Les répliques au séisme qu’a causé le slogan populaire « Moukhabarat irhabia, tasqut al mafia al ‘askaria », à la reprise des marches du hirak le mois dernier, continuent de se faire sentir.
Entre autres, par le durcissement de la campagne de diabolisation de Rachad, par les médias inféodés aux services et leurs brigades de trolls et batteries de bots sur les réseaux sociaux, mais aussi par quelques voix plus crédibles parce que situées au sein du hirak. L’objet de cette courte note est de commenter un thème courant provenant de cette seconde source.
Depuis environ une dizaine de jours, diverses voix au sein du hirak insinuent que le slogan « Moukhabarat irhabia » serait le slogan de Rachad qui manipulerait le hirak pour régler ses comptes avec la DGSI et l’armée au sujet de la sale guerre des années 90. Si l’objection à ce slogan avait été faite sur une base fondée, tactique ou pragmatique, elle aurait été recevable. Mais telle qu’elle a été formulée, cette affirmation erronée appelle à sept objections :
1. Rachad est loin d’avoir l’influence que lui attribue implicitement une telle affirmation. En juin de l’an dernier, les mouvances dans lesquelles se situent certaines voix qui portent cette critique arguaient que Rachad n’avait aucune influence sur le hirak. Pourquoi donc ce revirement soudain de position ? En vérité, Rachad n’est qu’une goutte dans la mer du hirak, et ce sont les hirakiens qui produisent eux-mêmes leurs slogans.
2. L’explication rationnelle de ce slogan ne se trouve pas dans les intentions d’un petit groupe d’activistes à l’influence limitée, mais dans la réalité matérielle et sociale des masses qui le scandent. Et cette réalité c’est plus d’une année de répression subie, parce que certains responsables sécuritaires et militaires ont fait le choix d’exploiter la pandémie du Covid-19 pour se venger des hirakiens, les harceler, les insulter, les brimer, les emprisonner, et même torturer. C’est cette violence subie et cette colère retenue pendant toute une année qui ont fait éruption en slogans furieux et radicaux une fois que les conditions de retour des marches étaient réunies.
« Nos actions sont les nôtres mais leurs conséquences appartiennent au ciel », disait St François d’Assise. La politique est imprévisible, ses choix produisant souvent des conséquences inattendues. Les chefs militaires devraient examiner leurs responsabilités, analyser les conséquences de leur choix d’une approche exclusivement policière et sécuritaire à un problème éminemment politique, au lieu de tenter de faire de Rachad leur bouc émissaire.
3. Revendiquer la démilitarisation de l’Etat et sa civilianisation ne relève pas de velléités vengeresses de Rachad. C’est l’aspiration de tout un peuple, aussi vieille que la lutte d’indépendance. Parmi les fils fidèles de l’Algérie contemporaine qui l’ont exprimé figurent Abane Ramdane, Ferhat Abbas, Benyoucef Benkhedda, Hocine Ait-Ahmed, Mohamed Boudiaf, Mohamed Khider, Ali-Yahia Abdennour, Abdelhamid Mehri, et Lakhdar Bouregaa, pour ne citer que quelques-uns.
« Dawla Madania Machi Askaria » cristallise l’accumulation des luttes et des aspirations de plusieurs générations d’Algériens et d’Algériennes. La jeunesse algérienne voit clairement aujourd’hui que le système politique consiste en une façade civile, de responsables sans pouvoir, dirigée par derrière par un pouvoir militaire non responsable, par le biais de la police politique. Faire une lecture policière et sécuritaire de ce processus historique dans la construction de l’Etat, pour le réduire aux agissements d’un petit groupe est un travestissement aussi grotesque que ridicule.
4. On peut comprendre les réactions à fleur de peau de la police politique et de certains chefs militaires à ce slogan. Ils ont perdu le monopole, vieux de plusieurs décennies, de désigner qui est terroriste et qui ne l’est pas dans ce pays. Ce qui l’est moins c’est la posture intellectuelle de s’en offusquer, surtout quand on n’a jamais questionné son usage arbitraire et injuste par la police politique et ses affidés médiatiques pour diaboliser des opposants politiques. Le rôle de l’intellectuel est de dire la vérité au pouvoir et non de le défendre contre ceux qu’il opprime. Certains intellectuels intériorisent encore les valeurs du système qui les opprime.
5. Il est vrai que les gouvernements organisent des administrations pour servir leurs citoyens, construisent des écoles et des hôpitaux pour les éduquer et les soigner, et mettent en place des forces de sécurité et des armées pour les protéger.
