Autrement dit, dans une conception démocratique et d’intérêt national, de gouvernement au service de la société, l’exercice du pouvoir n’a rien à voir avec la mentalité et les méthodes de propriétaire ou de patriarche tribal.
Quelles que soient leurs qualités intrinsèques, la coupure délibérée des gouvernants avec leur société, leur autisme portent des coups fatals à la construction nationale. Car celle-ci est par nature une entreprise collective et consensuelle, quelles que soient les différences et contradictions. Le peuple, proclamé par les Constitutions successives comme la plus haute autorité souveraine, renvoie toujours son indifférence ou son mépris à ceux qui dans les faits négligent ou méprisent ses intérêts et sa dignité.
Les protagonistes des polémiques en cours font comme s’ils ignoraient, sous-estimaient ou voulaient éluder ce problème fondamental. Le malentendu n’est pas seulement entre les ex-responsables engagés dans les polémiques. Il est essentiellement entre leurs collectifs pris globalement, et la majorité de l’opinion. S’ils souhaitent aujourd’hui gagner rétrospectivement l’opinion à leurs bilans ou modes de gouvernance respectifs, c’est en grande partie parce cette opinion a massivement pris conscience d’un fiasco. Non seulement du bilan global et objectif des quarante cinq années d’indépendance, mais du fait que le constat négatif est à mettre sur le compte d’une conception du pouvoir qui dans les faits a tourné le dos au sigle officiel: RADP, celui d’une république algérienne théoriquement Démocratique et Populaire. Dans les « hautes sphères », on a oublié depuis 1962 le mot d’ordre des décennies de combat pour l’indépendance : la parole au peuple.
Oubli fatal aux débats de fond nécessaires et balisés par des règles et moeurs démocratiques authentiques. On a remplacé ou dévoyé l’ouverture aux débats par des surenchères démagogiques et des fuites en avant fondamentalistes. Inutile de chercher ailleurs la cause du déferlement de la corruption et des autres maux qui valent à l’Algérie un classement mondial lamentable en matière de développement humain, malgré les ressources matérielles et humaines foisonnantes dont dispose le pays.
Si l’opinion populaire qu’on cherche à prendre à témoin ne veut plus rien entendre de ses dirigeants ou ex-dirigeants, c’est parce qu’elle a subi de leur part un triple rejet des principes et des pratiques démocratiques.
En premier lieu, on a bafoué la démocratie représentative (quel est le crédit national et mondial des élections à l’algérienne ?). Mais aussi la démocratie participative à tous les niveaux (les autorités n’ont cessé de pourchasser les activités associatives et les initiatives collectives ou individuelles les plus légitimes et les plus conformes à l’intérêt général). Enfin on s’est acharné à étouffer la démocratie sociale, avec la régression et le laminage des conquêtes sociales qui avaient honoré l’Algérie durant la décennie 1970 et qui ne demandaient qu’à être améliorées ou même « rectifiées » et réformées, sous le double contrôle de la base et du sommet. Car la démocratie, ce n’est pas les effets d’annonce, c’est le contrôle de la prise des décisions et de leur application par l’ensemble des concernés.
Enseignements d’un constat
Nos gouvernants sont déphasés quand ils brandissent certaines de leurs réalisations ou succès partiels (sur lesquels il serait juste et utile de revenir). Ou encore quand ils s’étonnent de la grogne et de l’hostilité populaires, étendues jusqu’aux couches moyennes de la société. Ils n’ont pas encore compris à quel point le déni de la démocratie réelle peut objectivement contrecarrer les réalisations les plus authentiques et subjectivement discréditer, dévoyer et décourager les intentions les meilleures.
