Journaliste au service Monde
Par Baudouin Loos
Médecin et militant des droits de l’homme, Salah-Eddine Sidhoum a connu l’Algérie depuis l’indépendance, il y a 60 ans. Son jugement est sévère sur ces décennies depuis 1962.
Les Algériens célèbrent en ce moment les 60 ans de l’indépendance de leur pays arrachée à la France coloniale. Qu’est devenue l’Algérie depuis lors ? Nous avons interrogé un témoin engagé, l’Algérois Salah-Eddine Sidhoum, 74 ans, chirurgien orthopédiste, défenseur des droits de l’homme et animateur du site lequotidienalgerie.org. Un homme qui a souvent payé le prix (prison, clandestinité) de sa critique radicale du régime.
– En 1962, s’est-on rendu compte que ce qu’on appelait « l’armée des frontières » avait fait main basse sur le pouvoir ?
L’Algérie était en pleine euphorie avec son accession à l’indépendance mais le grenouillage politique battait son plein au sein des instances dirigeantes de la Révolution. Mohamed Boukharouba (alias Houari Boumediene, deuxième chef de l’Etat algérien de 1965 à 1976 puis président de la République de 1976 à 1978, NDLR) qui avait trouvé une façade politique en la personne de Ben Bella (combattant de l’indépendance algérienne et un homme d’Etat, chef du gouvernement de 1962 à 1963 puis le premier président de la République de 1963 à 1965, NDLR), avait soigneusement préparé l’armée des frontières au Maroc et en Tunisie. Le 9 septembre 1962 le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) était évincé et Alger occupée par l’armée des frontières, ce qui coûta plus d’un millier de morts dans les rangs des maquisards de l’armée de libération nationale et des civils. Le 19 juin 1965, Boumediene prend le pouvoir et consacre définitivement le pouvoir militaire avec sa police politique qu’était la sinistre Sécurité militaire.
– Qu’appelez-vous « l’oligarchie militaro-financière » ?
L’oligarchie militaro-financière a commencé à se structurer très tôt, dès la fin des années 60. Aventuriers des frontières, anciens collaborateurs de la France coloniale « repentis », opportunistes de tous bords, mais aussi et malheureusement certains chefaillons de maquis (qui avaient bradé honneur et dignité pour un bar, une licence dite d’importation ou une poignée de dinars) se donnaient la main pour se partager l’Algérie indépendante considérée comme un butin de guerre. C’est cette minorité de l’avoir et du pouvoir qui a pris en otage toute une nation.
– Et qui reste au pouvoir…
La chronologie de l’Histoire, implacable, désigne les véritables « maîtres » de l’Algérie. Durant l’été 62, Boumediene et son armée des frontières évinçaient le GPRA et plaçaient leur potiche en la personne de Ben Bella. En 1965, Boumediene complétait son coup d’Etat de 1962, en déposant la façade politique pour prendre le pouvoir jusqu’à sa mort en décembre 78. En janvier 79, le colonel Chadli Bendjedid fut désigné président par un conclave d’officiers. En janvier 92, une poignée d’officiers de l’armée déposait Chadli, mettait un terme à la modeste expérience démocratique, en annulant les premières élections libres de l’Algérie indépendante. En 99, le même conclave d’officiers désignera Abdelaziz Bouteflika à la présidence. C’était l’un des géniteurs de ce système qui, grâce à ses intrigues, fera perdurer son règne durant 20 ans. En 2019, il sera mis fin à ce règne et Tebboune sera désigné, toujours par un conclave d’officiers, président de la République. Ce rappel historique désigne qui gouverne réellement l’Algérie depuis 62.
– Comment analysez-vous ces années 1988-1999, quand un vent nouveau, démocratique, a soufflé puis qu’un coup d’Etat militaire a engendré une terrible guerre interne ?
Ce qui s’est passé le 5 octobre 88 n’a jamais été un « printemps démocratique » mais une diabolique machination d’un clan du régime qui voulait « réformer » le système en poussant la jeunesse dans la rue dans le but d’éliminer les caciques du FLN. Cette machination criminelle a coûté la vie à plus de 500 jeunes citoyens. Ces piètres manipulateurs ignoraient qu’ils manipulaient une poudrière, qui éclatera.
