La culture est l’âme de la société. Elle la fait vivre et l’irrigue de sa vivacité. On imagine mal aujourd’hui en Algérie les individus et les familles résister à l’extinction des traditions et à l’invasion du vent de la modernité sans une réelle immersion dans leur aquarium ancestral. Il n’a y a pas si longtemps, les villages furent la première matrice de cette authenticité qui nous fait cruellement défaut à l’heure où j’écris ces lignes. Du burnous, cet habit traditionnel, signe de la pureté de nos racines et de bravoure à «Tiwizi», cette entreprise collective d’entraide et de bienfaisance, et de «boujelima» cette troupe de troubadours itinérants qui jouent à la cornemuse à «bouâfif», un cérémonial carnavalesque où un groupe volontaire de jeunes sillonne village après village sous le rythme de percussions diverses en quête de distraction et du bonheur, rien n’en reste ou presque qu’un rudiment coincé dans les mémoires comme un gage de nostalgie. On est comme dépouillés de nous-mêmes par nous-mêmes, assistant impuissants à la disparition de notre culture. Autant dire, une complicité dans la ruine, une furie ravageuse et autodestructrice. La nature n’a-t-elle pas horreur du vide? Écouter le silence, tu découvriras qu’il est musique répond la sagesse africaine. Sauf que le silence dont il est question cette fois-ci est bien différent de l’autre que l’on a connu naguère, c’est-à-dire, ce silence créateur, contemplateur et fascinant dont sont réputés par exemple les Touarègues. Ces résistants pacifiques n’ont-ils pas été cette minorité du silence qui a su enchanter le vide du désert par son silence?
On est une société du silence. Effectivement. Une société qui s’est perdue dans les dédales de l’histoire. On continue de l’être parce qu’on s’est vite projeté sur l’autre, étranger tantôt fort, tantôt exotique, bien souvent supérieur à nous dans notre subconscient collectif sans que nous ne fassions d’abord le tour de nous-mêmes, cherchant seulement à l’imiter et à le suivre, abstraction faite de nos us, de nos rites et de nos coutumes. Hélas, si la culture orale de nos grands-parents avait réussi à ratisser large à travers les âges, en tissant d’étroits liens avec notre passé, elle n’en demeure pas moins confinée, de nos jours, dans la triste sphère du folklore. Point de relation entre le fond et la forme des choses. Car tout est improvisé pour faire du sensationnel, épater la galerie et réduire le fait culturel à sa portion congrue. A titre d’exemple «Yennayer» qu’est une des dates-phares du calendrier agraire ancien est célébrée chaque année dans les coins les plus reculées de notre pays sans une mise en perspective culturelle ou scientifique objective de la dimension historico-mythique à laquelle elle se réfère : le cycle des saisons et le labeur de la terre ni encore moins une reconnaissance officielle par les autorités comme fête nationale. En effet, l’historien romain Tite-Live (59 AV-J.C-17 A.P-J.C) nous rapporte que l’Afrique du Nord fut une terre de blé et d’orge, les «ikufan» (silos) étaient en Numidie souvent pleins, l’agriculture fut l’activité principale des berbères, le rite païen relié à l’idolâtrie et le culte des dieux (le polythéisme) fut très prisé. On en garde la coutume de «Tislit Ounzar», cette fameuse déesse de la pluie dont le mariage avec le climat est le prélude à toutes les bénédictions. Les disparités régionales étaient, en revanche, si criantes que le roi Massinissa (238-148 A.V-J.C) fut obligé de rassembler sous sa coupe Gétules, Garamantes et Numides. L’oralité y était trop prédominante, le punique (l’idiome des carthaginois) se pratiquait largement comme une langue vernaculaire et officielle dans le royaume quand la monnaie, un des domaines régaliens du chef, est frappée à l’effigie d’aguellid (le roi), signe de l’existence d’un embryon d’Etat. Le peu d’intérêt porté au berbère a toutefois coûté cher à la culture du terroir. A part les peintures rupestres du Hoggar, du Tassili et Djanet dans le Sahara, les rares écrits quasi introuvables de Juba II ( 52 AV- J.C- 23 AP-J.C) ce roi lettré de la Mauritanie (Berbérie occidentale) dont les vestiges de Cherchell sont un vif témoignage, presque aucune trace écrite des premiers habitants du Maghreb n’ait existé.