Le mal du déni de démocratie dépasse le cadre des milieux parvenus au pouvoir par les moyens que l’on sait. Il est plus profond et atteint en fait de larges secteurs du champ politique, y compris ceux qui se réclament de l’opposition. Les cercles dirigeants du moment ont toujours exploité ce fait, en attisant les divisions, les dévoiements idéologiques et les velléités hégémonistes de divers groupes d’opposants. Sous des oripeaux idéologiques contradictoires, il s’est produit sur ce thème des convergences au sein des différents secteurs du pouvoir et des oppositions vraies ou factices. Les uns ont dénoncé la démocratie comme un « koufr » étranger à l’esprit de l’islam, à la morale et à la culture de leur pays. Ils ont traité sciemment ou inconsciemment ses défenseurs d’antireligieux et de francophiles, Tandis que d’autres, y compris parmi ceux qui se réclament de la laïcité, ont considéré la revendication démocratique comme un luxe réservé aux pays « riches » ou « civilisés ».
Ce n’est pas un hasard si en 1990, année cruciale où se sont opérées des décantations et recompositions politiques contre-nature, ces mêmes milieux peu sensibles à la revendication démocratique, ont diabolisé chacun à leur façon la revendication sociale. Des courants se réclamant de l’islamisme ont prôné un pseudo-syndicalisme soumis à l’affairisme, niant totalement les intérêts et différenciations de classe. Quant aux autres, il s’en est trouvé parmi eux qui ont associé la pseudo-modernité dont ils se réclamaient, à une prétendue nécessité de bloquer toute action revendicative sociale et syndicale, sous prétexte qu’elle serait une diversion aux efforts contre la montée des courants intégristes. Ne se contentant pas de le proclamer, ils ont systématiquement contrecarré sur le terrain les mouvements revendicatifs issus de la base, parfaitement légitimes et clarificateurs.
C’était le meilleur cadeau fait, d’une part à la démagogie populiste des courants islamistes les plus agressifs, d’autre part aux milieux du pouvoir impliqués dans l’affairisme et la corruption, rôdés dans la répression antisyndicale et antipopulaire, fermant même les yeux sur la démagogie des activistes intégristes pour les pousser à la faute grave et à l’aventure. Certains « modernistes » dénonceront bien plus tard le caractère « rentier » du système des « décideurs ». Dénonciation tardive, plus par déception et alignement opportuniste sur des clivages et luttes de clans au sommet que par retour aux convictions premières qu’ils avaient hâtivement délaissées ou même violemment réprouvées comme étant des expressions d’archaïsme.
Le coup a été dur, il a désorienté et divisé les foyers de résistance sociale et démocratique traditionnels, malgré nombre d’initiatives et d’actions courageuses des bastions de cette résistance, comme les grands complexes de la sidérurgie et des industries mécaniques, les travailleurs des ports, la paysannerie de plusieurs régions, les comités de jeunes chômeurs, les comités pour les droits des Femmes, les intellectuels dénonçant la torture et les atteintes aux droits de l’Homme etc.
A partir de ce qui précède, on peut dans les conditions critiques présentes se poser la question. Dans les polémiques récentes au sommet, que signifie l’absence de référence à la grave carence démocratique et sociale et à son lien avec les problèmes de pouvoir ? Que cherche à justifier cette absence, comme si c’était un fait normal auquel la société devrait s’habituer ? A quoi vise-t-elle ou peut-elle aboutir? Ne va-t-elle pas servir une fois de plus pour les uns ou les autres des clans rivaux à justifier de pseudo alternatives institutionnelles non démocratiques ou même de changements anti-démocratiques ? Quels qu’en soient les auteurs, on les présentera comme toujours comme le seul recours pour le salut d’une Algérie épuisée par les épreuves et les mauvaises gestions passées !
Au total, les protestations et les réactions subjectives ne suffisent pas à faire prévaloir les bonnes solutions. Elles ne peuvent pas à elles seules limiter les effets destructeurs des appétits de pouvoir d’où qu’ils viennent, quand le pouvoir est conçu en coupure avec les aspirations et besoins de la société. Les solutions, y compris les ruptures nécessaires, ne peuvent surgir que d’un double mouvement convergent : l’un issu des sphères plus réalistes et plus ouvertes dans les cercles institutionnels et l’autre issu des couches de la population ayant acquis la capacité de se mobiliser avec un niveau de conscience à la hauteur des changements positifs souhaités et nécessaires.