Les gymnases de l’art
« Science sans conscience n’est que ruine de
l’âme » l’affirmation de Rabelais n’a pas pris une ride, sa pertinence reste
entière. Les pays anciennement colonisés en fournissent la preuve. L’Algérie en
particulier.
Voici un pays riche, libéré du joug du
colonialisme depuis plus d’un demi-siècle, investissant sans compter dans
l’éducation, l’industrie, le social, ouvrant grand ses portes à toutes les
technologies de pointe. Pour quel résultat ?!
Démesure et saleté (il faut bien nommer les
choses par leur nom) sont les premières choses qui sautent aux yeux. Aucun
endroit du pays n’échappe à la dictature du béton et à sa détestable grisaille,
les constructions ne semblent faites que pour exprimer le sens de la démesure
et de la dissonance, portant la laideur à sa plus haute expression. Quant à la
saleté, si le blé était autant semé, l’Algérie couvrirait sans problème tous
les besoins de la planète : elle tapit le sol, tague les murs, noircit les feuilles
des arbres, embaume l’air de sa puanteur. Elle ne semble n’avoir aucun ennemi
et prolifère là où l’on s’attend qu’on la chasse impitoyablement : aux portes
des hôpitaux, sur le seuil des pharmacies, sur les plaques des cabinets
médicaux, aux alentours des centres de prophylaxie.
Ce qui saute encore aux yeux, c’est ce royal
irrespect pour le code de la route et la loi tout court. Le motard casqué est
l’exception et non la règle. La circulation ressemble à ce que décrit Boileau
dans « Les embarras de Paris » les voitures ayant remplacé les charrettes :
c’est un brouillamini étourdissant, un tintamarre où l’insulte couvre les
pétarades des moteurs.
Les faits et gestes, petits ou grands, ne sont,
n’est-ce pas, que l’expression du comportement des hommes, lesquels à leur tour
découlent des valeurs structurant leur mental et leur manière de penser et
d’agir. Dans les vociférations des Algériens contre leurs compatriotes, accusés
de ne pas être ce modèle de perfection comme chacun s’autoproclame l’être avec
force (oh ! chameau, puisses-tu un jour regarder ta double bosse avant de fixer
celle de ton camarade), dans le catégorique refus de l’opinion de l’autre, ou
dans les considérations sur la mort qu’il développe à grand bruit dans les
cortèges funéraires, se révèlent les normes qui guident son rapport au monde.
Individualisme, total mépris pour l’espace public confiné dans un rôle de
dépotoir, perpétuelle insatisfaction, démesure, peurs irraisonnées des
lendemains, fâcherie viscérale avec la modération, l’équilibre, la juste
mesure, absence d’écoute…, telles sont quelques unes des normes qui régissent
le comportements : pour preuve le désordre dans lequel se dressent les
imposantes constructions, espèce de gros crachat sur les règles
architecturales, d’urbanisme et de bon goût.
Bref, force est de constater que l’esprit de la
majorité des Algériens reste pétri par les valeurs agraires de survivance. Il
ne serait pas juste de cracher sur la culture de rémanence, elle a permis aux
Algériens de résister au colonialisme et à ses affres. Mais elle n’est pas
faite pour accompagner le développement du pays et lui garantir une vraie
modernité, un vrai épanouissement. Prétendre le contraire, c’est comme vouloir
construire un gratte-ciel avec du torchis.
Dans tous les domaines, l’Algérie a formé sans compter et
aujourd’hui médecins, ingénieurs, architectes, hommes de loi, journalistes,
pilotes… font pléthore. Pourtant le pays semble condamné à jamais à la
précarité, à la difformité, à l’anarchie, à l’horriblement mastodontesque.
Comme jamais, l’Algérie est la proie du déraisonnable, de l’irrationnel :
incohérence et gaspillage sont sa marque. En un mot, comme jamais se dresse
devant nos yeux révulsés une Algérie tout simplement absurde. Et croire que ce
pays, grand et riche, est en train de se construire un avenir digne des grandes
nations modernes, n’est pas moins absurde.
Le mal de l’Algérie vient de loin. Il n’est pas
rare d’entendre quelques charmants intellectuels algériens affirmer avec une
certitude toute démiurgique que c’est fini, tous les torts faits aux peuples
colonisés par leurs colonisateur ont été inventoriés et réparés, et qu’après
plusieurs décennies d’indépendance, il n’est plus pertinent désormais
d’impliquer le colonialisme dans les catastrophes chroniques responsables de
l’évolution chaotique des nations soumises. Il y a pour tant un mal dont il n’a
été que très peu question. Même le brillant sociologue de la culture que fut
Mostéfa Lacheraf ne fit qu’effleurer et dont les effets pervers apparaissent aujourd’hui
comme ceux d’un poison à action différée : c’est l’exclusion totale de ces
peuples du développement continu de la culture universelle, un réel et
total bannissement des trésors esthétiques, une radiation de cent trente
ans des richesses spirituelles et créatrices du Monde, oui avec un M majuscule.
