Un anniversaire
Ce témoignage d’une vie monastique chrétienne toute simple – vécue dans une grande fraternité avec des voisins musulmans au sein d’un peuple musulman – et d’un dialogue constant avec des croyants de l’Islam est d’une actualité tout aussi grande aujourd’hui qu’il y a dix ans. Plus grande même, au moment où, d’une part, les grandes puissances guerrières de pays dont les dirigeants s’affirment « chrétiens » mènent une lutte à mort contre l’Islam et où, d’autre part, le dialogue interreligieux avec l’Islam et les autres grandes religions du monde est désormais relégué par Rome au rang de dialogue « culturel ».
Mais si on doit se réjouir de ce que le message de nos frères soit mieux connu, on peut craindre aussi que ce genre d’enthousiasme médiatique conduise à une instrumentalisation de la mort de nos frères par des cercles très divers.
Un livre
John W. Kiser, journaliste et historien américain, a publié en 2002 un livre au sujet des frères de Tibhirine sous le titre : The Monks of Tibhirine. Faith, Love, and Terror in Algeria. J’ai alors rendu compte de ce livre, en disant qu’il était sans doute le meilleur écrit sur nos frères. Kiser a su replacer ce qu’ils ont vécu en Algérie dans le contexte historique et culturel du pays, et expliquer tout cela de façon accessible au commun des lecteurs. Le livre fut immédiatement traduit en allemand, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il paraît en français.
On ne peut que se réjouir de cette publication. Reste que l’énorme battage publicitaire fait en France autour de cette traduction laisse pantois. Tout ce bruit est en effet assez étranger à la simplicité dans laquelle nos frères ont vécu leur vie monastique et leur mort. C’est là, bien entendu, une appréciation personnelle. Mais il y a plus grave. Le « dossier de presse » largement diffusé – notamment via Internet – par le traducteur et la maison d’édition présente cette publication comme un livre récent apportant « toute la vérité sur Tibhirine » et répondant à toutes les questions concernant les circonstances de l’enlèvement et de la mort des frères. En réalité, cette publicité est fausse.
En effet, l’édition originale du livre de Kiser a été publiée aux États-Unis en 2002 et, si l’on en juge d’après la bibliographie et les notes, comme d’après le contenu, sa rédaction a été terminée vers 1999. Malgré quelques actualisations et notes infrapaginales ajoutées par le traducteur, l’édition française de 2006 ne tient compte que marginalement de la masse considérable d’informations rendues publiques depuis lors, apportant un éclairage cru sur la manipulation de la violence islamiste par le pouvoir algérien, et tendant à impliquer la Sécurité militaire algérienne (les services secrets de l’armée) dans l’enlèvement et l’assassinat de nos frères. Ces informations ont été fournies par divers témoins, en particulier d’anciens militaires algériens et d’anciens membres de la Sécurité militaire, aussi bien dans des livres et articles que lors de dépositions au cours de procès tenus depuis six ans.
Le livre de Kiser reste certes un très bon travail sur le parcours spirituel et la vie de nos frères. Mais, non, il n’apporte pas « toute la vérité » sur l’« affaire des moines ». Et il ne tient même pas compte des nombreux éléments de vérité qui se sont graduellement manifestés ces dernières années.
Une enquête judiciaire
Suite à la plainte déposée à Paris le 9 décembre 2003 par la famille de l’un de nos frères disparus, Christophe Lebreton, et par le soussigné, une enquête judiciaire a été ouverte en février 2004 par la justice française sur les circonstances de l’enlèvement, de la brève captivité et de l’assassinat des moines. Cette enquête a été confiée par la justice française au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Plus de deux ans après, on peut penser que cette enquête n’a pas avancé très rapidement, même s’il faut tenir compte du fait que les enquêtes de ce genre peuvent durer cinq à dix ans avant d’aboutir. Certes, le dossier constitué à ce jour par le juge d’instruction comporte déjà quelques milliers de pages, mais les témoins principaux n’ont toujours pas été entendus.