Pourquoi, et dans quel esprit ce témoignage ? Je l’apporte en pensant surtout à la jeunesse d’aujourd’hui, à qui les cercles officiels ont réussi non seulement à faire ignorer leur histoire mais jusqu’à leur faire perdre le goût de la connaître. Tellement sa présentation désincarnée et souvent fallacieuse est perçue par les jeunes générations avant tout comme un instrument pour légitimer des pouvoirs et des agissements autoritaires.
Or l’histoire et la mémoire de notre peuple n’ont pas à servir de faire-valoir ou rester la propriété de « vétérans » qui en font commerce, dont certains d’ailleurs en ont été absents ou y ont joué un rôle peu reluisant. L’histoire et la mémoire n’ont pas à être pervertis en commentaires brodés pour médaillés, pensionnés ou dirigeants du jour.
Il est normal que l’Histoire des grands moments de la libération revienne à la jeunesse d’aujourd’hui dont les parents et grands parents ont été eux aussi des jeunes gens et jeunes femmes qui ont souffert et sont tombés à la fleur de l’âge, pour les mêmes aspirations à la liberté et à la dignité dont sont aujourd’hui cruellement frustrés les hittistes, les harragas, les diplômés sans emploi, les jeunes femmes brimées, les habitants des campagnes et montagnes abandonnées, les cadres méprisés, les citoyens étouffant dans leur morne et difficile vie quotidienne.
Les jeunes ont des raisons de préfèrer regarder ailleurs quand ils voient lors des cérémonies officielles des notables s’aligner protocolairement l’espace d’un court instant en implorant la rahma pour les chouhada, avant de courir à nouveau vers leurs manigances d’affaires ou de pouvoir. Les martyrs du colonialisme et de la révolution n’ont pas besoin d’intercesseurs et de prières hypocrites pour la rahma ou une place au Paradis. Il y a longtemps qu’ils ont obtenu cette miséricorde de leur Seigneur ou dans le coeur de leurs concitoyens, par leur sacrifice, leur loyauté en actes envers leur foi patriotique ou religieuse. Ce dont ont besoin leurs descendants et leurs familles aujourd’hui, c’est de voir traduits en réalités les espoirs qui avaient animé leurs aînés et leur ont donné courage quand ils ont été fauchés par les balles, brûlés au napalm, leurs maisons détruites et leurs familles décimées ou dispersées.
Pourquoi compenser les baisses de crédibilité des pouvoirs en place par une inflation de commémorations formelles d’où la société dans ses larges composantes est absente par déception et désaveu ? Le 8 Mai 45 ne doit pas servir à nos gouvernants et nos media seulement lorsque les rapports se tendent avec l’ancienne puissance occupante et qu’on redécouvre de nouveaux charniers et photographies de destructions ou de sévices pour riposter au refus de « repentance » et aux discours pseudo-civilisateurs colonialistes.
Le vrai message du 8 mai 45 est celui des disparus ou encore vivants, dont je fus le compagnon et qui par leur engagement d’alors, voulaient signifier à ceux qui leur succéderaient dans l’Algérie nouvelle : défendez la soif de liberté, de dignité, l’aspiration démocratique et sociale que nous vous laissons en héritage. Si notre action n’a pas suffi pour changer l’Algérie selon nos espoirs et les vôtres, continuez à vous battre par les voies appropriées à l’époque nouvelle pour être traités en êtres humains et non comme du bétail. Quel que soit le drapeau derrière lequel elle se cache, quelles que soient ses méthodes violentes ou insidieuses, la hogra reste toujours la hogra pour ceux qui la subissent. Vous avez raison de ne pas écouter les boniments sur l’Histoire ; soyez à l’écoute des aspirations et espoirs qui ont soutenu vos aînés dans les conditions qui apparaissaient les plus désespérées. Ces sentiments ont été les mêmes que ceux qui vous remuent aujourd’hui, vous trouverez dans des conditions nouvelles le goût et le courage de redonner au combat politique et social son efficacité et sa noblesse, grâce auxquelles de « bicots » nous sommes devenus plus respectables. Il nous reste, dans un monde encore plus difficile, à conquérir les attributs réels de citoyens libres et égaux, qui jusqu’à ce jour ne sont reconnus que formellement par ceux qui, consciemment ou inconsciemment, vident l’Histoire de sa substance humaine et populaire.
Panorama autour de Mai 1945
J’avais alors dix sept ans. Mon temps était partagé entre Alger (Ben Aknoun) où j’étais interne lycéen préparant mon bac et la localité de Larbâa dans la Mitidja où habitaient mes parents. Je suivais dans cette localité le groupe des jeunes SMA dont j’étais responsable depuis sa fondation deux ans auparavant. Je militais donc des deux côtés, notamment dans le groupe PPA du lycée, où activaient également les jeunes amis et camarades dont la lutte pour l’indépendance a retenu les noms, comme Laimèche Ali, Mohand Ouyidir Ait Amrane, Hocine Ait Ahmed, Ammar Ould Hammouda, Said Chibane, Omar Oussedik et bien d’autres.
C’est progressivement au cours des semaines suivantes que nous avons appris et mesuré l’ampleur et la sauvagerie des massacres du Constantinois. Surtout par le « bouche à oreille » et en constatant partout la mobilisation haineuse et massive des services de répression coloniale.
