Le 18 septembre 2006, les portes parisiennes de l’Unesco se sont fermées devant Nadia Yassine, porte-parole de l’un des courants de l’opposition islamiste marocaine. Les contorsions rhétoriques de l’organisation internationale lui ont interdit l’accès à un colloque qui n’avait vocation à émettre aucune fatwa. Cette rencontre particulièrement plurielle et remarquablement féminine entendait ouvrir le débat sur l’existence possible d’itinéraires « musulmans » vers le féminisme. Terrible symbole que ce veto anticipé, au cœur de la ville « des Lumières », de l’organisation de ces nations dites unies… « pour la science et la culture » !
S’agirait-il « là » d’une « atteinte » à cette « liberté d’expression » que l’on s’évertue « ici » – et c’est une bonne chose – à protéger sans limite, même lorsque, en se parant des plumes de la philosophie, elle flirte, jusqu’à l’embrasser, avec le registre nauséabond de l’insulte raciste ? Que nenni ! Sinon, nous l’aurions su : les trompettes de nos ténors de la philosophie médiatique auraient retenti aux quatre coins du « Paf » français ! Imaginons l’un de nos pompiers pyromanes interdit de tribune à l’Unesco ! Quel beau tumulte sur les matinales des radios du « service public des uns » !
Si une fois de plus les Lumières de la pensée médiatique hexagonale n’éclairent qu’un seul des deux côtés de la route, c’est qu’elle tourne dans le cercle vicieux qui oppose indistinctement « islamistes » et « libertés ». Pour les chantres de ce postulat, pas question d’admettre que la réintroduction des marqueurs de la culture musulmane dans le discours politique n’implique pas fatalement la mise en péril des dynamiques de modernisation sociale et de libéralisation politique. Car si l’affirmation « islamique » peut évidemment alimenter des postures sectaires ou flatter de vieux machismes, elle peut tout aussi bien, en sens inverse, participer, en les alimentant d’un autre carburant symbolique, à l’affirmation des libertés individuelles et collectives.
Pour percevoir cette réalité-là, il faut abandonner quelques instants la rhétorique qui, chronique après tribune, s’emploie à « théologiser » (de façon fort sélective il est vrai, la religion des uns n’étant pas la religion des autres) la lecture de la vie politique du monde arabe, et à occulter purement et simplement tous les signaux qui ont l’insolence de contredire les présupposés de la caricature « intégriste ».
Empruntons, en forme de clin d’œil, un exemple au Liban où les « intégristes » évoluent dans un environnement pluriconfessionnel. Un clin d’œil, bien sûr, ne saurait prétendre clore un vieux débat. Mais il peut quand même rappeler qu’il existe, pour le poser, d’autres termes que ceux du bréviaire commun, en France, à Philippe de Villiers et à Charlie Hebdo. Pour ce « front national »-là, la population libanaise, « prise en otage par le Hezbollah » est réputée être saisie d’une peur proportionnelle à la distance qui la sépare du cœur (« chiite », donc « intégriste » et donc « machiste ») du « Parti de Dieu ». Ce sont donc les jeunes femmes chrétiennes qui sont réputées craindre le plus « pour leurs libertés ».
Or, début septembre 2006, une chanteuse beyrouthine, Julia Boutros – ni « intégriste » ni chiite, ni même musulmane puisqu’elle est de culture chrétienne orthodoxe –, est venue mettre son grain de sable dans cette rhétorique trop bien huilée pour être honnête : elle a pris le parti, franchissant la barrière de sa tribu, de dire son appui au leader de la « milice chiite pro-iranienne » en… mettant en chanson l’un de ses discours !
Las ! Son geste n’a pas fait la une des journaux de notre service public de l’information : si ses chaînes et stations nous permettent de ne rien ignorer des chansons des uns, elles nous privent en effet de plus en plus systématiquement de celles des autres.
Dommage ! Cette petite chanson-là avait quelque chose de plus harmonieux que leurs rengaines et peut être bien aussi, quelque chose de plus éclairé que leurs « lumières ».
François Burgat
25 octobre 2006