Pendant toute la période d’occupation, il ne fut d’aucune manière possible à un
colonisé d’accéder aux œuvres de l’imagination – œuvres de Mozart théâtre
shakespearien, ou tout prosaïquement possibilité d’entrer dans un musée ou
jouir d’une exposition de peinture. De part l’analphabétisme récurrent, et la
profonde misère qui était la leur, les colonisés n’avaient pas un autre choix
que celui de faire des valeurs de la paysannerie pauvre une barricade et
de la religion une espèce de kit de survie. Impossible donc de profiter d’une
quelconque éducation artistique et de s’imprégner des valeurs que les arts et
la culture universels sous-tendent : entre autre l’harmonie, le bon goût,
l’équilibre, le sens de la nuance, l’écoute de l’autre, les règles de la
citoyenneté, le strict respect de la loi, la sacralisation de l’espace public,
la hiérarchisation des nécessités, l’esprit de synthèse, l’intériorisation des
règles de la bienséance et du savoir vivre ensemble…
S’il y a un tort à mettre sur le compte des
gouvernants qui se sont succédé à la tête de ces jeunes Etas et sur celui des
nouvelles élites nationales, c’est sans doute celui de n’avoir pas diagnostiqué
à temps cette faille qui a valeur de poison différé afin de lui prescrire
une médication appropriée, énergique et systématisée.
Que faire alors ?
La réflexion comme le bon sens recommandent la
solution des « Gymnases de l’art ». Certes, les lycées dispensent
des cours sur l’art, mais le font-ils d’une manière suffisante et selon une
pédagogie vivante à même de permettre de rattraper l’immense retard dans
l’assimilation des valeurs du monde moderne ? C’est là toute la question.
L’éducation artistique mérite une place au moins
aussi importante que celle qu’on accorde au sport, cela va sans dire.
Alors à côté des gymnases sportifs pourquoi pas un gymnase de l’art dans chaque
lycée ? Faut-il encore leur donner une conception à la hauteur de
l’enjeu.
Cumulant à la fois les rôles de bibliothèque, de
filmothèque, d’espace d’éducation, de création et de rencontres, animé par une
personne spécialement formée aux règles de l’art et à l’esthétique (l’Ecole
supérieure des Beaux-arts devra ouvrit une formation d’animateur des
« gymnases ») le lieu profitera aussi d’une pédagogie inspirée du
musée Beaubourg, principe qui fait appel à la concomitance des modes
d’expression et à la dialectique arts populaires/arts élaborés, l’un secourant
l’autre, l’un éclairant l’autre, l’un facilitant la compréhension de l’autre.
La fréquentation du gymnase est obligatoire à
raison de 4 heures par semaine au moins et libre durant toute la journée
scolaire en cas d’heures creuses, ou de temps libre pendant la pause repas.
L’idéal serait de doter le gymnase d’une entrée indépendante, ce qui lui
permettrait de rester ouvert deux heures de plus les journées ouvrables et
s’ouvrir à tout public une journée le week-end. De cette façon il
jouera aussi le rôle de centre culturel de quartier.
Tels sont les grands traits du concept « Les
gymnases de l’art » qui sera détaillé le moment venu.
L’art élaboré moderne éveille aux valeurs
esthétiques qui modèlent l’esprit du citoyen dans le sens de l’équilibre,
l’harmonie et la tolérance. Par la « catharsis », Aristote déjà
appréhendait le rôle de l’art dans l’évacuation des mauvaises passions de
l’agressivité et de la violence. Plus que jamais l’art élaboré – littérature,
peinture, musique, théâtre cinéma… – reste le meilleur moyen de transformer
l’émotion en pensée raisonnée et raisonnable. Pour en avoir été privés pendant
près d’un siècle et demi, les citoyens des pays anciennement colonisés forment
des sociétés gangrénés par l’agressivité, la violence, le mépris de la loi, le
désir jamais satisfait de s’accaparer de tout, (« la lahfa » dirait-on
en arabe)… En conséquence, il est aussi vital qu’urgent pour ces peuples de
donner aux nouvelles générations un moyen d’accès généralisé aux valeurs
esthétiques de notre temps. C’est possible ! C’est cela qui fait de notre
projet un dispositif révolutionnaire, grandiose dans son ambition et unique
dans son genre qui ne manquera pas d’être suivi par beaucoup d’autres pays
émergeants.
La conscience est tout ! C’est elle qui moralise
et bonifie savoirs et ambitions. Et rien de sérieux, de durable et d’avenant,
en un mot de cohérent avec le monde moderne, ne peut se réaliser sans une
conscience façonnée selon les valeurs de son temps et d’une mentalité dégorgée
de tous ces comportements contraires au bon sens, parfois tout simplement
stupides.
S’il y a un rêve commun aux Algériens c’est bien
de bâtir une société reposant sur un solide socle de valeurs en mesure de leur
assurer dignité, respect de leur opinion et foi en l’avenir. Le pays en a les
moyens. Faut-il encore qu’émergent une conscience, un esprit à la hauteur de
l’enjeu. L’imagination créatrice, les œuvres de l’esprit, l’éducation de la
sensibilité sont indispensables à cette nécessaire évolution. C’est dire toute
l’importance des « gymnases de l’art ».
Hassen Bouabdellah
Professeur d’Esthétique, cinéaste, écrivain.
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