Ils donnaient ainsi l’occasion à une jeunesse abandonnée et sans repères, de vomir sa haine d’un régime illégitime qui avait transformé le pays en une vaste prison à ciel ouvert. Sans présent ni avenir et minée déjà par de nombreux fléaux sociaux, notre jeunesse se donnera à cœur joie à détruire tout ce qui représentait à ses yeux les symboles de la hogra (l’injustice, le mépris) et de la corruption.
Avec le recul, l’Histoire a mis à nu l’imposture du 5 octobre 88 et sa supercherie démocratique. Le premier tour des élections législatives plurielles de décembre 91, qui avait échappé au contrôle des « services », dessinait la carte politique réelle du pays avec ses trois principales composantes (sociale-démocrate représentée par le FFS, nationaliste représentée par le FLN rénové, et surtout islamiste représentée par le FIS). Les sanglants événements qui ont suivi le coup d’Etat de janvier 92 qui mettait un terme à la « récréation démocratique » ont montré encore une fois qu’il n’était pas question pour ce système de se plier à la souveraineté populaire et qu’on ne pouvait toucher aux fondements du système militaro-financier en place. Après tant d’années de tromperie, nombreux sont ceux qui s’accordent maintenant à dire que la victoire du FIS ne fut qu’un alibi dans l’arrêt du processus d’autodétermination des Algériens. Tout autre courant politique légitimé par la volonté populaire à travers le suffrage universel aurait subi le même sort.
– Il y eut ensuite l’ère Bouteflika, entre 1999 et 2019. Peut-on parler à la fois d’apaisement et de pourrissement pendant ces vingt années ?
La violence du régime déclenchée à partir de janvier 92 pour sauver ses privilèges et la contre-violence d’une jeunesse sans présent ni avenir ont dépassé toutes les limites de l’horreur. Les massacres, exécutions sommaires, attentats aveugles, tortures à l’échelle industrielle, disparitions forcées, autant de crimes contre l’humanité commis par les belligérants, avaient commencé à soulever timidement la conscience de l’opinion publique internationale et des ONG des droits humains. Des dossiers de tortures, d’exécutions sommaires et de disparitions forcées étaient colligés par une poignée de militants des droits humains. Cela commençait à faire peur à l’aile éradicatrice du régime. Cela pouvait emmener les auteurs de ces crimes contre l’humanité devant les TPI (tribunaux pénaux internationaux, NDLR). D’où l’idée d’une « réconciliation » concoctée par les laboratoires de la police politique et qu’on avait fait endosser à Bouteflika. Le pourrissement est l’évolution naturelle de ce régime basé sur la violence et la corruption.
– L’année 2019 a vu un mouvement se développer, les Algériens sont sortis par millions dans les rues pendant un an pour clamer leur rejet du régime. Bouteflika a dû s’en aller. Puis le régime a repris la main…
Il faut avoir l’honnêteté et le courage de dire que le « hirak béni » (terme utilisé par le régime et ses médias) du 22 février 2019 était une grossière manipulation des services de l’action psychologique de la police politique. Son but était de mettre un terme au règne de Bouteflika qui devenait chaotique et donc dangereux pour la survie du système. Une vaste opération « mains propres » sera menée parallèlement, touchant certains corrompus de l’oligarchie. En réalité il s’agissait d’une opération de règlements de comptes, touchant les courtisans de Bouteflika. Mais c’était sans compter sur l’intelligence et la vigilance de notre jeunesse qui avait compris le stratagème. Et c’est là que mouvement est devenu révolutionnaire, exigeant un changement radical du système politique et la fin du pouvoir militaire. Une évolution qui échappera aux « services » et inquiétera sérieusement l’oligarchie car elle touchait aux fondements du système, en mettant à nu le pouvoir réel qui dirige l’Algérie depuis 1962. D’où une répression aveugle, jetant en prison plus de 300 citoyens pour avoir tout simplement exprimé leurs idées sur les réseaux sociaux.
Mais ce mouvement, malgré ses insuffisances, a mis en exergue la maturité politique de notre jeunesse et son pacifisme. Il a brisé le mur de la peur. Tout comme il a mis à nu la stérilité de la pseudo-classe politique dont une très grande partie avait été préfabriquée dans les officines de la police politique. Le régime n’a pas gagné, il a obtenu seulement un temps de répit. La crise politique continuera à s’aggraver tant que ses causes profondes, pendantes depuis 1962, ne seront pas traitées.
https://www.lesoir.be/452290/article/2022-07-04/salah-eddine-sidhoum-loligarchie-politico-militaire-regne-toujours