Il est courant de nos jours de confondre islamisme et extrémisme – voire terrorisme –, par paresse intellectuelle ou de manière malveillante, malintentionnée. Quel est donc le rapport entre ces deux termes ?
Si l’Islamisme (et son synonyme « l’Islam politique »), concept développé en Occident, désigne l’engagement du musulman en politique en se référant aux préceptes de sa religion, alors il est utile d’explorer le rapport du musulman à l’extrémisme en politique, et à l’extrémisme tout court. A cet effet, il est important de convoquer une notion coranique importante qui aide à établir ce rapport. Il s’agit de la notion de médiatude (wassatiya en arabe – medianhood en anglais). Elle dénote l’attitude qui maintient l’individu, le groupe et la communauté loin des extrêmes. Le verset coranique qui introduit ce concept dit : « Et aussi Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu (ummatan wassatan) pour que vous soyez témoins aux gens, comme le Messager sera témoin à vous » (1). En matière de pratique de la religion, deux autres versets coraniques viennent soutenir le précédent en bannissant l’excès : « Ne commettez pas d’excès (lā taghlou) dans votre religion » (2, 3).
« Wassatan » a aussi été traduit par les termes tempéré, balancé, modéré, situé au centre, au milieu, à la médiane. Le plus courant d’entre eux est l’adjectif « modéré » ; on parle souvent d’Islam et de musulman modérés. Cependant, ce terme semble manquer de précision pour transmettre le plein sens de « wassatan ». Il est vrai que « modération » provient de la racine latine moderari, dérivé de modus, signifiant la mesure et indiquant donc le sens de la circonspection, la retenue et l’éloignement de tout excès ou exagération. Cependant, la « modération » exprime surtout, par abus de langage peut-être, la notion de réduction, de diminution et d’atténuation, le fait de rendre moindre. Ne dit-on pas un loyer ou un prix modéré, une marche modérée, un feu modéré ? Donc « modéré » tend à indiquer un éloignement de l’excès par le haut sans couvrir forcément l’éloignement de l’excès par le bas, qui est également nuisible.
Adopter la posture de la wassatiya c’est se mettre dans tous les domaines de la vie humaine, dans ses aspects privé, professionnel ou public, profane ou religieux, à équidistance des deux extrêmes, celui de l’exagération et celui de l’insuffisance: à équidistance entre l’outrance (ghoulou) et la déficience (taqsīr), entre la démesure (ifrāt) et la négligence (tafrīt), entre la lâcheté (joubn) et la précipitation (tahawour), entre l’avarice (boukhl) et le gaspillage (isrāf), etc.
En outre, l’expression « musulman modéré » a pris avec l’usage une forte charge négative ; elle connote, dans les sociétés musulmanes au moins, un musulman trop accommodant, mou, aplati, docile, maniable, un musulman dissolu et altéré, un musulman immature, puéril et manipulable. Bref, tout le contraire du « musulman pur, dur et mûr », pour reprendre une formule chère à Rachid Benaissa. C’est un qualificatif aussi malheureux que celui de « musulman tolérant » qui connote un musulman acceptant l’injustice et l’humiliation. Ceci s’expliquerait par des attitudes et des propos indignes de certains musulmans propulsés par les médias occidentaux et présentés comme des musulmans modérés et tolérants, des musulmans modèles.
La notion de wassatiya est difficile à traduire par un seul mot en français ou dans d’autres langues. C’est d’ailleurs le cas de nombre de concepts islamiques fondamentaux tels que dīn, islām, īmān, ihsān, rahma, haqq, karāma, ‘adl, jihād, charī’a, etc. (4). Selon le penseur musulman Abul Alā al-Maudūdi, qui a traduit en anglais le sens du Coran, « l’expression arabe [ummatan wassatan] que nous avons traduit par ‘la communauté de la voie du milieu’ est trop riche en signification pour trouver un équivalent adéquat dans une autre langue. Elle indique un groupe distingué de personnes qui suit le chemin de la justice et de l’équité, de l’équilibre et de modération, un groupe qui occupe une position centrale parmi les nations du monde, de façon à ce que son amitié avec tous soit basée sur la droiture et la justice et que personne ne bénéficie de son soutien pour la malfaisance et l’injustice. » (5).
Le terme wassatiya a été interprété par le Prophète Mohammed (ppsl) dans l’un de ses hadiths par le mot ’oudoul (6) qui signifie les justes, capables de témoignage et de jugement, ce qui donne sens à la suite du premier verset cité plus haut : la wassatiya prédispose à la fonction de témoignage aux gens. Il s’agit là d’un témoignage actif visant à améliorer le sort de l’humanité. En fait le témoignage s’inscrit dans le cadre de la khilāfa sur Terre, fonction première de l’Homme qui implique une responsabilité active envers toutes les créatures.
Le philosophe algérien et ingénieur électricien Malek Bennabi aimait à dire que « le musulman est un transformateur social » ; il a en particulier pour vocation d’être un transformateur de conflits. Il s’agit d’un devoir religieux. Chaque membre de la communauté musulmane (umma) doit aspirer à être un médiateur (wassīt) entre les gens – et pas uniquement entre les musulmans, le Coran est clair à ce sujet (7) – qui œuvre pour tirer les parties en conflits vers un terrain d’entente (kalimatin sawā – common ground).
Si la médiature désigne le lieu et l’espace de médiation (wassāta), la médiatude (wassatiya) pourrait être assimilée à la prédisposition intellectuelle et psychologique indispensable à la réussite de tout processus de médiation.
Abbas Aroua
13 juin 2014
Notes de référence :
(1) Coran, 2:143.
(2) Coran, 4:171.
(3) Coran, 5:77.
(4) Abbas Aroua. The Quest of Peace in the Islamic Tradition. Kolofon Press, Oslo 2013. Disponible en ligne sur : http://cordoue.ch/images/stories/pdf/Books/Q4P.pdf
(5) Sayyid Abul Ala Maududi. The Meaning of the Qur’ān (Tafhim al-Qur’ān).
(6) Rapporté dans Sunan at-Tirmidhi.
(7) Coran, 4:114.