Dans la France républicaine, fière de sa laïcité, il arrive que des circonstances se présentent où franchir la ligne rouge entre l’État et l’Église semble servir les intérêts de tout le monde. C’est ainsi qu’un ministre de la République et un cardinal de l’Église de France, très proches l’un de l’autre, se sont rendus récemment en Algérie, l’un après l’autre. En novembre 2006, le ministre n’a pas manqué de donner à l’étape de sa campagne électorale en France qu’était cette visite en Algérie une dimension religieuse par une visite hautement médiatisée à Tibhirine. Et en février 2007, la visite du cardinal de Lyon, bien qu’ayant très clairement une intention œcuménique et religieuse, n’a pas manqué de revêtir une dimension politique hautement désirée par le pouvoir algérien.
Le cycle infernal de violence dans lequel l’Algérie a été engouffrée durant une bonne dizaine d’années s’est très heureusement fortement calmé ces dernières années. Il ne reste plus que ce que le régime appelle une « violence résiduelle » – à peine quelques dizaines de victimes par-ci par-là – et qui, d’ailleurs, servent à convaincre la communauté internationale de l’importance de poursuivre la lutte contre le terrorisme avec les mêmes armes que par le passé. Mais de nombreux organismes internationaux de défense des droits de l’homme, à commencer par Amnistie Internationale, ont demandé à plusieurs reprises par le passé que soit ouverte une enquête internationale sur les crimes contre l’humanité commis durant cette longue guerre civile (car c’en était bien une, même si le régime interdit de le dire), aussi bien par les islamistes que par les forces de sécurité. Le régime algérien s’est donné une loi d’amnistie fort bien cadenassée ; mais les responsables savent bien qu’il n’y a pas de prescription concernant les crimes contre l’humanité. Aussi est-il d’une extrême importance pour eux de « tourner la page » sur cette douloureuse période, de faire rentrer l’Algérie dans la communauté des nations « démocratiques », se montrant d’ailleurs à la tête du peloton de la grande coalition internationale contre le « terrorisme ». Et la France, qui n’a jamais surmonté son sentiment (d’ailleurs bien fondé) de culpabilité concernant l’Algérie, voudrait aussi que cette page soit tournée, et surtout avant qu’elle ne soit lue jusqu’au bout.
Instruction de la justice française en cours
Dans ce contexte, une chose ennuie terriblement aussi bien le régime algérien que les politiciens français. C’est que l’État français s’est trouvé en quelque sorte piégé par l’indépendance de sa Justice, lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile ayant été déposée, une instruction a été ouverte il y a plus de trois ans sur la mort des moines de Tibhirine. Que presque aucune des quelque 200 000 victimes algériennes n’ait bénéficié d’une enquête sur les conditions de sa mort, cela ne trouble pas le régime algérien. D’ailleurs, la récente loi d’amnistie et surtout ses décrets d’application interdisent – sous peine d’amendes et de prison – aux familles des quelques dizaines de milliers de disparus de mentionner l’enlèvement des leurs par les forces de sécurité. Mais l’Algérie ne pouvait empêcher qu’une enquête soit ouverte en France sur la mort des moines de Tibhirine. Et pour la France, une fois que cette enquête a été ouverte, il faut bien jouer le jeu ; et ce jeu est quand même soumis à certaines normes qu’un État de droit se doit de respecter.
C’est pourquoi, pour le moment, la grande préoccupation des autorités algériennes est d’enfoncer le clou de la « version officielle » et non seulement de répéter mais de faire répéter par des autorités étrangères, civiles et ecclésiastiques, que ces admirables moines chrétiens ont été éliminés par de fanatiques islamistes. Plus cette affirmation sera répétée, plus on oubliera qu’elle n’est qu’une partie de la vérité et moins on jugera nécessaire de se demander par qui étaient téléguidés les islamistes en question.
Même la presse catholique française semble désormais préférer que cette question soit classée une fois pour toutes. Consciemment ou inconsciemment, certains de ses plus importants médias font en tout cas aujourd’hui objectivement le jeu des généraux algériens. C’est ainsi que, le 8 mars 2007, à la grande stupeur de ceux qui connaissent un peu de l’intérieur la situation algérienne, le quotidien La Croix – jusque-là pourtant beaucoup plus circonspect et prudent sur les affaires algériennes, et notamment l’assassinat des moines – donnait l’hospitalité à une interview de Mounir Boudjemâa (sur le thème « La violence terroriste est-elle en train de renaître en Algérie ? »), présenté comme un « spécialiste des questions de sécurité » en Algérie, mais considéré dans les milieux de la presse comme un journaliste très lié au DRS, dans la grande tradition d’une presse algérienne « indépendante » relayant complaisamment la désinformation des « services ».
