ecce Homo, Denoël, copyright Mercure, Paris, 1909, p 91
[6] » Nietzsche m’intéressait à cause de l’atmosphère du moment dans un monde en ébullition où il jetait ces éclairs fulgurants que des commissions ad hoc déclarent aujourd’hui étrangères à sa pensée. » In Mémoire d’un témoin du siècle, op. cit., p 164
[7] Op. cit., p 220
[8] Le crépuscule des idoles, Gallimard, Paris, 1974, p 75
[9] Le déclin de l’Occident, traduction de M. Tazrout, 2 vol., Gallimard, Paris, 1948
[10] Le crépuscule des idoles, op. cit., p 77
[11] Mémoires d’un témoin du siècle, op. cit., p 141-145
[12] Humain trop humain, un livre pour esprits libres, Gallimard, Paris, 1981
[13] Op. cit., paragraphe 225
[14] Ecce Homo, op. cit., p 8
[15] Mémoires d’un témoin du siècle, op. cit., p 408
[16] En mai 1947, l’Emir Abdelkrim al-Khettabi, le héros d’Anoual, réussit à s’évader pour s’installer au Caire. Bennabi, nota alors dans ses mémoires : » la presse du « psychological-service » parlait du « vieux chef berbère ». Je reconnais la touche de Massignon, l’auteur du « Dahir berbère », c’est-à-dire l’esprit même du colonialisme français avec sa trilogie : berbérisation, christianisation, francisation de l’Afrique du Nord. Abdelkrim eût-il écrit mille fois son nom « al-Khettabi » à Massignon, celui-ci n’aura jamais parlé que du » chef berbère » … » in Mémoires d’un témoin du siècle, op. cit., p 279
[17] Emmanuel Todd, Après l’Empire, Gallimard, Paris, 2002, p 159
[18] Vocation de l’Islam, op., cit.
[19] Ecce Homo, op. cit., p 10
[20] Mémoires d’un témoin du siècle, op. cit., p 432
[21] Op. cit., p 432
[22] Le cas Wagner, Gallimard, Paris, 1974 et Nietzsche contre Wagner, Gallimard, Paris, 1980.
[23] Ecce Homo, op. cit., p 67
[24] Mémoires d’un témoin du siècle, op., cit., pp 14 et 495
[25] Op. cit., p 150
[26] Op. cit., pp 150-151
[27] Op. cit., p 165
[28] Les services français ont imputé, tout d’abord, le Premier Novembre aux « fellagas » tunisiens qui avaient combattu le colonialisme français de 1952 à 1954. Certains avaient refusé de déposer les armes estimant insuffisant l’autonomie interne et exigeant tout de suite l’indépendance.
[29] Mémoires d’un témoin du siècle, op. cit., p 321
[30] Op. cit., pp 358-359
[31] Op. cit., pp 322, 348, 352 et 391
[32] Op. cit., p 432
[33] Op. cit., p 32
[34] Op. cit., p 14
[35] Ecce Homo, op. cit., p 7
[36] Le crépuscule des idoles, op. cit., pp 133-135
[37] Ecce Home, op. cit., p p122-123
[38] Op. cit., p 33
[39] Le crépuscule des idoles, op. cit., p 136