Si la piste « orientale » devait se confirmer, il manque aux analyses que nous proposent depuis vingt quatre heures les chaînes occidentales, une composante essentielle. A bien des auditeurs du Proche Orient, la dénonciation pourtant si légitime de l’horreur qui a frappé les Etats Unis apparaît comme quelque peu surréaliste tant elle nie en effet à peu près totalement la violence qui résulte, pour des millions d’Irakiens, de Palestiniens ou de Saoudiens, de la politique étrangère des Etats Unis dans la région.
En Palestine, cette machine à broyer des destins humains opère par intransigeance Israélienne interposée. En Irak, elle procède plus directement, par les armes, mois après mois, année après année, du fait d’un embargo aussi interminable qu’il est meurtrier. Les pertes humaines consécutives à cette asphyxie de la société irakienne, celles aussi qui résultent du gel de toute dynamique de démocratisation auquel contribue cet embargo, c’est par centaines de milliers qu’on les dénombre aujourd’hui. Ces adultes ou ces enfants sont à tout le moins tout aussi innocents que les travailleurs du WTC, voire plus innocents encore que les officiers du Pentagone ou que les marins du destroyer Cole. Dans la Péninsule arabique, comme dans un certain nombres d’autres Etats de la région, la violence américaine opère sous couvert de la protection de vieilles dictatures pétrolières. Le deal est quasi mafieux : des régimes corrompus et discrédités achètent (par d’énormes commandes d’armement ou par la surproduction qui conduit à la baisse des cours de leur pétrole) la protection de la grande démocratie américaine !
Une formule magique parvient pourtant régulièrement à occulter ces évidences . Pour obtenir à moindre coût une explication définitive des tensions qui affectent nos relations avec toute une partie du monde, il suffit de qualifier les coupables d’…islamistes. Les cerveaux dès lors cessent de fonctionner. Le règne des tripes commence. Ce sont seulement des experts (auto-proclamés) en « criminologie » qu’il convient de consulter. Peu importe que, de la langue à la culture en passant par l’histoire de ces sociétés, ces curieux experts ignorent à peu près tout. L’inusable référence à l’« Islamisme » suffira à pallier leur ignorance ou leur mépris pour les motifs réels et complexes de la montée de la violence. Cette pirouette est bien évidemment dangereuse : elle nous prive de comprendre de quel engrenage il nous faut précisément sortir pour prévenir l’escalade. Avant de ne faire rimer violence qu’avec islamisme, on devrait pourtant se souvenir que toutes les résistances, arabes ou autres, et tous les adeptes de la violence usent de bien d’autres vocabulaires que celui de la religion musulmane : le Front de Libération de la Palestine est peuplé de vieux gauchistes, le Fatah d’Arafat se veut laïque, les chrétiens palestiniens de tous rites ne sont jamais en reste, le pape copte égyptien Chenouda a cautionné en leur temps les attentats suicides du Hamas etc. . On devrait se souvenir également que le régime du « Satan » irakien Saddam, dans les années soixante dix, a fait fortune dans les chancelleries occidentales grâce à sa réputation de laïcité etc. Last but not least – pourquoi ne pas rappeler aussi que la plus meurtrière des bombes aveugles ayant jamais explosé au Proche Orient (91 morts à l’hôtel King David de Jérusalem en 1947) avait été déposée par les futurs dirigeants de l’Etat d’Israel ?
D’un bout à l’autre du Proche Orient, l’islamisme n’est en fait rien d’autre aujourd’hui, très circonstantiellement, que le langage politique dominant d’une génération : ce vocabulaire sert parfois à exprimer des exigences démesurées et injustifiées. Parfois il véhicule de banales revendications nationalistes ou plus largement anti-impérialistes.
Les détournements d’avion sur Cuba ont cessé, déclarait un commandant de bord appelé à commenter les attentats, lorsque le problème politique cubain a été traité. Sage perspective d’analyse. Plutôt que de nous voiler la face derrière de fausses explications culturalistes, que l’on veuille bien, pour nous protéger des apocalypses à venir, répondre avec réalisme aux violences, aux détresses et autres incompréhensions dont nous assumons souvent une bonne part de responsabilité. L’Occident aux pieds d’argiles reçoit des coups de plus en plus meurtriers. Chacun doit donc se préoccuper de la terrible escalade de leur efficacité. Cette contre offensive se doit d’être soigneusement pensée. Alors de grâce, que l’on veuille bien, à l’heure des « «explications » faire taire nos tripes et autoriser nos cerveaux à reprendre leur rang dans l’analyse.
François Burgat
La Libre Belgique
13 septembre 2001