Je tiens d’abord à informer mes lecteurs qu’avant la rédaction de cette petite chronique, j’ai trop hésité entre deux concepts à la polysémie convergente : malaise et impasse. Malaise signifie, de mon point de vue, un dysfonctionnement chronique des membres moteurs d’un corps ou d’un appareil. Ce qui exige un diagnostic général et un traitement au long cours en vue de les guérir. Au contraire, impasse renvoie soit à un état d’assouvissement de ce même corps ou encore son déraillement, le mettant dans l’obligation d’opter pour un strict régime d’hygiène ou à réorienter son chemin de façon à ce qu’il évacue ses imperfections et réalise l’épanouissement personnel souhaité.
Or, face à cette « machine à broyer » ou plutôt cet « aspirateur » qu’est le globalisme ou le mondialisme, cette réforme (guérison ou réorientation) paraît, sur une échelle relativement importante (les sociétés), quasiment impossible pour deux principales raisons : D’une part, l’universalisme des valeurs culturelles ayant des visées hégémoniques a phagocyté tous les mécanismes immunitaires des sociétés modernes que ce soit dans les pays du centre (développés) ou dans ceux de la périphérie (sous-développés) , et d’autre part, les prurits néocolonialistes ont propagé, sous couvert d’un faux paternalisme culturel, politique ou économique, un vent de soumission généralisé qui aurait balayé toute idée de liberté, la veine jugulaire de la modernité. Bref, à côté de ces peuples en manque de liberté (Tiers-Monde en particulier), on en retrouve d’autres (les pays occidentaux) qui souffrent d’un « manque de passion » pour reprendre le mot du penseur Alexis Tocqueville (1805-1859) vu qu’ils recherchent à l’en croire, aisance de la société de consommation aidant, « les petits et vulgaires plaisirs » de la vie. Aux uns, la précarité permanente, aux autres le luxe maladif. En d’autres termes, la fragilité de la condition humaine se résume en deux mots: un soi minoré végétant dans l’émulation, l’imitation et le défaitisme et un soi démesuré repu de son orgueil, égocentrisme et modernisme! Le tout donnant la forte impression que la vie s’est complètement rétrécie sur elle-même (phénomène d’aplatissement régressif selon le philosophe Charles Taylor). Décrivant cette longue décadence de la société moderne et abondant dans le sens de Tocqueville, le philosophe allemand F. Nietzsche (1844-1900) aurait évoqué dans son fameux ouvrage « Ainsi parla Zarathoustra » cette notion des « derniers hommes » dont les rares ambitions ne dépassent pas, hélas, le stade d’un « minable confort ». Bien plus, la dispersion des idéaux d’antan (solidarité, fraternité et amour de l’autre) s’est accompagnée d’un désenchantement accru du monde. Lequel s’apparente à d’autres phénomènes beaucoup plus pernicieux : la tentation de l’efficacité optimale, la plus grande productivité et surtout l’impératif de la réussite. Ce qui est synonyme de la primauté de la raison instrumentale, c’est-à-dire, cette raison qui tue l’émotion profonde, la subjectivité altruiste et les lois de l’humanisme, censé être « transcendental ». De même, l’égalité démocratique aurait poussé l’individu vers le repliement systématique dans l’enclos individualiste et l’aurait même menacé de » le renforcer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur » pour relayer un autre mot de ce même Tocqueville. Ainsi les mécanismes très puissants de la vie sociale (la cage de fer) selon le philosophe Max Weber (1864-1920), à savoir le statut social, la promotion individuelle, le pouvoir d’achat, le confort matériel et les sirènes de « la belle vie » ont-ils traîné le citoyen moderne vers une irréversible déshumanisation. De vastes horizons de la vie naturelle, douce, libératrice de l’imaginaire, féconde, prodigieuse, lente, ouverte et rattachée à la solidarité familiale, sociétale et communautaire, le sujet s’est dirigé à contrecoeur vers un repli sur soi qui privilégie une individualité étouffante, voire envahissante (surplus de sentiment d’autonomie, de liberté d’action, de parole,etc.).
