J’ai longuement hésité à répondre aux mensonges et aux calomnies que, dans votre article publié le 28 août dernier sur le site Prochoix.org et intitulé « A propos de Mohamed Sifaoui et du général Nezzar » (1), vous avez énoncés à mon propos. Il y a toujours quelque chose de déconcertant face aux mensonges publics. Y répondre leur donne une publicité imméritée, se taire renforce le doute sur la personne incriminée : c’est ce dilemme qui rend le menteur pire que le voleur.
Au-delà des nombreuse erreurs factuelles contenues dans votre article, je regrette vivement la superficialité, voire la partialité, de vos informations. Elles me paraissent témoigner d’une méconnaissance certaine des réalités du dossier algérien en général et, en particulier, du cas de votre ami le journaliste Mohamed Sifaoui, dont vous louez le « magnifique portrait » diffusé par Arte le 28 août. Ces amalgames et ce manque d’objectivité sont d’ordinaire le fait d’une certaine « presse à sensation », à laquelle votre site me semblait ne pas appartenir. Quoi qu’il en soit, je tiens à porter à votre connaissance et, j’espère, à celle de vos lecteurs, les précisions et rectifications suivantes.
En premier lieu, il est erroné d’affirmer, comme vous l’écrivez, que Mohamed Sifaoui « a témoigné contre les éditions La Découverte lors d’un procès opposant cette maison d’édition au général tortionnaire algérien Nezzar » : il n’y a jamais eu de procès entre La Découverte et le général Khaled Nezzar. Mais il y a bel et bien eu, à Paris en juillet 2002, un procès où le général Nezzar m’a poursuivi en diffamation pour avoir dénoncé, dans l’émission télévisée « Droits d’auteurs », sa responsabilité comme ancien ministre de la Défense dans la terrible guerre conduite par l’armée algérienne contre la population civile, et pour l’avoir accusé d’être un lâche ayant fui ses responsabilités devant la justice française après qu’une plainte pour torture a été déposé contre lui à Paris. Un procès qu’il a perdu.
Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’à cette occasion, c’est bien comme témoin de la défense du « général tortionnaire » que Mohamed Sifaoui a témoigné contre moi. Je vous renvoie sur ce point à un livre que vous n’avez à l’évidence pas lu : Le Procès de « La sale guerre » (La Découverte, 2002), qui retranscrit intégralement les minutes de ce procès d’une semaine. Vous y verrez, comme toute personne de bonne foi peut le faire, que les deux camps en présence n’opposaient pas, comme vous l’insinuez, les tenants « d’une thèse qui sert la propagande intégriste » aux généraux algériens.
Dans ce procès, comme le prouvent les témoignages des deux parties produits lors des audiences, les deux camps étaient en réalité beaucoup plus clairs : d’un côté, les partisans du général Nezzar, l’un des principaux organisateurs de la « sale guerre », qui estimaient que tous les moyens sont bons, y compris la torture généralisée, les exécutions judiciaires et les manipulations, pour « éradiquer » l’intégrisme islamiste (même s’ils se défendaient, contre l’évidence, de l’existence de ces méthodes, réduites à de simples « dépassements ») ; et de l’autre côté, ceux qui estimaient que la lutte démocratique légitime contre le fondamentalisme islamique ne pouvait se conduire au prix de violations des droits de l’homme constitutives de crimes contre l’humanité.
De ces ceux camps, c’est le premier qu’a choisi votre ami Mohamed Sifaoui, dont vous dites, comme pour vous « dédouaner » qu’« on a le droit de penser que [son] témoignage, même bien intentionné, était une erreur ». Il aurait été plus honnête d’écrire que ces « bonnes intentions » étaient surtout le paravent d’un aval donné à des méthodes dignes des pires fascistes du XXe siècle.
Toujours à propos de ce procès, vous écrivez : « Chacun fait appel à des témoins. L’auteur de La Sale Guerre, par exemple, s’appuie sur le témoignage d’un ancien militaire converti à l’islam radical (qui fut son instructeur au sein de l’armée) : le capitaine Ahmed Chouchane. Mohamed Sifaoui, quant à lui, accepte de témoigner pour le Général contre SOUAÏDIA ». Outre que vous passez ainsi à la trappe bien d’autres témoignages en ma faveur que vous seriez bien en peine d’affilier à « l’islam radical », il s’agit là d’un curieux mélange des genres qui témoigne de votre part, Madame, d’une ignorance évidente des positions du capitaine Chouchane.
Vous semblez assimiler Chouchane à une sorte de terroriste international recherché par toutes les polices de la planète. Alors que c’est un homme posé et calme, résolument opposé à toute violence, politique ou individuelle (contrairement au général Nezzar). Je ne partage pas du tout ses positions sur l’islam politique (qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec celles de l’islam radical), mais je suis en plein accord avec ce qu’il a dénoncé (et que vous semblez totalement ignorer) lors du procès : l’instrumentalisation de la violence islamiste par les chefs des services secrets de l’armée algérienne, le DRS. En mars 1995, ceux-ci contrôlaient déjà l’essentiel des Groupes islamiques armés (GIA) pour mener, prétendument « au nom de l’islam », une guerre contre-insurrectionnelle contre la population (si vous ne me croyez pas, je tiens à votre disposition toute la documentation qui le prouve abondamment). Les chefs du DRS ont alors demandé à Chouchane d’intégrer pour leur compte les rangs des GIA, afin d’éliminer les vrais opposants au régime (ce qu’il a refusé de faire, avant de s’exiler clandestinement).