Visite du ministre Sarkozy à Tibhirine
Monsieur Sarkozy a bien joué le jeu. Tout en se rendant à Tibhirine pour y lire le Testament de Christian de Chergé, il a bien précisé qu’il ne le faisait pas en tant que chrétien, mais en tant que responsable de la France républicaine (« ce n’est pas la démarche d’un Français ou d’un chrétien, mais celle d’un homme de paix, de rencontre, entre l’Algérie, la France, des musulmans et des chrétiens »). Dans le discours qu’il prononça le 14 janvier 2007 lors de son auto-sacre comme candidat de l’UMP à la présidence de la République française, il instrumentalisa Christian (en même temps que Pascal, Voltaire, Jaurès, l’abbé Pierre et bien d’autres) allant jusqu’à présenter Christian de Chergé comme faisant « honneur à la France laïque et républicaine ». Monsieur Sarkozy prétend avoir beaucoup appris de Christian. On se demande quoi. Car que peut-il y avoir de commun entre la préoccupation brûlante qu’avait Christian du respect de la « différence » et la froide cruauté aussi bien des propos que de l’attitude de Nicolas Sarkozy à l’égard ceux qu’il appelle de la « racaille » et qu’il traite en conséquence ?
D’ailleurs, il est de tradition chez certains politiciens français de récompenser les autorités algériennes pour leurs largesses à leur égard. Ainsi, après le faux enlèvement, parfaitement bien réussi, des trois fonctionnaires du consulat français à Alger (Jean-Claude et Michèle Thévenot et Alain Fressier), le 24 octobre 1993, et l’arrivée de sommes importantes dans les caisses électorales du RPR, Charles Pasqua s’empressa de faire rafler une centaine d’Algériens dissidents présents en France (sur la liste de six cents réclamés par la Sécurité militaire algérienne). De même, depuis son retour d’Alger, Monsieur Sarkozy s’est mis au travail et, le 22 février 2007, par un décret ministériel, ignorant totalement l’avis de la justice, il expulsait Lahouari Mohamedi, un Algérien de trente-cinq ans, vivant en France depuis près de quinze ans, marié à une Française et père de trois enfants.
Tout de suite après la tragédie de Tibhirine, l’Ordre cistercien forma le désir de retourner à Tibhirine même. Une petite communauté s’établit à Alger, dans la résidence du cardinal Duval, attendant que le retour à Tibhirine soit possible. Devant la volonté constante des autorités algériennes de les instrumentaliser, en ne leur permettant de visiter Tibhirine que sous une protection militaire tellement élaborée et dramatique qu’elle relevait plus du folklore et du vaudeville que de la sécurité, l’Ordre renonça à ce retour à Tibhirine au moins aussi longtemps que les circonstances ne seraient pas radicalement différentes. On savait qu’en se pliant à cette prétendue protection, qu’avaient toujours refusée les moines de Tibhirine, on s’aliénerait la population locale.
Lors du dixième anniversaire de la mort des moines de Tibhirine, plusieurs membres de l’Ordre cistercien et des familles des moines assassinés avaient prévu un pèlerinage à Tibhirine. Ce pèlerinage fut annulé à cause de la volonté du gouvernement de ne laisser aucun de ces « pèlerins » circuler en Algérie sans protection militaire et aussi à cause de la loi sur l’amnistie qui pouvait facilement être utilisée contre quiconque aurait eu une parole déplaisant au régime. Lors de la visite du ministre Sarkozy et à l’approche de la visite du cardinal Barbarin, des journalistes algériens téléguidés par le pouvoir eurent la malhonnêteté de comparer le courage de ces « pèlerins » d’aujourd’hui à la crainte qui aurait empêché les moines et les familles d’aller à Tibhirine l’an dernier. La différence est plutôt dans le fait que, l’an dernier, les moines et les membres des familles refusèrent de se laisser instrumentaliser.