Mais ils emprisonnent aussi, torturent, kidnappent, assassinent et massacrent leurs citoyens. Dans ses recherches sur les assassinats prémédités par l’État (massacre, génocide, politicide, etc.), Rummel a constaté que « les régimes politiques […] ont probablement assassiné près de 170 millions de leurs propres citoyens et étrangers au cours du [20ème] siècle– environ quatre fois le nombre de toutes les guerres et révolutions internationales et nationales. » [1] Helen Fein a calculé que « les massacres parrainés par l’État ont tué jusqu’à 2,6 fois le nombre de personnes décédées à la suite de catastrophes naturelles entre 1967 et 1986. » [2] Parler donc de terrorisme d’Etat n’est ni un blasphème ni un sacrilège, mais la description factuelle d’une perversion possible de l’Etat moderne. Alexander George et Noam Chomsky ont parlé de terrorisme d’Etat depuis des décennies sans que personne ne les accuse de vouloir détruire l’Etat. [3] Des centaines d’ouvrages académiques existent sur le terrorisme d’Etat. Enfin, pour ceux qui ont la mémoire courte, il est utile de rappeler comment Frantz Fanon décrit le glissement de la nation nouvellement indépendante vers un État policier répressif néocolonial : « Le collège des profiteurs chamarrés, qui s’arrachent les billets de banque sur le fond d’un pays misérable, sera tôt ou tard un fétu de paille entre les mains de l’armée habilement manœuvrée par des experts étrangers. Ainsi, l’ancienne métropole pratique le gouvernement indirect, à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise. » [4]
6. Oscar Wilde dit que « les mauvaises intentions sont comme les billets de banque, pour en prêter aux autres, il faut en avoir soi-même ». Prêter l’intention de la vengeance à l’autre part souvent d’une peur. A l’écoute de cette peur, et à l’opposé d’appeler à la vengeance, Rachad insiste depuis sa création sur une justice transitionnelle restaurative qui réhabiliterait les victimes, les auteurs de violations des droits de l’homme, et la société. « Œil pour œil ne fera que rendre le monde entier aveugle », comme dit Mahatma Gandhi. Quelques membres médiatisés de Rachad expriment régulièrement leur préférence pour des amnisties générales aux officiers qui craindraient des poursuites pénales liées à la sale guerre ou la corruption. Le mouvement Rachad est disposé même à s’engager à un moratoire sur la discussion publique de la sale guerre qui couvrirait au moins la période de transition, pour autant que toutes les parties prenantes s’engagent à le respecter. Mais cela fait plus d’une année que le mouvement Rachad est la cible d’une campagne de diabolisation, qui tire son vocabulaire de la sale guerre, sans que cela n’ait ému ou même attiré l’attention de ceux qui, dérangés par « moukhabarat irhabia », lui prêtent maintenant des velléités de vengeance. Ceci est une posture de « deux poids deux mesures » qui consacre le narratif du pouvoir militaire sur la décennie sanglante et sur le hirak.
7. Enfin, il y a effectivement des comptes qui doivent être réglés. Qui seront réglés. Notre peuple ne veut plus d’une devanture politique civile sans pouvoir, contrôlée par derrière par des chefs militaires sans responsabilité. Il veut une armée moderne et professionnelle, dédiée à la défense du territoire, qui obéit les autorités civiles issues de l’exercice libre de la souveraineté populaire. Il ne veut plus d’une justice aux ordres, d’un parlement croupion, de médias caporalisés. Il veut des services de renseignement professionnels, politiquement neutres, et patriotes qui le protègent, et défendent le pays et la constitution, dans le respect de la loi et de la personne humaine, et non d’une police politique au service des clans. Il veut mettre fin au règne de la bureaucratie, de la corruption, de la gabegie, du clientélisme, de la déprédation et de la médiocrité. Il veut mettre fin à l’économie de la rente et du comptoir colonial.
Voilà les seuls comptes qui doivent être réglés, de manière pacifique, négociée et dans l’unité. Le reste n’est que confusion ou désinformation.
Youcef Bedjaoui, membre de Rachad
18 mars 2021
Notes
[1] Rudolph Joseph Rummel, Death by Government, Transaction Publishers, New Brunswick 1997, pp. 1-27
[2] H. Fein, Genocide: A Sociological Perspective, Sage Publications, London 1993, p. 83.
[3] Alexander George, Western State Terrorism, Polity Press, Boston 1991.
[4] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Editions ENAG, Alger 1987, p.147.