Dans leur traitement de la révolution tunisienne, les médias français ont très rarement donné la parole aux responsables d’En-Nahdha alors que ce parti fut incontestablement l’une des principales forces d’opposition à la dictature pro-occidentale de Zine el-Abidine Ben Ali. Voulant chercher à comprendre dans quelles perspectives ils s’inscrivaient nous avons rencontré deux militants d’En-Nahdha en exil en France.
Houcine Jaziri est porte-parole à Paris et membre dirigeant d’En-Nahdha. Il vit en exil en France depuis vingt ans. Riadh Bettaieb est membre dirigeant d’En-Nahdha. Il vit lui aussi en exil en France depuis vingt ans.
Houcine Jaziri : En-Nahdha est un parti politique qui s’inscrit dans un courant culturel arabo-musulman. Ses objectifs politiques sont la démocratie et les libertés. En-Nahdha veut mettre en œuvre ces objectifs en inscrivant la Tunisie dans un contexte arabo-musulman.
En-Nahdha est sur la scène politique tunisienne depuis le 6 juin 1991, date de l’annonce de sa création. Toutefois, En-Nahdha s’inscrit dans l’héritage du MTI (Mouvement de la Tendance Islamique) créé le 6 juin 1981. Depuis environ trente ans, le mouvement a connu de nombreuses évolutions.
Dès 1981, le MTI, au lieu d’être reconnu, a subi la répression, et ses militants les emprisonnements. Cette répression s’est poursuivie durant les années de règne de Ben Ali qui ont été nommées les « années de l’enfer de Ben Ali ». Après sa création, En-Nahdha n’a pas été reconnu par le pouvoir tunisien qui l’a toujours considéré comme un parti interdit n’ayant pas le droit d’exercer ses droits politiques et culturels dans la société tunisienne. Pour cette raison, en Tunisie, l’histoire du mouvement s’est plus écrite en prison que dans le contexte social et politique du pays.
Après la chute de Ben Ali, avec la révolution tunisienne, une nouvelle ère s’ouvre pour la Tunisie. En-Nahdha s’inscrira dans ce nouveau contexte politique, social et culturel. Pour cela, En-Nahdha va s’efforcer de se rétablir en Tunisie afin de participer à la reconstruction de la société tunisienne ravagée par la dictature de Ben Ali.
Youssef Girard : Vous parlez de courant arabo-musulman, pouvez-vous nous expliquer les références intellectuelles d’En-Nahdha ?
Houcine Jaziri : Le mouvement a été fondé comme un mouvement politique mais en même temps comme un mouvement social et culturel. Il s’agissait de développer la vision d’un islam modéré dans un contexte arabo-musulman oriental. Cela s’inscrivait aussi dans le contexte de l’après indépendance où l’idéologie bourguibienne mise en œuvre par le pouvoir visait à occidentaliser totalement la Tunisie.
Dans ce cadre, le mouvement de renouveau arabo-musulman est apparu pour présenter une autre lecture de l’histoire de la Tunisie. L’objectif était de réaffirmer l’identité arabe et musulmane de la Tunisie contre le pouvoir occidentaliste. Cette réaffirmation de l’identité arabe et musulmane du pays ne signifiait pas un rejet total de la culture occidentale car la Tunisie reste un pays ouvert.
Le mouvement s’attache à présenter une lecture moderne et ouverte de l’islam et, en même temps, profonde et équilibrée notamment sur la question des liens entre le politique et le religieux.
Riadh Bettaieb : Notre mouvement cherche la conciliation de notre civilisation arabo-musulmane, de notre culture arabo-musulmane, et des valeurs universelles de la démocratie, des droits de l’homme, de respect des libertés publiques et privées et d’ouverture. Avant même la création officielle du MTI en 1981, notre mouvement, aux niveaux estudiantin, syndical ou dans la jeunesse, était connu par le peuple tunisien pour son engagement en faveur de la conciliation entre l’héritage arabo-musulman et la modernité.