Pèlerinage du cardinal Barbarin à Tibhirine
Le pèlerinage conjoint d’un groupe de Musulmans de France, sous la direction d’Azzedine Gaci, président du Conseil régional du culte musulman (CRCM) de Rhône-Alpes, et d’un groupe de Chrétiens sous la direction du cardinal Barbarin est certes un geste œcuménique dont on doit se réjouir. Mais l’empressement du gouvernement à les accueillir, prenant à sa charge leur voyage, et à leur faciliter l’accès aux lieux à visiter, n’était peut-être pas totalement désintéressé. D’ailleurs, les autorités algériennes n’ont pas hésité à souligner plus d’une fois dans leurs discours l’importance que revêtait ce voyage pour « restaurer l’image de l’Algérie » ternie par des années de violences. D’autres auraient aimé mieux faire la distinction entre restaurer l’image de l’Algérie et légitimer un régime qui a beaucoup de sang sur les mains. Et puis, quoi de plus touchant que de voir des Musulmans et des Chrétiens prier ensemble sur la tombe de Chrétiens assassinés par des islamistes ! Une fois de plus on enfonce le clou de la version officielle.
Une chose dans ce pèlerinage reste fort troublante. À Rome, depuis l’incident de Ratisbonne en septembre 2006, on s’est remis à parler à qui mieux mieux de « dialogue avec l’Islam », mais en situant ce dialogue essentiellement sur les plans culturel et humanitaire. D’ailleurs, le jésuite Samir Khalil Samir, à qui l’on attribue l’introduction de la malencontreuse citation dans le discours du pape à Ratisbonne, ne manque plus sa chance d’écrire que le dialogue avec l’Islam « a commencé à Ratisbonne », balayant d’un revers de main tout ce qui a existé auparavant et qui se considérait comme « dialogue ». Or, dans ce récent pèlerinage à Tibhirine, l’occasion en or se présentait de souligner le fait que si le dialogue au niveau des idées théologiques et philosophiques est difficile et peut-être impossible, comme on le croit à Rome actuellement, le dialogue au niveau de l’expérience spirituelle est fort possible, comme nos frères de Tibhirine l’ont démontré par de longues années de communion avec la population musulmane qui les entourait. Célébrer nos frères de Tibhirine comme des martyrs en ne soulignant que leur mort aux mains d’extrémistes, c’est oublier leur véritable témoignage, leur véritable martyre. Malheureusement, aussi bien le ministre Sarkozy que le cardinal Barbarin et tous ceux qui les accompagnaient, y compris les journalistes, ont été soigneusement et hermétiquement protégés de tout contact avec la population locale, donc de tout contact avec ceux avec qui nos frères avaient vécu le dialogue durant de nombreuses années. Les rangées de soldats le long de la route à l’approche du monastère, au cours de ces deux récents pèlerinages, rappelaient tristement le folklore qui accompagna notre voyage à Tibhirine, il y a onze ans, pour l’enterrement des restes de nos frères. Déjà alors, nous étions bien conscients que nous n’avions à être protégés de personne sinon de nos protecteurs.
Etat de l’instruction du juge Bruguière
Rien de cela n’est étranger à l’enquête judiciaire confiée prudemment par la Justice française au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. L’étape algérienne de cette enquête est terminée depuis plusieurs mois. Le juge Bruguière avait transmis aux autorités algériennes une liste très détaillée de questions touchant tous les aspects de l’affaire ; et les autorités algériennes ont répondu très consciencieusement. En lisant les centaines de pages que constituent ces dépositions, on en retire comme principal constat que désormais on a des preuves de ce qu’on savait. On savait depuis le début qu’on nous mentait. On en a maintenant des preuves. Ces preuves résident dans les contradictions que comportent ces dépositions.
Ainsi, dans une des dépositions faites par les services algériens, l’armée algérienne, lors d’une opération de ratissage et de fouille menée dans les monts de Bougara, aurait découvert, le 24 novembre 2004, dans une casemate qui était utilisée par le GIA des documents appartenant aux sept moines, et qu’on nous décrit en détail. Or, beaucoup plus loin, dans le même dossier, une autre déposition nous décrit comment ces mêmes objets (avec description détaillée identique) ont été découverts à Médéa en mai 1996, dans une pochette en plastique, accrochée à une clôture, avec les têtes des frères. On nous ment évidemment
On nous dit aussi de Mohamed Ben Ali, le gardien du monastère, que « s’agissant d’un témoin des faits, aucune procédure judiciaire ne l’a concerné, ni ne le concerne à présent ». C’est faux, car nous savons que Mohamed a été arrêté quelque temps après l’événement, gardé prisonnier durant plusieurs mois, avant d’être soumis à un procès au terme duquel il fut relâché comme innocent. On a vraiment l’impression que le but de ce procès était de faire apparaître tout à coup un « témoin », Larbi Benmiloud, qui aurait été enlevé avec les frères, et aurait ensuite réussi à s’enfuir. Il a donc pu, à ce procès, décrire en détail les divers endroits où les frères auraient été conduits. Sa mémoire, qui semble beaucoup trop précise pour être vraie, le trahit cependant parfois. Ainsi, dans une déposition, il dit que les frères ont été emportés dans une voiture de marque Daewoo ; et dans une autre déposition, il affirme n’avoir pu identifier la voiture à cause de l’obscurité.
