Le déni de légitimité dont le mouvement palestinien est l'objet freine la marche vers la paix
par Esther Benbassa* et François Burgat**
Où passe la frontière entre l'islam et le terrorisme, le musulman fréquentable et l'agent de Ben Laden, le bon «citoyen» et le vilain «communautariste», le Palestinien résistant à une impitoyable occupation militaire et le «suppôt des intégristes»? A la lecture des discours dominants en Europe et en France, il devient de plus en plus difficile de le dire: pour rester un interlocuteur acceptable, il semble qu'un musulman ne doive plus être seulement «laïque», mais aussi abdiquer, le verre de vin à la main, les marqueurs de son appartenance religieuse et/ou culturelle. A défaut, les peurs qu'il suscite sont capables de déstabiliser certains éléments de l'intelligentsia française, d'ébranler leurs sacro-saints principes (République, citoyenneté, laïcité, etc.) ou de les conduire à en user de manière peu rigoureuse et biaisée.
La longue liste des raisons d'ordre humanitaire en faveur de la reprise du soutien à l'économie agonisante de la Palestine occupée a déjà été dressée. Faut-il encore en réaffirmer le bien-fondé et secouer l'hypocrisie et l'immobilisme de la France et de l'Europe ? Mais la seule démarche «humanitaire» demeure parfaitement insuffisante et, à terme, contre-productive. Elle exige des contorsions diplomatiques et juridiques intolérables : contourner le résultat de l'un des rares scrutins en pays arabe (qui s'est pourtant déroulé sous étroite surveillance internationale) à ne pas être contesté.
Le Hamas «refuse de reconnaître Israël». Mais près de dix ans après celle de l'OLP, où en sommes-nous de la reconnaissance réciproque d'un Etat palestinien par Israël, dont les frontières fluctuent au gré de ses majorités électorales et des annexions en Cisjordanie ? Le Hamas refuse d'abandonner la violence, nous assène-t-on quotidiennement en guise d'analyse. Celui-ci a pourtant, depuis dix-huit mois, déclaré une trêve explicite et s'y est tenu. Que dire en revanche du recours systématique aux assassinats «ciblés» (exécutions extrajudiciaires), des maisons détruites par centaines, de la canonnade incessante de la grande prison «bouclée» de Gaza ? Le Hamas, enfin, «ne veut pas reconnaître les traités de paix» ? Mais qu'en est-il d'Israël qui, de la Feuille de route au plan saoudien de 2002 (approuvé par l'Autorité palestinienne, l'Union européenne, les Etats-Unis et l'ONU), ne les respecte pas depuis des années ? Tout cela ne signifie certes pas qu'il ne faille pas inciter le Hamas (dont le développement aurait autrefois été encouragé par Israël pour, déjà, diviser le camp palestinien) à quitter définitivement les habits du terrorisme pour ceux de la négociation et à reconnaître Israël. Mais il y a sans doute pour cela d'autres voies que le pur et simple déni de sa légitimité.
Comment parvient-on avec une telle inconscience à justifier le boycottage des urnes et, par là même, à escamoter (entre autres) le droit international ? Comment un tel unilatéralisme de l'action occidentale parvient-il à triompher aussi facilement ? A bien y regarder, si le déni de justice que nous faisons à «leurs» urnes et à «nos» principes démocratiques ne suscite pas davantage de protestations, c'est qu'il mobilise une nouvelle fois la magie des peurs instinctives de l'autre qui «parle musulman», et serait donc théocrate. En Israël non plus, il n'y a pas de séparation absolue entre l'Etat et la religion. Cela suffirait-il à le déclarer non démocratique ? Sa fondation aussi fut précédée par des actes terroristes juifs contre l'occupant britannique. Cela a-t-il disqualifié à tout jamais les Israéliens pour créer un Etat moderne ? Et que dire du poids de ces partis orthodoxes et ultraorthodoxes (pas spécialement féministes ni tolérants envers les lesbiennes-gays-bisexuels-transexuels) sans lesquels toute coalition parlementaire est souvent impossible ?
Lorsqu'il s'agit des musulmans, principes éthiques et politiques n'opèrent pas de la même manière. «Peut-il être des nôtres, celui qui refuse de boire son verre comme les autres?» A cette question, de Philippe de Villiers à Charlie Hebdo, en passant par des pans entiers de la droite et de la gauche parlementaire, un vaste «front national» répond énergiquement non. En fait, le Hamas ne menacerait donc pas seulement l'existence de l'Etat le plus puissant de la région, soutenu par la première puissance mondiale. Il mettrait aussi en péril la «modernité», la rationalité des «Lumières» et, argument suprême sans cesse réitéré, les droits des femmes et ceux de toutes les minorités ! Là résident les motifs non avoués des mesures prises contre le nouveau gouvernement palestinien. Tout cela sans se demander pourquoi les Palestiniens ont voté pour le Hamas. Et sans mesurer les risques d'une guerre civile qui plongerait le pays dans la détresse et l'impasse.
Notre intérêt passionné pour la «libération des femmes musulmanes», menacées par les «intégristes», en vient insensiblement, dans le cas de la Palestine, à prendre le pas sur la défense de leur humanité la plus élémentaire. Elles ne méritent en effet notre sollicitude humaniste qu'à cause de la nature de la menace identifiée : la violence machiste de ces hommes barbus qu'elles ont pourtant massivement élus, et non celle des bulldozers ou des balles de l'armée qui perpétue son occupation. Ces femmes et leurs proches sont-ils asphyxiés économiquement et financièrement, expropriés de leurs habitations ou éliminés par les balles de l'armée d'occupation ? Peu importe : conservons intact notre émoi pour «lutter contre l'intégrisme» du Hamas. Quitte à cautionner l'humiliation et la misère qui résultent de la suspension de l'aide internationale et de la confiscation des taxes douanières par Israël, et qui ne sont clairement pas de nature à faire reculer l'intégrisme ni le terrorisme mais, au contraire, à les nourrir.
Les projecteurs de quelques-uns de nos «journalistes d'investigation» et les «Lumières» de nos grands philosophes médiatiques se garderont bien d'éclaircir ce côté-là des ténèbres de notre temps. Depuis que, dans l'Algérie en guerre, l'épouse du général français Jacques Massu expliquait aux Algériennes que la France se devait de rester chez elles pour les «dévoiler» et donc les libérer, cette «tribalisation de l'universel» que constitue le détournement et l'instrumentalisation du combat des femmes au service de logiques de domination se poursuit avec la même ardeur et, malheureusement, la même efficacité.
A coups de canon, sans pain et, surtout, sans respect, on ne «modernise» personne. Nos idées «éclairées» ont besoin de pragmatisme, plus que de ces fantômes qu'on agite pour justifier des politiques dont l'Occident a été si friand au XXe siècle ¬ et qu'il continue d'affectionner au XXIe ¬, susceptibles de mener à l'impasse de la confrontation sans fin.
* Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études
** François Burgat, directeur de recherche au CNRS
publié à Libération le 5 juin 2006