Cette période avait été précédée par un intense bouillonnement politique. Les colonialistes ne pouvaient comprendre la profondeur de ce courant historique. Ils ne comprenaient pas que la puissante vague de fond des aspirations des peuples de tous les continents depuis la deuxième guerre mondiale, atteindrait aussi nos rivages méditerranéens, se greffant sur la volonté de changement d’un peuple opprimé et exploité depuis plus d’un siècle. Dans leur aveuglement et leur affolement, ils assimilaient les évolutions qu’ils constataient à des émeutes faciles à écraser en montrant et utilisant leurs armes et en emprisonnant et torturant les « meneurs ».
Une semaine auparavant, ils avaient tiré sur la manifestation patriotique du 1er Mai à Alger organisée par le PPA. Le soir même nous en avions été informés par nos maîtres d’internat algériens qui ne dissimulaient pas leur joie et leur fierté de cet évènement. Le regretté Bennaï Ouali de son côté, responsable du PPA dans l’Algérois et en Kabylie, chargé aussi (avec auparavant Abdallah Filali) du suivi des organisations étudiantes, était venu à Ben Aknoun nous informer. Un pansement sur le front, car une balle l’avait éraflé alors qu’il était aux premiers rangs de la manifestation, il ne cachait pas que l’agitation politique de masse ne faisait que commencer, et qu’avec la fin imminente de la guerre mondiale, elle prendrait de l’ampleur sur tout le territoire, pour exprimer la volonté algérienne de prendre sa part de la liberté dans le monde.
Quelques jours plus tard, à la veille du 8 mai, les cloches d’églises sonnaient pour annoncer la fin de la guerre. Les enseignants et les élèves européens se rassemblaient en liesse sous le drapeau français devant l’entrée principale du lycée en entonnant la Marseillaise. Nous, les quelques dizaines d’Algériens nous nous sommes dispersés derrière les arbres du parc de verdure du lycée pour échapper à la célébration d’un évènement dont nous sentions qu’il ne nous apporterait pas les mêmes joies. Quelques jours de congé nous furent accordés, permettant à ceux qui n’habitaient pas loin de retrouver leurs villages.
A Larbâa durant ces journées, des rumeurs confuses mais inquiétantes circulaient sur des évènements sanglants dans le Constantinois. Par l’organisation locale du PPA nous ne recevions aucune information, bien que certains s’étaient rendus à Alger pour avoir des nouvelles. L’atmosphère était lourde, la tension se mesurait aux attitudes menaçantes de la police et des européens les plus connus pour leur racisme. A mon retour au lycée, de plusieurs côtés les informations se sont multipliées. En particulier les lycéens européens exhalaient leur haine : « Il faut les mater tous, sans pitié » disaient-ils à haute voix devant nous. Le fils d’un administrateur du Constantinois, ne se contentant pas de vanter la répression exercée par les autorités de sa commune mixte, inscrivit en grandes lettres noires sur le mur d’une des quatre cours du lycée le slogan : « DERATISATION ». Il visait évidemment à provoquer les « ratons » que nous étions. L’inscription resta plusieurs jours à nous insulter sans que l’administration du lycée se décide à l’effacer.
J’appris également qu’à Larbâa avaient commencé de nombreuses arrestations, en particulier celle des deux frères Sahraoui, responsables nationalistes respectés et connus (ils seront assassinés au printemps 1956 durant la guerre de libération par un groupe de colonialistes dirigés par le commissaire de police). Ils avaient été, avec le cheikh Boumendjel (instituteur père des deux avocats, Ahmed et Ali, membres des Amis du Manifeste) les créateurs du mouvement associatif local (medersa libre, cercle Al-Islah culturel et religieux, mouvement SMA). Avec eux, de nombreux membres de ces associations, dont plusieurs routiers du groupe SMA comme leur responsable Amrani Rabah furent également emprisonnés, tandis que H’midat s’échappa et devint le premier maquisard de la région dans les montagnes voisines. C’est lui qui me fit prévenir de ne pas revenir au village comme j’en avais l’habitude les fins de semaine car j’étais visé.
La police locale n’ayant pu mettre la main sur moi au village, j’appris un peu plus tard que les colonialistes s’en étaient pris à mon père, instituteur qui pourtant, occupé par ses charges professionnelles et familiales (six enfants et plus tard sept), n’était pas engagé dans des activités politiques. Le directeur « pied-noir » de son école, capitaine en cours de démobilisation, le convoqua brutalement et, brandissant vers lui un pistolet, le menaça en lui disant « nous connaissons vos idées, vous allez vous tenir à carreau ». Ce Mr Sendra, raciste viscéral, était connu entre autres pour avoir monté autour de la fontaine de la cour une barrière en bois, que seuls les écoliers européens étaient autorisés à franchir pour boire. Jusqu’au jour où le gendarme Bentaïeb intervint. La veille, son fils s’était vu interdire lui aussi d’étancher sa soif au robinet des rouama. Le père, moustaches en bataille, vint en colère casser la barrière, mettant fin à ce minable apartheid (le gendarme, futur caïd « élu » à l’Assemblée algérienne fantoche, n’aimait pas les offenses ; à cette assemblée, mécontent de l’intervention d’un délégué colon, il enleva son soulier et se mit à en battre le pupitre pour couvrir la voix du contradicteur; cet acte devancier de Khrouchtchev à l’ONU, le fit décorer par Alger républicain du nom de « Hadj Babouche » ).