En évoquant le caractère inéluctable d’une guerre qui serait civilisationnelle et en désignant à la vindicte médiatique du monde les (seules) « frontières sanglantes de l’Islam » Huntington s'est en fait contenté de parer de vertus scientifiques une vieille pulsion occidentale : la peur d’une aire de civilisation musulmane qui a depuis un demi-siècle l’impertinence de vouloir sortir d’une longue période de domination.
De la part d’un chercheur qui n’est pas réputé pour sa connaissance de la sociologie ou de l’histoire complexe de ces sociétés, il s’agit là de l’expression d’une (compréhensible) inquiétude existentielle davantage que d’une œuvre véritablement scientifique.
Les morts qui endeuillent aujourd’hui l’Amérique viennent-ils tout de même de lui donner raison ?
Même si l’on acceptait de voir une dimension civilisationnelle dans le terrible défi de cette guerre que certains musulmans semblent avoir déclaré à la domination de l’hyper puissance américaine (car c’est bien de cela qu’il s’agit), ce ne serait pas la première fois que cela se produirait dans l’histoire du monde. Car autrement, pour ne rien dire de bien d’autres histoires, comment qualifier les guerres qui anéantirent les belles civilisations indiennes d’Amérique centrale puis du nord ?
L’essentiel n’est toutefois pas là. Personne n’ose nier aujourd’hui la réalité des clivages, des tensions et des malentendus qui sévissent entre les rives « musulmane » et occidentale du monde, si réductrice soit cette terminologie. Mais cela ne saurait suffire à justifier la pratique vicieuse de ce que la langue anglaise nomme les "self fulfilling prophecies". Elle consiste pour les Etats Unis à désigner un interlocuteur comme leur adversaire le plus dangereux et à tout faire ensuite pour que le méchant désigné se conforme au pronostic. Or tel est bien le terrible paradoxe de la politique américaine au Proche Orient. : de l’Irak à la Palestine, par intransigeance israélienne interposée ou directement, par un embargo maniaque qui n’en finit pas (lui aussi !) de tuer, ou encore par la protection (contre prébendes) de dynasties pétrolières mafieuses, les Etats-Unis semblent parfois vouloir jouer depuis vingt ans à rendre les musulmans aussi méchants qu’ils les imaginent. Quoi qu’ils en pensent, c’est pourtant dans leur camp que se trouve la balle aujourd’hui. C’est eux qui peuvent, en se décidant à adopter une politique moins dangereusement unilatérale, éloigner – cela est encore parfaitement possible- le spectre raciste des prophéties de M Huntington.
François Burgat
Libération
13 septembre 2001