L’homme « moderne » s’ennuie. Car, ce désenchantement du monde, c’est-à-dire, le discrédit qu’il aurait jeté sur les hiérarchies traditionnelles (famille, tribu, village, communauté,etc.,) lui avait fait tout bonnement perdre le goût de l’existence. Autrement dit, la quête effrénée du bonheur et du bien-être à tout prix a tout écrasé sur son passage : elle a notamment déshumanisé l’homme et désacralisé toutes les valeurs immanentes (celles qui proviennent de lui : respect, humanisme, amour, etc) . Ce « monstre bienveillant » pour inventer un terme à l’occasion qu’est la « liberté » a remis en cause l’axe moral de la société. En ce sens qu’aucune dimension héroïque dans les actes quotidiens de chacun n’est valorisée (plutôt une new-born starlette de la téléréalité comme idole que Ghandi ou Martin Luther King, etc.), sans oublier la perte du sens de l’idéal et du sacrifice pour les autres, ou l’absence d’objectifs pour lesquels tout un chacun d’entre nous devrait se donner corps et âme. La logique du mimétisme aveugle, de la marchandisation de la culture et de la course derrière les « breaking news » sans le moindre esprit « tamiseur » ou critique aura renforcé les aliénations culturelles, les plus subtiles et les plus perfides, de type moderne. L’ère du vide pour emprunter l’excellente expression du philosophe français Gilles Lipovetsky s’est posée en impératrice oppressive dans le royaume de la médiocrité. Quelle déchéance! Très peu de gens renonceraient alors, du moins dans leur inconscient, à cet attrait cynique d’être égocentrique. L’amour, devenu un passe-partout artificiel, puise désormais ses ressorts de la chirurgie esthétique, des coulisses de la mode et des raccourcis de la pornographie « trash », les femmes porteuses et les banques de spermatozoïdes sont mises à la disposition des « riches de poches » mais impuissants sexuels, stériles ou orphelins d’amour. Tout au plus, le contrôle de la vie privée et familiale via les outils technologiques s’accorde fort bien avec l’essor de la société permissive, au comportement de la « me generation » et plus particulièrement à la vulgarisation à large échelle du narcissisme.
Victimes d’un despotisme mené en douceur, les gens fuient l’acte politique vu comme une arnaque contre-productive, répétitive et lassante, atomisés qu’ils sont par le pouvoir tutélaire et un peu trop paternaliste de leurs gouvernants. De même, l’hypocrisie s’est emparée des beaux cerveaux, frappés de sénilité créative, encombrés de mille et une idées superflues, portés sur le bavardage oiseux sur les plateaux-télé et, comble d’ironie, vendus à la machine du grand Comprador. Aussi l’affection et la tendresse filiale ont-elles déniché un substitut de circonstance dans un virtuel insaisissable, fuyant et hypothétique. On dirait que cet individu subitement dépouillé de lui-même devient, comme par miracle, le centre de lui-même dans un univers dégagé de ses repères! Dès lors, les spécialistes de tous bords cessent de gloser sur la modernité au sens classique du terme. Autant dire, cette modernité qui affranchit les individus de la peur du traditionnel et de l’archaïque pour évoquer cette fameuse ère de la « post-modernité », récapitulée en l’obsession tentante de l’homme lambda d’effacer de son logiciel mental tout ce qui est en rapport avec ses racines traditionnelles. Le développement capitaliste selon le philosophe Karl Marx ( Manifeste du parti communiste) a pour conséquence « la dissolution dans l’air de tout ce qui est solide ». Car les nécessités économiques, les structures familiales, les hiérarchies traditionnelles ne font, en fait, que restreindre la liberté individuelle, trop chère à son âme. Cette liberté qui, à force de ratisser large, viole l’esprit de l’homme, le rendant une pâte pétrissable, voire une nature influençable à merci. Ainsi celui-ci se transforme-t-il, en si peu de temps, en un esclave psychologique accroché tel un robot vivant aux « stéréotypes consensuels » des grands medias, fabricants renommmés du « mensonge légalisé »!
La tendance à standardiser les types ou les modes culturels, et la crainte de les homogénéiser façonne alors des « identités culturelles parcellaires » en lutte constante. Lesquelles mettent en marche, au niveau individuel, voire locale, une forme simultanée d’agression et de résistance. D’ampleur surdimensionnée, la révolution de l’information n’a pas été, elle, appuyée par une révolution des consciences! Bien plus, les particularismes nationaux commencent à s’estomper sous l’effet d’une centralisation chauviniste qui ne répond guère aux canaux modernes. De fait, le processus de globalisation semble inévitable vu que l’américanisation des modes de vie et la haine de la diversité rament ensemble vers l’horizon de l’inquiétude. Bref, « el hombre es un lobo para su hermano » (l’homme est un loup pour son frère), voilà comment le jésuite Bartolomé de Las Casas (1484-1566) rappelait comme par avance une vérité que le philosophe anglais John Locke (1632-1704) transforma quelques siècles plus tard en idée politique. La modernité est en quelque sorte une déchirure dans la sensibilité humaine. L’homme qui éprouve au plus intime de lui-même le besoin de s’épanouir se voit happé dans le cercle vicieux des contradictions (se libérer mais être en même temps l’esclave de sa liberté, voire de l’autre). Ainsi la modernité qu’il prône se révèle-t-elle un leurre.
Kamal Guerroua
7 août 2015