C’est que l’on a touché à la personne du prophète, qu’un musulman est censé chérir plus que sa propre personne. On a touché à ce symbole non pas parce que sa représentation est illicite – cette interdiction ne peut être applicable aux non musulmans – mais à cause du contenu des caricatures, qui ramasse en quelques croquis, comme celui du prophète coiffé d'un turban en forme de bombe, l’ensemble des clichés véhiculés à l’encontre de la religion islamique : terrorisme, misogynie, obscurantisme, fanatisme, etc., en Occident et notamment « dans un royaume [du Danemark] où la religion musulmane est qualifiée de ‘religion terroriste’ ou ‘religion du Moyen Age’ par certains hommes politiques au parlement », comme le soulignait La Libre Belgique du 31 janvier dernier.
Les autorités danoises ont refusé d’entrer en matière dans cette affaire en évoquant la sacro-sainte liberté d’expression. Les millions d’Arabes et de musulmans, en déficit chronique de liberté, ne peuvent être insensibles à cet argument. Seulement ils constatent que ce principe, brandi à chaque fois que l’on publie des propos ou représentations qu’ils jugent blasphématoires envers leur religion, est occulté en d’autres occasions.
Les Algériens, par exemple, se souviennent comment en 1995 au même moment où les plus hautes autorités de l’Etat français recevaient en grandes pompes Salman Rushdie, l’honorant pour ses « Versets sataniques », le ministre de l’Intérieur français de l’époque interdisait un recueil de témoignages de tortures pratiquées par le régime militaire algérien, sous prétexte qu’ « en raison de l’appel à la haine qu’il contient, sa diffusion est susceptible d’avoir des incidences sur l’ordre public. »
Par ailleurs, les citoyens du monde musulman observent à quel point la loi et les médias occidentaux sont sévères à l’encontre de la judéophobie, notamment lorsqu’il s’agit de négationnisme ou même de révisionnisme, et à quel point ils sont laxistes à l’encontre de l’islamophobie. Le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, a jugé que la presse européenne « observe deux poids et deux mesures » car elle « craint d'être accusée d'antisémitisme, mais invoque la liberté d'expression lorsqu'elle caricature l'islam ».
A une époque caractérisée par l’exacerbation des tensions entre communautés, où des millions de musulmans se sentent humiliés à la vue des images d’Abu Ghraib et de Guantanamo, une publication comme « Les visages de Mahomet » vient accroître la violence symbolique ressentie dans le monde musulman et risquerait de jeter des pans entiers des sociétés musulmanes dans la contre violence anti-occidentale.
On se demande s’il est opportun de publier ce genre de produit dans le simple but de « tester l’autocensure et la limite de la liberté d’expression », comme l’ont avancé certains pour justifier la publication de Jyllands-Posten, au risque de susciter encore plus de haine et d’inciter à encore plus de violence dans un monde que d’aucuns, de tous bords, voudraient plonger dans l’Apocalypse.
Il est peut-être temps de réfléchir sérieusement au principe de liberté d’expression, à son caractère absolu ou relatif, à son application universelle ou sélective, éventuellement à ses limites, et surtout de s’interroger sur le rôle et la responsabilité du journalisme dans la promotion de la paix dans le monde.
Abbas Aroua
Article paru dans Le Temps du 3 février 2006
http://www.letemps.ch/template/opinions.asp?page=6&article=173359
et sur Oumma.com
http://www.oumma.com/article.php3?id_article=1893
En arabe:
http://www.qawim.org/index.cfm?fuseaction=content&contentid=475&categoryID=90&lang=AR
En allemand:
http://institut.hoggar.org/modules.php?name=News&file=article&sid=126
En espagnol:
http://institut.hoggar.org/modules.php?name=News&file=article&sid=128