L’opinion que j’apporte ici, partielle et partiale, est celle d’un citoyen et militant qui, comme de nombreux autres, ont refusé et ont payé pour cela le prix fort, de se plier aux diktats successifs du régime. Nous n’avons pas craint durant les décennies précédentes, alors qu’il en était encore temps, de mettre positivement en garde contre un certain nombre d’orientations officielles qui risquaient à terme de ruiner les espoirs de l’indépendance.
Nous avions alerté en paroles et en actes contre le triomphalisme asocial ou antisocial des uns, qui prétendaient que l’Algérie, riche de ses ressources en hydrocarbures, allait connaître un boom économique qui en ferait le Japon de l’Afrique à l’horizon des années 80. Nous avions alerté sur l’illusion des autres et les dangers du genre d’unité qu’ils voulaient imposer par le poids des armes et par le haut. Ils ignoraient les évolutions historiques et le nouveau contexte d’une Algérie libérée du colonialisme grâce à une jonction volontaire dans l’action de masses ardentes et d’élites relativement politisées. Dans un monde nouveau et une Algérie pétrie d’aspirations à la justice sociale, ils croyaient renouveler avec succès (sans le contenu laïc) l’expérience autoritaire du pouvoir militaire de la Turquie Kémaliste. A contretemps et à contre-courant des aspirations de leur société, ils n’ont fait que reproduire des méthodes de gouvernement dépassées, sans le contenu approprié aux attentes de leur peuple et de leur époque. Contrairement aux promesses du 1er Novembre 54, leur régime n’a en définitive apporté à la nouvelle République algérienne ni la démocratie sociale ni une image épanouie et pacificatrice de l’idéal islamique.
Les polémiques et l’actualité sociale
Aussi voudrais-je d’abord, car les choses sont liées, exprimer à l’heure de ces polémiques rétrospectives entre ex-dirigeants, un sentiment partagé certainement par mes compatriotes. C’est la peine et l’indignation pour le gâchis sans nom, le cauchemar que vit la société algérienne à la veille d’échéances sociales qui n’ont jamais été aussi dures et alarmantes. Mon souhait est que, au moins au niveau de ceux qui ont agi par conviction sincère, les capacités d’écoute réciproque, qui avaient fait défaut, trouvent aujourd’hui à s’employer, pour sortir le pays d’une impasse qui ne réjouit personne.
En contraste, il est réconfortant de constater que, face aux procès d’intention qui emplissent les déballages officiels, des analyses précises et des voix courageuses se dressent de plus en plus, soucieuses d’aller concrètement au fond des réalités d’une actualité sociale et politique en mouvement. De récents articles de presse écartent les diversions de clans et de personnalités, s’en tiennent aux faits tangibles. Ils interpellent les institutions, les partis et les organisations de la société, leur demandant à quoi elles servent si elles abdiquent leurs responsabilités sur le Front social (cf Ghania Oukazi dans le Quotidien d’Oran du 21 août courant). Sur le terrain, les luttes sociales conscientes apportent de plus en plus leur pierre à un édifice national menacé de grandes lézardes.
On touche donc du doigt les défaillances chroniques du mouvement national, sur le terrain social que nombre de militants du mouvement social et patriotique considèrent à juste titre comme l’épine dorsale de la cohésion nationale. La question du social est centrale. Je n’en aborderai pas ici les données actuelles, mais je voudrais en souligner quelques enjeux. Il est possible à partir des polémiques récentes, de mettre en perspective la grave sous-estimation de cette question. Elle est confirmée par l’expérience collective et un bilan que nul en Algérie aujourd’hui ne songe sérieusement à récuser.
Passer des polémiques à de vrais débats
Quelque opinion qu’on puisse avoir sur des arguments des uns et des autres, les thèmes abordés aux plus hauts niveaux officiels fournissent en effet des indices substantiels sur des divergences internes restées longtemps frappées d’un tabou sévère. Quiconque osait naguère faire état d’un seul des griefs aujourd’hui mis sur la place publique, se voyait inévitablement persécuté, calomnié ou soumis à des tentatives de pression, intimidation et récupération.
A côté de ce timide retour à l’objectivité, les faits mis en avant par les polémiques méritent néanmoins de nombreux compléments. Evoqués partiellement et sans liens entre eux ou avec d’autres faits soigneusement tus, ils laissent planer des ambiguïtés de fond. Ainsi restent dans l’ombre les thèmes importants qui continuent à ce jour à faire lourdement problème: la stratégie socio-économique pour un développement durable, confondu trop souvent avec des flambées de croissance fragile et déséquilibrée au profit d’une seule frange de la nation. Restent aussi en grande partie occultés les nombreux liens de cette carence stratégique avec les conflits étroits et politiciens d’intérêts et de pouvoirs. Des interactions qui ont été tragiquement illustrées pendant la tourmente sanglante de plus d’une décennie, sans que l’Algérie en ait encore surmonté les conséquences ni tiré tous les enseignements.
Les arguments acerbes échangés par les ex-dignitaires laissent en effet l’impression que l’Algérie était victime d’une fatalité externe contre laquelle elle ne pouvait rien, qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’être écartelée entre les termes de deux dilemmes insolubles, présentés par eux comme à prendre ou à laisser.
Deux faux dilemmes pour un diktat permanent
Un premier dilemme a piégé la nation en quête de repères de décolonisation économique, en imposant deux prétendus remèdes:
– soit un étatisme autoritaire aux accents nationalistes purs et durs, mais dévoré par la corruption et la « hogra », un couple maléfique descendant depuis les hautes sphères pour se ramifier dans tout le tissu social. Les responsables avaient osé appeler cela du socialisme « spécifique ».
– soit un libéralisme débridé soumis à l’Empire de la haute finance mondialisée, ce libéralisme ultra fonctionnant lui-même (avec des moyens surpuissants) sur le même mode parasitaire que l’étatisme autoritaire sous-développé et avec les mêmes effets destructeurs des valeurs matérielles et morales.
Faux dilemme d’ailleurs, car les deux options dévoyées du rôle économique de l’Etat n’ont cessé d’être liées et se renforcer mutuellement de plus en plus par de larges passerelles et des connivences étroites.
Deuxième faux dilemme, politique celui-ci, et imbriqué avec le précédent : l’Algérie n’avait-elle d’autre choix que de patauger entre deux options aussi destructrices l’une que l’autre ?
– soit la dérive d’une pensée unique et d’un hégémonisme pseudo nationaliste fermé à la diversité politique et culturelle existante,
– soit la dérive du choc des identités, des idéologies, des cultures et des sectarismes politiciens, sous l’alibi d’un pluralisme sans régulation foncièrement démocratique.
Là aussi, ces deux dérives politiques, en apparence opposées et mises en œuvre par des structures de façade, avaient en commun d’être sous la télécommande unique d’un cabinet noir. Lequel, au nom de la haute sécurité de l’Etat, confisquait l’interprétation des valeurs nationales, cautionnait et entretenait le sacrifice des droits sociaux et le mépris du travail, au bénéfice de la spéculation et des réseaux informels.
Les deux dérives n’étaient que formellement contradictoires. Sur le fond, elles étaient et continuent d’être conjointement génératrices de tensions et de dégradations sociales aiguës. Elles n’ont laissé au pays d’autres voies et moyens de règlement que par la violence armée et le poids de l’argent sale.