Ensuite, Djouadi a axé sa tartine sur trois points: 1) Il a tenté de contester l'implication des généraux dans les massacres; 2) Il a cherché à accréditer l'affabulation que la bande de généraux génocidaires aux commandes de l'armée possède une conception des relations civil-militaires où le pouvoir civil aurait la primauté sur le militaire; 3) Il a lancé le mot d'ordre de «fédérer la société contre le terrorisme.»
D'abord il faut noter le cynisme avec lequel cet ex-tirailleur de l'armée française invoque le colonialisme. Peu importe qu’il ait mitraillé du «fellagha», peu importe qu’il ait participé aux opérations de «pacification» des populations civiles sous les ordres du colonialisme, peu importe que ses instructeurs militaires français de l'école d'état-major de Paris aient félicité en 1973 le futur soudard utile qu'ils voyaient en lui, peu importe les soutiens militaire, politique, diplomatique, économique, médiatique apportés par la France au gang des janviéristes, à leur coup d'Etat et à leur projet éradicateur, Djouadi peut fustiger le colonialisme sans rougir. Car sa référence au colonialisme n’est qu’utilitaire : pour exciter l'instinct nationaliste des «indigènes», dévier leur attention des quelques murmures de vérités qui commencent à monter.
Le général éradicateur ne dit pas en quoi une demande d’enquête sur les massacres serait déstabilisatrice. Si, comme Djouadi prétend, «imputer» aux généraux «les massacres de citoyens algériens relève de la fabulation la plus grossière», on aurait pensé qu’une enquête judiciaire internationale ne ferait que confirmer sa prétention à l’échelle internationale. Le général n’offre aucun argument sinon sa profession de foi que l’armée «assure la protection des populations» et que les massacres sont perpétrés par des «groupes terroristes» qui «recherchent la médiatisation afin de porter atteintes aux capacités des autorités de l’Etat.»
Le «mokh» du quarteron putschiste a cependant oublié que les Algériens n’ont pas foi en un criminel de guerre dont la réputation sanguinaire s’est bien établie depuis 1992. Djouadi, en tant que commandant de la 5ème région militaire, porte la responsabilité du premier grand massacre après le coup d’Etat de janvier 1992. En effet, évoquant l’implication de l’armée dans la répression des populations civiles, Mohamed Harbi nous apprend qu’en 1992 eut lieu un grand massacre dans le douar Ouled Asker, à Jijel, où «selon un membre du CNT il y eut des centaines de morts.»[1] Abdelhamid Brahimi rapporte des bombardements au napalm de villageois à Teksana, dans la wilaya de Jijel, alors sous le commandement du général Djouadi, qui ont causés des centaines de morts.[2] Des journaux, qu’on ne peut accuser de complaisance comme The Washington Post et Le Monde, ont aussi rapporté des attaques au napalm contre les populations civiles.[3]
C’était peut-être les terroristes du GIA qui pilotaient ces avions de l’enfer larguant leurs cargaisons de lave incendiaire, incinérant indistinctement toute vie humaine, animale ou végétale sous son impact, ne laissant «ni chiens, ni chats, ni mûles, ni ânes, et … naturellement ni islamistes», comme commandait le colonel Hamana. Le GIA peut, en effet, se le permettre car après tout le général Djouadi nous expliquait bien, le 16 février 1999 dans les pages du journal Le Matin, que «les monarchies du Golfe financent le GIA.» Depuis que l’autre «mokh», celui de la communication politico-militaire, le général Nezzar, épanche publiquement ses états d’âmes nous avons même des détails bien précis sur le modus operandi de ce financement. Nezzar raconte: «à Ryadh, je fus reçu par Sa Majesté le roi Fahd d’Arabie Saoudite pendant deux heures Durant lesquelles il tint à m’informer de sa position vis-à-vis des islamistes et du problème qui se posait en Algérie […] Il me dit : ‘‘Ce ne sont pas des musulmans’’ et répéta à trois reprises: El-âssa! El-âssa! El-âssa! (Le bâton, répété trois fois)»[4] L’éradicationisme ayant trouvé son alter égo dans le hijra-ou-takfir royal même, deux milliards de dollars de soutien saoudien dès 1993, et un émir national du GIA aussi perfide que le général Mohamed Mediène, et plus aucune sale guerre n’est à exclure.
