Quand j’étais revenu au lycée après quelques jours d’absence comme indiqué plus haut, je n’y ai pas retrouvé certains de mes camarades, Hocine Ait Ahmed, Ammar Ould Hammouda Omar Oussedik, Ali Laimèche. Il y avait bien Ait-Amrane, qui était cloué à l’infirmerie du lycée par une grave affection pulmonaire. J’ai été d’autant plus surpris et même inquiet que les épreuves du Bacc approchaient. Avaient-ils été arrêtés par la police durant leur séjour chez eux en Kabylie ? Puis, presque à la veille du bac, les voilà revenus, passant normalement leurs examens malgré le handicap d’une absence de trois semaines. Que s’était-il passé ? Quelques jours après le 8 mai, ils avaient été contactés par Bennai qui leur fit part d’une décision de la direction du PPA, du moins de ceux qui se trouvaient en poste dans le suivi opérationnel des évènements. Auparavant, il n’était question que d’animer et intensifier de grandes manifestations pacifiques pour l’indépendance. Devant le déchaînement d’une répression violente et massive, la directive fut donnée d’engager dans un délai très court (une date avait été fixée) des actions armées partout avec l’intention déclarée de soulager les populations du Constantinois. Nos camarades ont aussitôt rejoint la Kabylie et mis en place des préparatifs à la hâte. Mais le caractère irréaliste et même dangereux de la directive est apparu à certains de ses auteurs de la capitale, qui après coup ont lancé un contre-ordre annulant la décision d’extrême justesse.
On a vite constaté dans la population qu’après la peur et les méfiances, un climat nouveau s’était créé. La répression sanglante et multiforme avait obtenu l’effet contraire. Quand je pense à cette période, j’entends toujours remonter en moi un chant qui s’était répandu vers les moindres recoins du pays, comme quelques années auparavant Min Djibalina ou Ekker a mis Oumazigh ". On aurait dit que l’auteur anonyme de ce chant était le peuple tout entier, tellement chacun de nous reconnaissait son propre chagrin et la colère froide qui nous habitait dans les paroles simples et la poignante mélodie de « Hayyou ech-chamal, ya chabab, hayyou ech-chamal Ifriqi
A ces moments les plus difficiles, quand toutes les liaisons organiques des partis et mouvements patriotiques étaient coupées et la population se méfiait des mouchards et des provocateurs, ces couplets étaient repris à voix basse dans les groupes d’amis proches, les petits rassemblements clandestins informels et jusque dans les familles. Ils appelaient la jeunesse à ne pas oublier et à se dresser sans peur pour la liberté.
"Hadhi l’ghabina, la tensa ! hadhi lghabina, wa fransa la âmlat fina la tensa ! Cette grande peine, ne l’oublie pas; n’oublie pas ce que la France a fait de nous; ‘Ala Staifiya, ya houzni, ‘ala Stayfia, bet-tayarat qatlou nissa wa banat », contre les Sétifiens ô ma tristesse, avec les avions ils ont tué femmes et fillettes;
Qoumou ya nass, lil watan, qoumou ya nass, lil ‘amal; debout ô gens, pour la patrie, dressez-vous pour l’action, ma t’khafouch man dharb errssas, ne craignez pas les balles".
L’affirmation de dignité et de courage face au malheur était bien l’état d’esprit dominant, même quand la peur rendait les gens méfiants. La provocation massivement terroriste et raciste de la grosse colonisation avait cristallisé un nouveau palier de l’esprit de résistance nationale. Son effet se prolongera et se renforcera avec l’accentuation de la répression coloniale au long de la deuxième moitié des années quarante. C’est ainsi qu’avec "Hayyou Ech-chamal" en arabe, d’innombrables expressions populaires reflétèrent ce sentiment, ancré d’un bout à l’autre du pays. Les strophes en kabyle (sur un air de la résistance nationale irlandaise) de "Si L’dzayer âr Tiz Ouzou" que le regretté Ait Amrane avait composées après les sauvages interventions des forces répressives françaises à Sidi Ali Bounab, évoquaient comment ils avaient démoli les maisons, éventré les ikoufiyen et détruit leurs réserves de vivres, humilié les populations jusqu’à obliger par exemple un vieillard à circuler tout nu dans le village sous les yeux des siens.
