Salah-Eddine Sidhoum : Lors d’un débat sur la chaîne El Jazeera consacré à la « réconciliation » dans notre pays et à la veille du carnaval référendaire et plébiscitaire fin septembre 2005, je qualifiais la charte imposée par le régime de charte de l’impunité et de la supercherie nationale (el moughalata el watania). J’aurais souhaité, malgré ma connaissance de ce régime « politique » sans scrupules, me tromper dans mon analyse. Dix sept mois après, les faits confirmaient malheureusement mes dires.
Depuis cette mascarade référendaire, plus de 400 algériens sont morts et près de mille autres ont été blessés suite aux violences politiques, selon le décompte des journaux et des agences de presse. Et nous savons que cette comptabilité macabre est nettement en deçà de la triste réalité.
Nos compatriotes de l’intérieur du pays assistent quotidiennement à des mouvements de troupes dans plusieurs régions, à des ratissages, à des pilonnages et à des bombardements des maquis par des hélicoptères de combat. Chaque jour apporte son lot de morts, de blessés et de désolation dans nos foyers. Nos enfants, civils et militaires continuent de mourir pour une cause qui n’est pas la leur.
Quand on utilise tous ces moyens militaires, je crois qu’il s’agit bel et bien d’une guerre (qui perdure) et non d’opérations de « maintien de l’ordre » de sinistre souvenir et encore moins de « terrorisme résiduel », concept si cher à certains mercenaires politiques.
Mais le pouvoir, déconnecté des réalités et enfermé dans sa tour d’ivoire, son « Algérie utile », crie à la victoire (contre ses propres enfants !), à la réconciliation et à la paix… factices.
Tout comme la « concorde » initiée par les responsables de la police politique et couverte politiquement par le premier responsable du pouvoir apparent a échoué, la charte dite de la « réconciliation » est vouée à un échec cinglant car les véritables causes politiques de la crise n’ont jamais été abordées et que la Nation n’a jamais été consultée. Feignent-ils d’oublier que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets et que toute solution qui n’emprunte pas le chemin du dialogue et de la concertation et qui ne s’appuie pas sur la volonté populaire est vaine ?
Elaborée dans les ténébreuses boutiques de la police politique et exécutée par le pouvoir de façade, cette « charte » était d’emblée verrouillée. Aucun débat contradictoire n’était permis. Seuls les troubadours et les « meddahines » « boulitiques » étaient autorisés à s’exprimer pour encenser le texte qui est d’une indigence intellectuelle et politique déplorable. La machine de l’action psychologique, bien rôdée depuis quatre décennies était là pour « mobiliser » le peuple et lui faire approuver, malgré lui, le texte à la quasi-unanimité. Cette « charte » est venue consacrer la politique d’éradication et d’exclusion en cours depuis plus d’une décennie et la sacraliser.
Eludant les causes profondes de la crise et de la tragédie qui en a découlé, l’oligarchie, sous couvert de son pouvoir apparent a décidé de régler de manière partiale et partielle les conséquences de ce drame national. Une véritable offense à la mémoire des victimes et une insane tentative de corruption de leurs familles.
Ce texte « plébiscité » par un peuple sans souveraineté et sans voix (l’Algérie des paradoxes !) et transformé en nouveau Coran du Calife Othman, pour reprendre Abdelhamid Mehri, consacre l’impunité totale des responsables de tous bords du drame national et de leurs exécutants. Les putschistes qui ont plongé le pays dans une mer de sang et de larmes, tout en s’auto-amnistiant, s’autoproclameront « artisans de la sauvegarde de la République ». Effectivement ils auront sauvé leur République bananière et des containers, pour plonger l’Algérie et son peuple dans les abysses de la terreur et de la misère.
Ceux qui, hier, s’étaient dressés contre cette politique sanglante et avaient appelé, lors des années de braise à une véritable réconciliation et à la paix des cœurs avaient été qualifiés de traîtres. Demain, ceux qui se dresseront contre cette supercherie nationale, cette paix des cimetières et cette amnésie générale seront criminalisés et passibles de trois à cinq années d’emprisonnement !
On aurait parlé de blague si la situation n’était pas tragique ! Une véritable imposture ! Même les sinistres dictateurs latino-américains n’avaient pas osé cela.
Comment voulez-vous qu’avec toutes ses tares et ses inepties, cette dite « charte » puisse réussir à réconcilier les algériens et ramener la paix dans leurs cœurs meurtris ? Je crois en réalité et pour reprendre une journaliste que, faute de pouvoir réconcilier les algériens, cette farce référendaire a permis seulement à ce régime de se réconcilier avec ses vieilles pratiques totalitaires.
Repères : Quel est le processus à suivre pour aboutir à une véritable réconciliation ?
Salah-Eddine Sidhoum : Il y a deux faits avant tout qu’il faudra préciser :
La crise algérienne est avant tout une crise éminemment politique et sa solution ne peut être que politique. Cela doit être clair. Le régime actuel, juge et partie, responsable en premier lieu et en grande partie du drame national est disqualifié pour résoudre sérieusement la crise.
De ce fait, la véritable réconciliation nationale passe inéluctablement par une large consultation franche et sincère des principales forces et personnalités intellectuelles et politiques représentatives de la Nation, afin d’aboutir à une solution politique globale, après avoir cerné sans complaisance et en toute sérénité les causes réelles et profondes de la crise qui remontent en réalité à l’indépendance. Cela permettra de baliser le terrain politique sur des bases démocratiques en vue de l’édification d’un véritable Etat de droit et de mettre définitivement un terme à cette violence politique initiée au lendemain de l’indépendance par ce régime et qui a fini par gangrener la société toute entière. C’est ce que j’ai appelé la Moussaraha nationale qui aboutira à un véritable compromis politique historique. C’est le volet politique du processus.
Ce n’est qu’après cela qu’on pourra résoudre définitivement les conséquences humanitaires et sociales de la guerre provoquée par l’acte irréfléchi qu’a été le coup d’Etat de janvier 1992.
Le second volet est celui de la Vérité et du Droit. Il est impératif que les Algériens sachent ce qui s’est réellement passé durant ces années de sang et de larmes durant lesquelles ont été commises les pires atrocités contre un peuple sans défense. A l’instar des pays qui ont vécu des drames internes, il est nécessaire de mettre en place une commission nationale pour la vérité et la justice. Soyons clairs sur ce point : vérité et justice ne signifient aucunement règlement de comptes ou vengeance. Et ce n’est qu’après celà que pourra éventuellement intervenir l’amnistie par l’autorité politique légitime. Car comme disait mon ami Lahouari Addi: « un assassin jugé et amnistié se comportera différemment d’un criminel innocenté ».
La découverte de la vérité sur le drame national n’est pas seulement un droit pour les victimes et leurs familles mais aussi un droit pour tous les algériens afin de tirer les leçons en vue d’éviter d’autres tragédies à l’avenir et de mettre un terme aux ardeurs criminelles des aventuriers de tous bords.
Car ce qui s’est passé comme horreurs durant plus d’une décennie ne sont pas de simples faits banaux à verser dans la rubrique des faits divers. La torture institutionnalisée, les exécutions sommaires, les disparitions, les viols et les horribles massacres sont des crimes contre l’humanité imprescriptibles sur le plan du droit international que nul décret ou référendum ne peut effacer. Des atteintes gravissimes aux droits de l’homme qui ne sont pas sans nous rappeler, dans beaucoup de cas les crimes commis durant la guerre de libération nationale ne peuvent être occultés par une politique d’amnésie collective ni par la répression pour faire taire les témoins du drame.