On nous donne à quelques reprises les noms des islamistes venus enlever les moines. Évidemment, ils sont tous morts depuis et ne pourraient donc pas témoigner ! On connaît les circonstances dans lesquelles chacun d’eux a été éliminé, sauf un. De l’un d’entre eux en effet, un certain « Maïzi Mohamed », toujours placé en tête de la liste, on dit, avec une ingénuité incroyable, que « les circonstances de sa neutralisation sont indéterminées ». On peut probablement traduire qu’il a réintégré les rangs des services secrets.
La figure obscure de Djamel Zitouni
L’opération de l’enlèvement des moines, selon ce qu’on a toujours dit, a été dirigée par Djamel Zitouni, l’« émir national » des GIA. Il n’y a probablement pas de raison d’en douter. Mais des témoignages nombreux et concordants apportés depuis plus de dix ans, dans des enquêtes et des procès divers, affirment que Djamel Zitouni était utilisé et manipulé par les services secrets de l’armée algérienne (le DRS, ex-Sécurité militaire). C’est là le point principal sur lequel devrait se concentrer l’enquête judiciaire. La question à laquelle l’enquête devrait trouver une réponse est celle-ci : dans l’enlèvement des moines, Djamel Zitouni a-t-il travaillé en son nom propre, par fanatisme religieux, ou agissait-il sous les ordres d’autres personnes pour des motifs plus politiques que religieux ? Tout au long des dépositions faites en Algérie, dans le cadre de l’enquête Bruguière, un malaise se perçoit autour de ce personnage. D’ailleurs, un certain nombre des personnes qui font leur déposition, comme par exemple Ali Benhadjar, ne peuvent s’empêcher de répéter ce qu’ils avaient dit auparavant, tout en mesurant un peu plus leurs mots (vu les dangers qu’ils courent en parlant ainsi depuis la promulgation de la loi d’amnistie), à savoir que les services secrets étaient impliqués et que Zitouni avait des liens avec eux.
Le témoin Abdelkader Tigha
Le rôle – qui n’est contesté par personne – de Zitouni dans l’enlèvement des moines et ses liens avec les services secrets algériens demeurent l’élément central de l’enquête. Mais il y a aussi en cette affaire un témoignage additionnel de grande importance. C’est celui de Abdelkader Tigha, un ex-sous-officier du DRS, posté à Blida à l’époque du drame de Tibhirine et qui a choisi l’exil fin 1999 : tout au long d’un périple souvent dramatique d’un pays à l’autre, il n’a cessé d’affirmer sa volonté de témoigner sur les terribles exactions du DRS dont il a été témoin, et notamment sur le rôle de ses agents dans l’enlèvement des moines (ce qu’il a fait notamment dans une déclaration circonstanciée donnée au quotidien français Libération en décembre 2002). Dans les dépositions faites en Algérie pour l’enquête du juge Bruguière, on est surpris de l’acharnement avec lequel on s’efforce de décrédibiliser ce témoin – utilisant d’ailleurs les mêmes arguments employés pour décrédibiliser quiconque a fait défection des services secrets : c’était un voleur, etc. Depuis 2000, les autorités algériennes poursuivent ce témoin qu’elles disent sans valeur, à travers tous les pays où son odyssée l’a conduit, essayant par tous les moyens d’empêcher quelque pays que ce soit de lui attribuer l’asile politique et essayant de le faire rapatrier en Algérie, pour lui faire subir un sort que l’on peut facilement deviner. On voit difficilement comment expliquer cet acharnement – plus grand à son égard qu’à l’égard de tout autre dissident – s’il n’avait pas des choses inquiétantes à révéler. De même, on comprend un peu pourquoi le juge Bruguière ne s’est pas précipité pour l’interroger ou le faire interroger, même si l’on sait les difficultés liées à une audition dans un autre pays. Au moment où j’écris ces lignes, Tigha est en France depuis quelques semaines, ayant fui les Pays-Bas tout juste avant de se faire expulser. Tigha ayant demandé l’asile en France, on tremble à la pensée que son sort – et sans doute, en définitive, sa vie – dépende du ministre Sarkozy.