Pour nous, il n’y a pas de contradiction entre les valeurs arabo-musulmanes et les valeurs universelles de la démocratie et des droits de l’homme. C’est pour cela que, lors de la conférence de presse annonçant la création du MTI en 1981, nous avons insisté sur ces valeurs. A l’époque, en réponse à une question qui nous avait été posée sur notre respect de la démocratie, nous avions affirmé que nous respecterions le choix du peuple tunisien même s’il choisissait le Parti communiste. C’était une manière d’expliquer notre attachement à la démocratie et au choix du peuple. Nous voulons participer au débat démocratique en présentant et en défendant notre programme dans un cadre pluraliste.
Nous avons œuvré à défendre cet attachement aux valeurs arabo-musulmanes et aux valeurs universelles en agissant afin que cela se manifeste en revendications crédibles et réelles. Pour cela, nous avons commencé le travail unitaire avec des formations politiques tunisiennes de tous bords. Dans les années 1980, nous avons participé à la constitution de « comités de liaison » entre les différents partis politiques tunisiens, dont le Mouvement Démocrate Socialiste, le Parti Communiste ou le Mouvement d’Unité Populaire.
Au niveau de la question de la femme, notre interprétation de l’islam nous amène à considérer la femme comme l’égale de l’homme. Elle est responsable politiquement et elle est concernée par toutes les revendications du peuple tunisien. Rached Ghannouchi avait une expression très connue affirmant que « les femmes constituent à peu près la moitié de la population et que l’autre moitié est éduquée par les femmes ». C’était une manière d’expliquer le rôle capital de la femme dans la société.
Youssef Girard : Durant le règne de Zine el-Abidine Ben Ali, En-Nahdha a été très durement réprimé. Pouvez-vous nous expliquer cette répression ?
Riadh Bettaieb : Durant l’ère Ben Ali, la Tunisie a connu une répression sans précédent dans son histoire. Le pouvoir s’est construit sur un esprit de vengeance, de haine et de barbarie.
En 1989, nous avions participé aux élections au travers de listes indépendantes. Les résultats de ces élections qui ont été falsifiés nous ont donné 17% des voix. Après cela, Ben Ali a considéré que notre mouvement n’avait plus le droit d’exister du fait de sa popularité. Ces élections ont été pour Ben Ali le prétexte pour éradiquer notre mouvement.
Durant la répression, il y eut plus de 50 000 militants d’En-Nahdha qui furent arrêtés. Environ 30 000 militants ont été emprisonnés en écopant de peines allant de quelques mois à la perpétuité. Plus de 10 000 militants d’En-Nahdha ont été condamnés à des peines dépassant les cinq ans d’emprisonnement. Ces arrestations et ces emprisonnements s’accompagnaient de tortures. Ce ne sont pas des chiffres très précis car il n’était pas évident de recueillir ces informations.
Plus de 1 500 militants d’En-Nahdha ont été contraints de fuir la Tunisie et de se réfugier dans différents pays de la planète. Les réfugiés politiques d’En-Nahdha se trouvent actuellement répartis dans plus de 50 pays à travers le monde.
La répression ne s’arrêtait pas aux militants d’En-Nahdha. Elle touchait aussi toutes leurs familles. C’était la terreur qui régnait. Dans les années 1990, le prisonnier lorsqu’il sortait de prison après trois, quatre ou cinq ans de détention, se retrouvait souvent isolé. Ses proches et ses voisins n’avaient pas le courage de l’approcher. Saluer un militant d’En-Nahdha ou soutenir sa famille équivalait à un acte politique de défiance du pouvoir. Nous étions en face d’une punition collective touchant toute la société tunisienne. Peu de familles n’ont pas eu au moins un membre de leur entourage touché par cette répression.
Youssef Girard : Ayant subi une telle répression, comment avez-vous perçu le mouvement de contestation du pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali qui a débouché sur la révolution tunisienne ?
Houcine Jaziri : Cette révolution est la révolution du peuple tunisien. En voulant étudier et analyser cette révolution, chacun pourra toujours dire qu’elle a commencé par tel mouvement, par telle résistance ou par tel parti. A mon avis, cette révolution est le fruit d’un état d’esprit et de conscience des Tunisiens qui est une vraie révolte contre ce pouvoir. Pour cette raison, on ne peut pas parler spécifiquement de militants d’un parti ou d’un groupe. Cette révolution a été portée par notre peuple tunisien par le biais de sa jeunesse, par le biais de la Tunisie profonde, des gens qui souffrent, qui en ont assez de la corruption, qui ne supportent plus l’injustice sociale et l’absence de libertés. Cette révolution a renversé Ben Ali parce qu’il incarnait la dictature et l’injustice sociale en même temps.