Vous dénoncez également « la rumeur lancée par des journalistes français et les services secrets algériens contre Mohamed Sifaoui pour le discréditer […], visant à le présenter comme un agent de la sécurité algérienne ». Là encore, vous semblez mal informée : comment « les services secrets algériens », en l’occurrence le service d’action psychologique du DRS, à l’époque dirigé par le colonel Hadj Zoubir, bien connu de Mohamed Sifaoui (demandez-lui quelles étaient ses relations avec ce colonel), aurait-il pu dénoncer un journaliste qui s’est toujours fait l’écho complaisant – comme il continue à le faire aujourd’hui – de la désinformation orchestrée par ce service ? Une désinformation visant, justement, à « discréditer » comme « pro-islamistes » tous ceux qui dénonçaient l’usage du chalumeau, de la gégène et de la balle dans la tête, usages organisés à l’échelle industrielle par les généraux algériens et le DRS ? Je doute très fortement que vous puissiez avancer la moindre preuve de cette prétendue mise en cause de M. Sifaoui par le DRS. Mais si je me trompe, je l’attends avec intérêt…
Mais surtout, ce qui « salit la réputation de ce journaliste », comme vous l’écrivez, ce n’est pas la « rumeur visant à le présenter comme un agent de la sécurité algérienne ». C’est tout simplement son comportement public, qui montre qu’il dispose nécessairement de solides accointances dans les plus hautes sphères du régime. Dans notre pays, personne n’ignore que les médias (et surtout la télévision d’État) et l’édition sont solidement contrôlés par le DRS, pour tout ce qui concerne les questions politiques et « sensibles ». Or, après la sortie de mon livre – alors que lui-même avait obtenu quelques mois plus tôt le statut de réfugié politique en France, justifié par les « persécutions » dont il aurait été l’objet à la fois de la part des militaires algériens et des islamistes –, M. Sifaoui a participé à deux reprises à deux longues émissions de l’ENTV, l’unique chaîne de télévision algérienne (le 14 avril 2001 et le 17 juin 2002), dont l’objet était de « dénoncer le complot » et les prétendues « affabulations » de mon livre. Et en 2002, M. Sifaoui a publié sur le même thème en Algérie un livre entier (La Sale Guerre. Histoire d’une imposture, Éditions Chihab), qui est un pur tissu de contrevérités, reprenant par ailleurs tout le discours de propagande du service d’action psychologique du DRS.
Cela, Madame, ce n’est pas une « rumeur », ce sont des faits, que vous seriez bien en peine de démentir (et que les auteurs pour Arte du « magnifique portrait » de M. Sifaoui se sont bien gardés d’évoquer). Avez-vous déjà vu un autre réfugié politique algérien témoigner pour l’un des fondateurs de notre dictature militaire ? Avez-vous connaissance d’autres personnes qui se disent persécutées par la dictature algérienne, réfugiés politiques, et qui ont été invitées à participer à une émission de la télévision publique ? Connaissez-vous d’autres réfugiés politiques qui auraient publié un livre dans le pays qu’ils ont fui, alors même que le régime persécuteur est toujours là ?
Vous dites que « Mohamed Sifaoui, plus que jamais enragé contre les intégristes et leurs alliés, s’oppose vigoureusement au régime algérien et à ses choix ». Qu’il soit « enragé », je veux bien, mais c’est en soutenant sans complexe la « rage » des généraux algériens, dont les armes contre les islamistes ne sont pas celles de la démocratie, mais la chignole, le chiffon, le chalumeau, la gégène. Quant à affirmer, comme vous le faites, qu’il « s’oppose vigoureusement au régime algérien et à ses choix », alors là, Madame, pardonnez-moi de vous dire qu’il s’agit d’un simple mensonge, démenti d’ailleurs par Sifaoui lui-même.
Dans l’émission de l’ENTV à laquelle il a participé en juin 2002, il avait affiché encore plus clairement que lors du procès Nezzar son soutien « vigoureux » au « régime algérien » : « Les islamistes ont essayé de nous complexer en nous disant la chose suivante : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous et si vous êtes contre nous, vous êtes avec l’armée algérienne. Eh bien, oui ! Je leur dis oui ! Je suis avec l’armée algérienne contre vous ! » S’il y a une chose que l’on doit reconnaître à M. Sifaoui, c’est sa constance en la matière : avec parfois des nuances de circonstance, ce discours est la substance même des nombreux livres et reportages qu’il a multipliés depuis.