Le mystère du journaliste Didier Contant
Peu après le dépôt de la plainte (en décembre 2003) demandant l’ouverture d’une enquête judiciaire, un journaliste français indépendant, Didier Contant, avait enquêté en Algérie sur les circonstances de l’enlèvement et l’assassinat des moines et sur Abdelkader Tigha. Sans que l’on en connaisse les raisons (et les éventuels commanditaires), de nombreux éléments indiquent que la mission qu’il s’était donnée était de décrédibiliser Tigha. Après avoir enquêté essentiellement dans les milieux des services secrets et avoir effrayé la famille de Tigha en la visitant avec un journaliste algérien notoirement proche du DRS, Contant revint à Paris, où il se suicida quelques jours plus tard en se défenestrant, le 15 février 2004. L’enquête de la Brigade criminelle (qui ignorait tout de l’« affaire Tibhirine ») attesta, témoignages incontestables à l’appui, la réalité du suicide, lequel avait très vraisemblablement des motifs personnels sans rapport direct avec l’enquête menée en Algérie. Pourtant, curieusement, les autorités algériennes et toute la presse téléguidée par le régime n’ont cessé depuis lors de faire de Didier Contant une victime de ceux qui n’acceptent pas comme du bon pain la version officielle concernant l’assassinat des moines de Tibhirine. On a même parlé de la « huitième victime de Tibhirine » : cette expression – quelque peu choquante pour les proches des sept moines de Tibhirine — est devenue le titre d’un livre publié par une amie de Didier Contant en février 2007, simultanément en France et en Algérie – circonstance parfaitement exceptionnelle au regard de l’extrême faiblesse de l’édition algérienne, et qui suppose nécessairement l’implication directe des « décideurs » des services secrets. Sans nécessairement avoir à mettre en cause la sincérité des motivations de son auteure, force est de constater que ce livre arrive en tout état de cause à point nommé dans les efforts concertés pour enterrer l’enquête du juge Bruguière.
Qu’attendre de l’instruction du juge Bruguière ?
Que faut-il attendre de l’enquête judiciaire en cours ? Il est à craindre qu’à plus ou moins brève échéance elle soit close par le juge d’instruction avec un verdict de « non-lieu », tous les coupables officiels connus étant morts et le juge Jean-Louis Bruguière ayant annoncé le 16 mars 2007 sa décision de se présenter aux élections législatives sous l’étiquette de l’UMP, le parti de Nicolas Sarkozy, et de « se mettre en disponibilité afin de pouvoir mener sa campagne électorale dans le respect de la loi ». Et d’ailleurs, comment ce juge, qui expliquait récemment à Christophe Lucet du journal Sud Ouest Dimanche (édition du 7 janvier 2007) son étroite collaboration avec les services secrets du Maghreb aussi bien qu’avec la DST, pourrait-il mettre en accusation ses amis ? Comment le général Philippe Rondot – haut responsable de la DST française quand il tenta vainement, en 1996, d’obtenir la libération des moines – pourrait-il soupçonner de quoi que ce soit le général Smaïn Lamari (le numéro deux du DRS, soupçonné d’avoir joué un rôle central dans l’enlèvement des moines), à qui il doit en 1994 de lui avoir mis entre les mains le tueur Illich Ramirez Sanchez, alias « Carlos », recherché mondialement, et d’avoir ainsi sauvé sa carrière ? Comment la DGSE et la DST, les deux services secrets français, accepteraient-ils de décrire comment ils se sont court-circuités en cette affaire (ce dont ils s’accusent depuis mutuellement de façon ouverte) ? Mais lorsque le juge Bruguière aura publié ses conclusions, si celles-ci n’aboutissent pas à une mise en accusation, il y aura lieu de faire appel. Alors on peut espérer qu’une deuxième étape, toute différente, de l’enquête commencera.
Armand Veilleux
19 mars 2007