Youssef Girard : Justement, le mouvement contre Ben Ali est parti de problèmes sociaux structurels touchant la Tunisie. Comment En-Nahdha envisage de répondre à ces problèmes sociaux ?
Houcine Jaziri : La Tunisie après la révolution ne sera plus la Tunisie des partis ou d’un parti. Elle sera la Tunisie de toute la société tunisienne dans la diversité de ses composantes et de ses forces vives. Il faudra trouver de la place pour les partis politiques, pour l’intelligentsia, pour la jeunesse qui s’organise par le biais des associations et qui représente presque les deux tiers de la population tunisienne. Il faut instaurer le cadre démocratique permettant le dialogue entre toutes les composantes de la société. Il est nécessaire de faire appel à toute l’intelligence des Tunisiens à l’intérieur et à l’extérieur de la Tunisie pour reconstruire le pays.
Ce dialogue dans un cadre démocratique est nécessaire pour trouver des solutions aux problèmes sociaux car nous n’avons pas encore de véritables réponses à ces problèmes. Il faut élaborer de vraies réponses à ces problèmes et non se lancer dans des déclarations incantatoires sans effet. Nous devons élaborer des solutions d’ordre structurel qui seront difficiles à mettre en œuvre pour répondre aux problèmes du chômage et de l’injustice sociale.
Après la révolution, la bourgeoisie est toujours là! Les pauvres et l’inégalité sociale sont toujours là! Il faudra trouver des solutions et impliquer toute la société tunisienne pour réussir à les inventer. Cela devra être le vrai travail à mener. Pour le moment, la reconstruction de la Tunisie nouvelle reposant sur la justice sociale n’est pas encore acquise.
Youssef Girard : Dans cette phase de transition, comment percevez-vous le gouvernement tunisien actuel ?
Houcine Jaziri : Premièrement, après la révolution, la priorité est tout d’abord d’ordre politique c’est-à-dire trouver le cadre politique pour commencer la reconstruction de la Tunisie. Deuxièmement, nous sommes aujourd’hui dans une période de transition qui doit permettre la passation de la révolution à la démocratie. Nous devons encore nous battre pour cette démocratie car l’ombre de l’ancien régime est encore présente. Les anciens piliers du pouvoir de Ben Ali sont encore là!
Pour cette raison, le gouvernement de l’après révolution a fait un faux départ. Il ne s’est pas véritablement ouvert aux nouvelles forces mais il a reconduit des hommes de l’ancien régime avec des ministres de Ben Ali; l’actuel premier ministre était le premier ministre de Ben Ali. Alors où est le changement ? Où est la révolution ? Nous avons peur que la révolution soit volée par des hommes de l’ancien régime.
Face à ces manœuvres, notre peuple est encore là! Nous sommes encore là! Jusqu’à aujourd’hui, il y a encore des dizaines de milliers de manifestants dans la rue. Il ne sera pas facile de voler la révolution au peuple tunisien.
Nous réclamons un vrai gouvernement d’union nationale qui soit représentatif de toutes les forces politiques et associatives. Cela est nécessaire pour inscrire la Tunisie dans une nouvelle ère démocratique.
Youssef Girard : Est-ce que vous seriez favorables au fait que les anciens membres du gouvernement de Ben Ali soient définitivement écartés de la vie politique tunisienne ?
Houcine Jaziri : Le RCD devrait partir avec le pouvoir dictatorial déchu. On ne demande pas l’« épuration » ou la vengeance. Néanmoins, il y a parmi ces personnes des hommes qui ont eu des responsabilités, qui ont torturé, qui ont volé la richesse de la Tunisie. La société tunisienne demande que ces hommes soient présentés à la justice tunisienne. Cela doit se faire sans vengeance et sans violence. Nous refusons que le sang soit répandu dans la Tunisie nouvelle. Cela pourrait dégénérer et entraîner des conflits dangereux.
Les anciens du RCD devraient rompre avec la dictature et ses pratiques sinon leur expérience sera encore dangereuse pour la Tunisie. Pour cette raison, nous demandons la dissolution du RCD. Après, les anciens du RCD pourront constituer de nouveaux partis.