Ces strophes douloureuses mais non plaintives, affirmations de dignité et de courage, étaient porteuses des étincelles d’une révolte qui ne s’était jamais éteinte
Il était devenu apparent, après les secousses des premières semaines, que l’Algérie ne se laissait pas abattre, elle renouait avec différentes formes d’activités politiques et associatives. Un moment paralysées, elles ont été progressivement relancées, avec la montée des comités populaires contre la répression qui ont imposé des mesures de libération et d’amnistie. C’était lié aussi au rapport de forces politiques internes à la France qui s’est maintenu un moment peu après la guerre mondiale, qui a rendu possible certaines prises de conscience suite aux révélations et protestations d’une partie des forces de gauche initialement trompées et désinformées par les réflexes et les mentalités colonialistes. Un indice parmi d’autres, le directeur d’école qui avait menacé mon père fut déplacé par les autorités académiques pour faute professionnelle. Car entre-temps, le cheikh Boumendjel, pédagogue reconnu et respecté, s’était battu avec acharnement sur un plan administratif pour ne pas laisser sans riposte l’insulte de ceux qui étaient censés nous « civiliser ».
Parallèlement, avec des tâtonnements, se mettaient en place de nouvelles combinaisons des formes de lutte entre politique et résistance armée. Après leur bref retour à Alger pour les examens, nos camarades originaires de Kabylie sont repartis dans leur région pour y mener durant l’été le même travail illégal et persévérant que nombre d’autres cadres menaient dans le reste du pays. Ils ont établi dans ces montagnes les bases d’une organisation sérieuse. En août 1946, j’appris avec douleur la mort au maquis de l’un d’entre eux, Ali Laimèche à l’âge de dix neuf ans, terrassé par le surmenage et la maladie. Ses compatriotes venus de partout lui firent des obsèques impressionnantes. Plus tard, en 1947, ses compagnons assisteront à la rencontre centrale du PPA, petit congrès où ils furent en dépit de diverses réticences, les ardents promoteurs de la création d’une organisation spéciale armée, l’OS dont l’Algérois Belouizdad fut le premier responsable. Ils activeront dans le même sens jusqu’à la crise de 1949, non sans avoir assis les noyaux d’une organisation combattante sur un solide socle politique, fondé sur la jonction entre sensibilité populaire et de patients efforts éducatifs pour l’acquisition de repères doctrinaux.
Evolutions ultérieures et enseignements
Ce travail persévérant s’appuyait sur le sentiment de centaines de milliers de femmes, hommes et enfants algériens brûlés par l’espoir d’en finir avec l’injustice quel qu’en soit le prix. Chez les plus conscients et les plus formés politiquement, les avis divergeaient seulement sur les modalités, le moment, les opportunités des formes de résistance armée, leur lien avec les formes de mobilisation politique. Les activités du mouvement des SMA déjà bien avant 1945 étaient concrètement et souplement orientées vers ce genre de perspective. Je me souviens comment en 1944 nous sommes allés un groupe de trois vers les monts de Tablat du côté des Beni ‘Atiya où s’était écrasé un avion militaire avec l’espoir d’y récupérer des armes. Ce genre de quête était facilité par la présence de troupes américaines de passage vers le front de Tunisie, prêtes à se délester d’équipements contre des légumes frais ou de l’alcool. Mustapha Harrou, prestigieux gardien de buts du Riadha Club eut la face traversée de la machoire à l’oreille opposée par une balle d’une sentinelle anglaise en cherchant à s’introduire dans leur camp militaire, d’où sa réputation de « chat aux sept vies » ; il sera plus tard dans l’OS et l’un de ceux (tous arabophones) qui sauvegarderont en 1949 en connaissance de cause le stock des brochures « L’Algérie libre vivra (Idir El Watani)» que des dirigeants du MTLD voulaient à tout prix retrouver et détruire. Un autre de mes amis, Ali Souag, avait expédié un âne porteur d’un chouari enflammé autour d’un dépôt américain pour détourner l’attention des sentinelles et s’emparer d’équipements. Il est vrai que ce champion de demi-fond de l’USMA était une des têtes brûlées du village. Il m’avait juré que jamais il ne baisserait les yeux devant le brigadier de gendarmerie qui le croisait toujours d’un air provocant. Ce qui lui valut plusieurs passages à tabac et nombre de séjours en cellule. Il tint parole sans jamais se décourager, En 1957 les parachutistes français exposèrent plusieurs jours sur la place centrale son corps criblé de balles en même temps que celui de Daoud Abdelqader, cafetier à qahwat Essardjan, ancien routier des SMA et trésorier de la celkule communiste de Larbâa, ils avaient été tous deux parmi les premiers à monter au maquis de la région.
Rien d’étonnant car cet état d’esprit de rébellion anticoloniale était spontanément ancré même chez les plus prudents. Après l’indépendance, mon père homme réservé s’il en fut, m’avoua vingt ans après avoir subi avec rage la menace de son directeur, que ces jours là, seule la pensée de sa famille nombreuse a fait qu’il n’osait plus ouvrir le tiroir où il gardait son arme, de peur de céder à un moment de colère contre l’humiliation raciste. « Quand les journaux et la radio ont annoncé l’insurrection du 1er novembre 54, me dit-il, j’ai respiré et me suis senti délivré ».