Vous relatez encore, à votre manière, le différend qui m’a opposé, avec mon éditeur François Gèze, directeur de La Découverte, à M. Sifaoui. Ignorant alors qui il était, j’avais accepté, quand je l’ai rencontré à mon arrivée à Paris en avril 2000, qu’il m’aide à rédiger le livre que je voulais écrire pour dénoncer les horreurs dont j’avais été témoin de 1992 à 1995 comme officier des forces spéciales de l’armée algérienne. C’est sur cette base, celle de l’écriture de mon seul témoignage qu’il m’aurait aidé à mettre en forme, que nous avons signé un contrat avec La Découverte.
Ce qui s’est passé ensuite n’est pas du tout ce que vous dites : « Mohamed Sifaoui a bel et bien retranscrit la dénonciation des manoeuvres de l’armée algérienne, mais il a également invoqué la part de responsabilité des islamistes. Ce que Gèze voudrait gommer. Ce que Sifaoui ne peut accepter (…). François Gèze le débarque purement et simplement du projet. Il fait réécrire La Sale Guerre de façon à ne retenir qu’une seule thèse manichéenne : l’Armée est responsable des massacres. »
C’est là encore une totale contrevérité. François Gèze n’a rien voulu « gommer » du tout et je veux le répéter encore pour la millième fois : c’est Mohamed Sifaoui qui a voulu manipuler mon témoignage à des fins politiques. En effet, dans la transcription de mes propos recueillis par magnétophone, il avait ajouté des passages entiers de son cru (dont la plupart n’avaient d’ailleurs rien à voir avec les islamistes) m’attribuant des relations de faits dont je n’avais jamais été témoin : si le livre était sorti en l’état, cela aurait été évidemment facilement relevé par le pouvoir algérien, ce qui aurait alors totalement discrédité tout mon témoignage sur les violations des droits de l’homme perpétrées au nom de la lutte contre l’islamisme (un islamisme dont mon livre, finalement publié comme je l’entendais, témoigne d’ailleurs assez que c’est pour moi un ennemi à combattre, mais pas avec ces méthodes).
C’est pour cette raison que j’ai demandé expressément à l’éditeur de contacter le journaliste (qui ne voulait plus me parler après l’avoir averti de ma décision d’arrêter notre collaboration sur le projet) pour lui faire part de ma décision irrévocable de rompre avec lui. J’ajoute que, outre la tentative de dénaturer mon témoignage, M. Sifaoui a conservé pour lui les droits d’auteur me revenant que les éditions La Découverte avaient versés sur son compte (et qu’il devait me reverser, comme nous en étions convenus, puisque, à l’époque, je n’avais pas encore de compte bancaire qui m’aurait permis de les toucher directement). Il m’a fallu le traîner devant la justice pour qu’il reconnaisse, en 2003, ne pas m’avoir reversé l’intégralité de mes droits d’auteurs.
Mais là n’est pas l’essentiel. Vous dites que « il n’est pas acceptable de voir des journalistes (Jean-Baptiste Rivoire) ou des chercheurs au CNRS (Vincent Geisser) tenter de salir la réputation de ce journaliste ». Mais ces hommes, trop rares d’ailleurs, ont simplement fait preuve d’intégrité : ils ne se sont jamais acharnés, comme vous le sous-entendez, sur M. Sifaoui, se contentant à l’occasion de faire état d’interrogations plus que légitimes sur les étonnantes coïncidences entre les analyses de ce journaliste très médiatisé en France et la désinformation organisée par le régime algérien.
Pour moi, ce qui « n’est pas acceptable », c’est de voir des gens, au nom de la lutte contre le « fascisme vert » de l’islamisme, soutenir ceux qui disent « Je suis avec l’armée algérienne », comme si cela ne voulait pas dire, depuis quinze ans maintenant, « Je suis avec les promoteurs de la torture, des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires ». Si vous êtes vraiment sincère et démocrate, je vous demande, Madame, de soutenir ces mères des milliers de « disparus » aux mains de l’armée et du DRS, d’exiger du gouvernement algérien qu’il juge en toute équité les coupables, tous les coupables, les islamistes assassins comme les militaires assassins, pour établir enfin la vérité et la justice.
Sachez, Madame, que je ne suis pas un « islamiste » ou un idiot manipulé, comme vous semblez m’en accuser pour soutenir votre ami M. Sifaoui. Je suis simplement un patriote au service de mon pays, l’Algérie. Cette Algérie que j’ai voulu servir, comme soldat, avec honneur et droiture. Cette Algérie que j’ai préféré quitter pour ne pas mourir de honte devant mes compatriotes. Cette Algérie où je suis condamné à mort pour avoir dénoncé le terrorisme d’État. Peut-être auriez-vous préféré que je torture pour que je sois « démocrate » et « républicain » comme le général Nezzar et ses collègues ? Pardonnez-moi, Madame : je reste aujourd’hui révolté par leurs actes abjects, leur héritage salissant.
Habib Souaïdia
Paris, le 4 septembre 2007
Publié sur : http://www.algeria-watch.org/fr/article/tribune/reponse_souaidia_fourest_sifaoui.htm
[1] http://www.prochoix.org/cgi/blog/index.php/2007/08/28/1698-a-propos-de-mohamed-sifaoui-et-du-general-nezzar