Mais il reste que ces massacres au napalm ont eu lieu dans une région militaire sous le commandement du général Djouadi. En attendant qu’il rende des comptes devant une juridiction pénale internationale, on ne peut prendre sa profession de foi que l’armée «assure la protection des populations» au pied de la lettre.
Surtout qu’en Algérie personne n’est encore prêt d’oublier les responsables clairement identifiés des massacres et tortures de centaines de d'Algériens en octobre 1988. Et que partout dans le monde où il y a des officiers adeptes de la stratégie contre-insurrectionnelle qui répriment des peuples, alors l’emprisonnement politique massif, l’institutionnalisation de la torture, la politique des disparitions, les exécutions sommaires et les massacres constituent la norme plutôt que l’exception. La stratégie contre-révolutionnaire coloniale (1954-1962), ainsi que les crimes de guerre et crimes contre l’humanité des juntes militaires du Chili, de l’Argentine, du Brésil, de l’Uruguay, du Guatemala, et de la Colombie le confirment.
Dans toutes ces expériences, on retrouve des campagnes soutenues de massacres pour couper physiquement et politiquement les populations des insurgés, «priver le poisson d’eau» dans la terminologie nécromaniaque, ainsi que contre-organiser les populations ciblées en organisations paramilitaires. Les massacres perpétrés par différentes forces (escadrons de la mort, contre-guerrilla, unités spéciales et supplétifs paramilitaires) servent d’aiguillons pour conduire les populations victimisées à s’embrigader dans les milices, ces ressources répressives à bon marché et à bon dos quand vient l’heure de rendre les comptes. En criminel qui assume pleinement ses actes monstrueux, Djouadi passe sous silence ce mécanisme génocidaire que lui et les généraux du crime contre l’humanité ont instrumentalisé pour embrigader entre 500 000[5] et 1 million[6] de miliciens en quelques années.
Dans les expériences colombienne, brésilienne et guatémaltèque, où comme dans le cas algérien les armées étaient divisées en factions rivales, les massacres étaient aussi perpétrés pour des mobiles claniques outre leurs instrumentalité et objectifs contre-insurrectionels. On y retrouve le même schéma classique d’un clan militaire centré autour de l’Etat-major et/ou du renseignement militaire en lutte contre un autre clan centré autour de la présidence. On y retrouve le même phénomène de recrudescence des massacres en concomitance avec l’exacerbation des rivalités entre ces clans au sujet de l’approche au conflit et du départage du pouvoir. Pour être plus précis, on y retrouve la faction centrée autour de l’Etat-major et/ou du renseignement militaire, c’est à dire le clan éradicateur auquel est affilié Djouadi dans le cas algérien, intensifiant les tueries et la répression pour déstabiliser celui centré autour de la présidence, l’affaiblir et faire avorter ses initiatives.
Les occupants récents d’El-Mouradia devraient en savoir quelque chose sur cet autre aspect de la sale guerre, même si Djouadi a cherché à propager la salade que la bande de généraux génocidaires aux commandes de l'armée possède une conception démocratique des relations civil-militaires. Pourquoi alors tant de coups d’Etat et de tentatives de coup d’Etat depuis l’indépendance ? Pourquoi c’est à chaque fois une certaine cohorte prétorienne de l’ombre qui fait et défait les présidents ? Pourquoi une certaine clique d’officiers d’active ou «à la retraite» se réunit-elle en conclave, jusqu'à ce jour et en violation flagrante de la constitution, pour prendre des décisions politiques s’ingérant dans les prérogatives des autorités civiles ? Pourquoi une certaine horde généralissime s’immisce-t-elle dans la formation des gouvernements, dans la désignation des walis, et dans les nominations diplomatiques ? Pourquoi l’ingérence politique d’une certaine gradaille criminelle a atteint un point où les élections législatives sont maquignonnées et les consultations locales truquées pour désigner tel suppôt au parlement, tel larbin à telle daïra, ou tel laquais à telle commune ? Pourquoi une certaine pègre de généraux s’est-elle accaparée une partie de la rente et une certaine maffia est-elle impliquée dans la déprédation de l’économie nationale ?