Cette tare qui remonte à des ères immémoriales nous tourmente encore hélas aujourd’hui. En chassant le naturel, celui-ci ne fait que revenir au galop. C’est plus qu’un postulat qui sied davantage à notre situation actuelle où ce «syndrome de l’absence» nous traîne terriblement en arrière, de côté et de l’autre des rails de la modernité mais jamais en leur milieu. Pour cause, on s’esquive et on esquive les enjeux culturels, on s’oublie et on oublie nous-mêmes dans un labyrinthe de sens pendant que le train de la mondialisation passe tout près de nous, indifférent. Autrement dit, on ne bine pas nos terres au sens propre (agriculture) et au sens figuré (culture). Je voudrais bien par ce billet rendre hommage à Jean Mouhoub Amrouche (1906-1962), cet éternel Jugurtha qui a su montrer mieux que quiconque l’attachement viscéral de l’algérien de naguère à sa terre et à ses racines. Car si je parle d’absence, je fais allusion bien naturellement à cette absence physique d’abord, morale et symbolique ensuite de l’algérien des années 2000, celui-là qui connaît pourtant l’internet et les réseaux sociaux dans «l’espace vital» de la culture et de la civilisation, terrible! En plus, divisées en haut entre l’arabe moyen-oriental et le français colonial, et fuyant les séquelles d’une mauvaise prise en charge identitaire et culturelle du pays, nos élites cultivent de loin cette manie de l’inexistence et de la dépendance, et se posent en porte-flambeau des valeurs des autres. On comprend alors que l’état des lieux de notre maison est des plus pathétiques qui soit. Elle empire de jour en jour. Nos questionnements ne sont pas près de s’apaiser. Pas plus que nos angoisses de nous voir s’éteindre à petit feu.
Si l’exode rural qui s’est étrenné depuis le début des années 1970 fut une révolution paysanne d’envergure dans la mesure où il y a un transfert social de la ruralité vers la citadinité, il n’en reste pas moins un élément déclencheur et précurseur d’une déstabilisation anarchique des fondements traditionnels de la société algérienne. A mi-chemin entre le douar abandonné et la métropole tant rêvée, l’algérien s’égare dans nos villes qui s’apparentent à des grands villages pour reprendre à mon compte l’excellente expression d’un chroniqueur algérois. Le chaos dans la conception individuelle de l’espace (familial, social, culturel, politique, etc.) ne peut évidemment pas se parfaire de la mort symbolique de nos campagnes, synonymes dans tous les esprits de «l’enclavement perpétuel». L’habitus des unes (les campagnes) se transposant dans les autres (les villes). La citadinité croissante et constante des algériens avance masquée, dissimulée et indiscernable. On trouve des caractéristiques du village, désormais disparues, prégnantes dans la ville et vice versa. L’algérien est un être atypique qui a différents registres pour cohabiter et communiquer. Prenons l’exemple de la Kabylie où les assemblées de villages ayant de par le passé autorité sur les jeunes. Aujourd’hui, elles ont perdu leur lustre. La notion du chef de famille et de la personne âgée s’est affaiblie au profit de l’anonymat de la ville, la solidarité ancienne s’est cassée les dents sur l’individualisme. Le vide s’élargit aussi bien dans les rapports sociaux que dans l’espace, déserté pour le confort d’une ville qui, à de nombreuses nuances près, n’a rien à envier au douar. L’équation de l’absurde donne le vertige du fait qu’il n’y a point de «no man’s land» qui trace des limites entre l’urbanité et la ruralité. Ainsi la langue «algérienne» s’est-elle polluée, les traditions sauvagement désordonnées, les comportements singularisés par leur frappante hétérogénéité, etc. Au final, notre société est-elle vraiment à la recherche d’un modèle? Certainement oui. Du moins ce que je pense. L’imagination de la jeunesse de ces dernières années ne tend-elle pas à la fuite et à l’évasion d’un milieu qui ne fait que l’étouffer? Assurément, il y a là matière à soucis. La ville et l’exil ont arraché au citoyen algérien l’amour de sa biosphère originelle. Celle-ci, au lieu de rester l’essence, se transforme malheureusement en mirage. En plus de la culture, on a perdu notre milieu naturel, et nos racines. C’est triste. A méditer.
Kamal Guerroua
9 juillet 2015