Youssef Girard : Vous parliez des risques de confiscation de la révolution tunisienne, comment évaluez-vous les ingérences, ou les tentatives d’ingérences étrangères, actuellement à l’œuvre en Tunisie ?
Riadh Bettaieb : C’est le peuple tunisien et ses forces vives qui sont le vrai garant de la réussite de la transition démocratique. Grâce à ces forces, nous devons faire face aux menaces réelles de confiscation de cette révolution. En ce moment, il y a de nombreuses interventions étrangères qui veulent maintenir les structures de l’ancien régime.
Les institutions financières internationales voudraient que les mêmes technocrates gèrent l’économie et la finance en Tunisie en suivant les instructions de ces institutions étrangères. Nous considérons que les Tunisiens sont capables de gérer eux-mêmes leur économie. A ceux qui veulent imposer ces technocrates au nom de la compétence, nous répondons que c’est le peuple tunisien qui est garant de sa politique économique et financière. Les pays étrangers et les institutions internationales doivent respecter le choix du peuple tunisien. Nous refusons l’ingérence.
Youssef Girard : La gauche oppositionnelle tunisienne a créé le « Front du 14 janvier » , comment percevez-vous ce front et envisagez vous un travail commun ?
Houcine Jaziri : Le « Front du 14 janvier » représente une petite fraction de l’opposition tunisienne. Il est composé de l’extrême gauche tunisienne. Je n’ai pas d’autres remarques. Cependant, je n’aime pas trop que l’on parle au nom de cette révolution que ce soit au nom de l’islam, du peuple ou de la démocratie. Pour le moment, tous les Tunisiens doivent travailler ensemble.
Je pense que ce Front a été constitué de manière un peu prématurée. Je préférerais que l’on parle d’un Front de l’ensemble de l’opposition tunisienne et que l’on travaille tous ensemble. Que l’on se consulte tous! Après, ils ont le droit de s’exprimer dans des fractions ou des alliances que ce soit de gauche ou de droite, libéraux ou autres. L’essentiel est de travailler avec tout le monde. Ce n’est pas le moment de travailler en petits groupes, surtout lorsqu’ils sont fondés sur des bases idéologiques. C’est le moment de faire un travail ouvert, de trouver des solutions afin de barrer la route à toutes les tentatives de confiscation de cette révolution.
Youssef Girard : Comment analysez-vous l’attitude des partis politiques français par rapport à la révolution tunisienne ?
Houcine Jaziri : Ils sont en retard. Tous ne souhaitaient pas que la révolution tunisienne aboutisse. Je trouve ça vraiment dommage.
Nombre de partis politiques français savent qu’En-Nahdha jouera un rôle dans l’avenir de la Tunisie. Nous, nous travaillons à l’instauration d’un cadre démocratique. Après, chacun doit assumer ses positions.
Youssef Girard : Et l’attitude des autorités françaises ?
Houcine Jaziri : Vous connaissez très bien la situation actuelle. Je ne suis pas Français. C’est aux Français d’analyser ce qu’il se passe. L’intérêt de la Tunisie c’est de créer de nouvelles relations avec tout le monde. La Tunisie n’est plus la Tunisie de la dictature. Aujourd’hui, c’est la Tunisie de la démocratie!
Youssef Girard : Il y a environ 600 000 Tunisiens qui vivent en France actuellement. Quel rôle peut jouer l’immigration tunisienne vis-à-vis de la révolution en cours et du processus démocratique ?
Houcine Jaziri : Cette révolution a fait quelque chose d’extraordinaire. Aujourd’hui, un Franco-tunisien se sent beaucoup plus à l’aise dans son identité parce que l’on a fait des comparaisons entre la révolution tunisienne et la révolution française. Après la révolution, le Franco-tunisien se sent à cent pour cent français et à cent pour cent tunisien. Il n’est plus en déséquilibre avec d’un côté une Tunisie qui est dans la dictature et de l’autre une France qui est dans la liberté. Il a pu se réconcilier avec son identité. Cela est dû à la révolution. Nous sommes entrés dans l’histoire et nous devons écrire la nouvelle histoire de la Tunisie.
Entretien réalisé le 27/01/2011