Sur les « héros de la diversité »
Qu’est ce qui rassemble l’Émir Abdelkader, Messali Hadj, le clown Chocolat et Louis de Funès ? Quel est le rapport entre Louis Delgrès, Aimé Césaire, Frantz Fanon et Annie Cordy ?
Ils ont tous été désignés parmi les 318 « héros de la diversité » sélectionnés par la « mission Blanchard ».
Cet empilage désordonné de noms pourrait peut-être prêter à sourire dans un one-man-show mais nous parlons des travaux d’une mission confiée par Emmanuel Macron à un comité « scientifique » d’une vingtaine de personnes dirigé par l’historien Pascal Blanchard. Ce comité « scientifique » comprend entre autre Leïla Slimani, Pascal Ory, Rachid Benzine, Naïma Huber-Yahi, Nicolas Bancel, Nadia Hathroubi-Safsaf ou encore Salah Amokrane.
La liste définitive des « héros de la diversité » a été validée par l’Élysée avant d’être présentée officiellement par la ministre déléguée chargée de la Ville, Nadia Hai. Néanmoins, cette validation ne s’est pas faite sans provoquer des réactions hostiles des défenseurs acharnés de l’héritage colonial au sein du gouvernement, comme Jean-Michel Blanquer.
Car, ne nous y trompons pas, cette liste incohérente, qui aligne des noms comme d’autres enfilent des perles, n’est en rien l’expression d’une remise en question de la suprématie blanche ou d’une volonté de décoloniser l’espace public. Elle n’est simplement que le troisième acte de la vaste contre-offensive blanche déclenchée par l’État français et ses appareils idéologiques face aux mobilisations lancées pour décoloniser l’espace public suite à l’assassinat de George Floyd par le policier Derek Chauvin. Si dans différents pays occidentaux, des États-Unis à la Belgique en passant par le Royaume-Uni ou le Canada, les pouvoirs publics ont cherché à donner des signes de prise en compte des revendications décoloniales concernant la remise en cause des symboles de la suprématie blanche dans l’espace public, l’attitude des autorités françaises a été tout autre.
Dans un premier temps, face à la contestation, les autorités françaises ont opposé une fin de non-recevoir intégrale. La remise en cause des symboles coloniaux dans l’espace public a été écartée au nom d’une histoire de France qui serait « un bloc », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron.
Dans un deuxième temps, le « rapport Stora » a essayé de définir et d’imposer une lecture officielle de l’histoire de la colonisation de l’Algérie aux enfants de l’immigration post-coloniale.
Dans un troisième temps, les travaux de la « mission Blanchard » cherchent à récupérer et à instrumentaliser la mémoire et les noms de leaders et d’intellectuels anticolonialistes pour dévitaliser leurs idées et occulter leurs engagements qui se retrouvent noyés dans la mélasse indigeste de la « diversité ».
Il y plus d’un siècle, Lénine nous avait parfaitement décrit cette stratégie de récupération, de manipulation et de dévitalisation des figures de la résistance et de la révolution mise en place par les oppresseurs. Dans les premières lignes de L’État et la Révolution, le théoricien marxiste écrivait :
« Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire ».
Ainsi, Louis Delgrès fut combattu par les autorités françaises en raison de son opposition au rétablissement de l’esclavage dicté par Napoléon Bonaparte. Le 28 mai 1802, acculés par l’armée françaises, Louis Delgrès et ses trois cents compagnons décidèrent de se suicider à l’explosif dans leur refuge de l’Habitation Danglemont à Matouba car, capturés vivants, ils auraient sûrement été de nouveau soumis à l’esclavage. L’Émir Abdelkader fut combattu durant quinze ans par l’armée française qui menait une impitoyable conquête de l’Algérie. Après avoir déposé les armes, alors que les autorités françaises lui avaient fait la promesse qu’il serait autorisé à s’exiler à Alexandrie ou à Acre, l’Émir Abdelkader, sa famille et ses fidèles furent détenus en France. Finalement, l’Émir Abdelkader ne fut libéré qu’en 1852 après avoir prêté serment de ne plus s’opposer militairement à la colonisation de l’Algérie. Leader du mouvement nationaliste révolutionnaire algérien jusqu’en 1954, Messali Hadj passa vingt-deux ans dans les prisons françaises ou en résidence surveillée.
Le nationalisme révolutionnaire algérien fut combattu farouchement et même assimilé au fascisme par la gauche française, notamment le PCF, qui n’hésitait pas à établir un parallèle calomnieux entre le Parti du peuple algérien (PPA) et le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot. Point d’orgue de l’œuvrede Frantz Fanon, Les Damnés de la terre fut interdit en France à sa sortie en 1961. Par la suite, les analyses théoriques de Fanon furent quasiment systématiquement écartées et disqualifiées dans le monde de la recherche française.
Après les avoir combattus, emprisonnés et parfois assassinés, les autorités françaises cherchent à transformer, par le travail de la « mission Blanchard », ces hommes qui ont lutté contre la colonisation, en « icônes inoffensives » pour reprendre les mots de Lénine. Ils ne sont sortis du chapeau de la « mission Blanchard » que pour anesthésier la contestation décoloniale et tenter de « consoler » et de « mystifier » celles et ceux qui sont victimes du racisme systémique, hérité de la colonisation, dans la société française actuelle.
Ainsi, ces basses manœuvres mémorielles visent à vider de son contenu libérateur les doctrines d’un Émir Abdelkader, d’un Messali Hadj, d’un Aimé Césaire ou d’un Frantz Fanon. Il s’agit, comme l’écrivait Lénine, d’avilir et d’émousser leurs doctrines et leurs engagements en les noyant dans une « diversité » purement cosmétique.
Mais, équipés des « armes de la critique » d’un Aimé Césaire, d’un Malek Bennabi, d’un Frantz Fanon ou d’un Mohamed Chérif Sahli, nous ne sommes pas dupes de ces basses manœuvres mémorielles visant à préserver la suprématie blanche.
Youssef Girard