Catherine Simon est journaliste et écrivaine. Elle a été la dernière correspondante du quotidien Le Monde en poste à Alger, au début des années 1990, pour couvrir l’actualité de l’Algérie et du Maghreb. Elle a publié plusieurs livres liés à l’Algérie : des romans policiers, notamment Un baiser sans moustache (Gallimard, Série noire, 1998) sur les coulisses de la guerre civile des années 1990 ; un livre d’enquête journalistique, Algérie, les années pieds rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969) (La Découverte, 2011).
C’est d’abord par les livres que François Gèze avait rencontré l’Algérie : ceux de Frantz Fanon, bien sûr (dont L’an V de la révolution algérienne, Maspero, 1959), de Pierre Vidal-Naquet, publiés chez Minuit (L’affaire Audin, 1958 ; La torture dans la République, 1972), comme celui du déserteur Noël Favrelière (Le désert de l’aube, 1960) ; sans oublier le Djamila Boupacha de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir (Gallimard, 1962) ou les romans indociles d’un Mouloud Mammeri, auteur de La colline oubliée (Plon, 1952) et de L’opium et le bâton (Plon, 1965).
Tous ces ouvrages, essais ou témoignages, François Gèze, passionné à l’époque par l’Amérique latine, les découvre tardivement, au début des années 1980, alors qu’il collabore de plus en plus étroitement avec François Maspero. Ils ont trait à la guerre d’indépendance de l’Algérie (1954-1962), à la violence coloniale, à son histoire. Devenu le patron de La Découverte, François Gèze, fidèle à l’héritage, n’aura jamais cessé de creuser ce sillon. Il publie, en 1998, La gangrène et l’oubli de Benjamin Stora, l’un des livres parmi les plus importants sur la guerre d’Algérie. Le dernier ouvrage de Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? (en poche, 2022) ou celui de Karima Lazali, Le trauma colonial (2018), témoignent de cette fidélité et de cet intérêt, comme la monumentale Histoire de l’Algérie à la période coloniale 1830-1962, rédigée sous la direction d’Abderrahmane Bouchène, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault et Gilbert Meynier. Parue en 2012, elle est l’un des rares ouvrages co-édités avec une maison algérienne, les éditions Barzakh.
Par les livres, mais par les gens aussi…
La découverte de l’Algérie, la curiosité grandissante à l’égard de l’ancienne colonie française devenue République « Algérienne, Démocratique et Populaire », se nourrit de rencontres. Au milieu des années 1980, la journaliste du quotidien français Libération, José Garçon (qu’il a connue par les réseaux latino-américains) lui fait prendre conscience de la nature autoritaire et corrompue du pouvoir militaire algérien. À l’époque, dans les milieux de la gauche française, critiquer le FLN et l’Algérie relève encore du sacrilège. En Algérie, c’est pire encore : l’opprobre, la prison ou l’exil attendent les insolents. Il faudra les massacres d’octobre 1988, quand des centaines de jeunes « émeutiers » sont tués par les forces de sécurité algérienne dirigées par l’armée, pour que les yeux commencent, timidement, en France, à se déciller. Cet aveuglement, plus ou moins volontaire, perdurera jusqu’au jaillissement du Hirak, en février 2019.
La fréquentation d’intellectuels de haut niveau ou de personnalités politiques, dont certains seront publiés à La Découverte, va aider François Gèze à se forger sa propre vision de l’Algérie contemporaine – et des liens qui l’unissent à la France, qu’il s’agisse des services de sécurité ou des relations économiques. En 1989, sous la signature d’Hocine Aït Ahmed, chef historique du FLN et dirigeant du Front des forces socialistes (FFS), paraît L’affaire Mecili, du nom de l’avocat Ali Mecili, assassiné en 1987, à Paris. Le livre met en lumière le rôle, plus que trouble, de l’État français dans ce crime. Cette même année 1989, qui a vu l’Algérie, sous la férule du premier ministre réformiste Mouloud Hamrouche, s’ouvrir aux libertés démocratiques, François Gèze prend l’avion pour Alger. « En décembre 1989, j’ai eu le privilège d’accompagner Hocine Aït-Ahmed, de retour en Algérie après de longues années d’exil, jusqu’à son village natal d’Ath Ahmed, au cœur de la Kabylie », révèlera-t-il, en 2016, à l’occasion de la mort du chef du FFS. Ce bref séjour, « extrêmement impressionnant », est vraisemblablement le seul que François Gèze ait effectué en Algérie. Cette absence de lien physique, concret, avec la société algérienne explique, sans doute en partie, son moindre intérêt pour les faits culturels ou sociétaux – qu’il s’agisse de la condition des femmes et la (longue) histoire du féminisme maghrébin, du sort fait aux Subsahariens (par les forces de sécurité ou la population locale) ou de la naissance de nouvelles générations de cinéastes et d’artistes, etc. L’ancien élève de l’École des mines, passé par le PSU et le Cedetim, est avant tout un cérébral, pour qui « la » politique (les jeux d’ombre du pouvoir, les manipulations des services de renseignements) englobe et surplombe « le » politique.
Ses conversations avec Benjamin Stora, comme avec l’historien Mohammed Harbi (dont il publie le tome 1 des mémoires politiques, Une vie debout, en 2001) ou avec l’écrivain Mouloud Mammeri, contribuent, lentement, à parfaire son « éducation algérienne ». En 1994, tandis que le pays sombre dans la violence, François Gèze édite, coup sur coup, un livre collectif, Le drame algérien, un peuple en otage, sous l’égide de l’association Reporters sans frontières, et l’ouvrage du sociologue Lahouari Addi, L’Algérie et la démocratie. La responsabilité du régime dans la montée de l’islamisme armé y est décrite sans fard.
Le choc de la guerre civile algérienne
À quel moment, cette nouvelle guerre d’Algérie, guerre civile cette fois, devient-elle sienne, si l’on ose dire ? « Il était offusqué par la nature autoritaire du régime algérien et par la complicité française à son égard, complicité qui ne se limitait pas aux dirigeants politiques, mais qui s’exprimait jusque dans la société civile », explique, jointe au téléphone, Salima Mellah, membre d’Algeria Watch. Cette association, créée en 1997 en Allemagne, puis en France en 2002, se donne comme principaux objectifs de « dénoncer les violations des droits humains » et de « rassembler les informations permettant de mieux comprendre les ressorts complexes de la guerre qui déchire l’Algérie depuis 1992, provoquant des ravages tant sur le plan humain (…) que sur les plans économique, écologique et éthique ». François Gèze, qui a pris contact dès 1998 avec Salima Mellah et l’équipe d’Algeria Watch en Allemagne, devient le trésorier de l’association en France.
Sa double casquette d’éditeur et de militant n’est pas une nouveauté. Mais la violence de la guerre civile algérienne et, surtout, la virulence des débats qu’elle suscite en France et les attaques dont il fait personnellement l’objet vont raffermir, s’il en était besoin, ses convictions à l’encontre du régime algérien et de son appareil sécuritaire. Quitte à minorer le danger des mouvements islamistes et à offrir, comme il l’a fait, une précieuse légitimité à quelques-uns de leurs idéologues ? Quoi qu’il en soit, l’Algérie – au détriment des autres pays du Maghreb et du monde arabo-musulman – devient sa grande affaire. Non sans mémorables coups d’éclat.
La publication, en 2000, de Qui a tué à Benthalha ? Chronique d’un massacre annoncé, récit de Nesroulah Yous, dont il co-écrit la postface avec Salima Mellah, puis celle, en 2001, de La sale guerre, témoignage de Habib Souaïdia, ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, font scandale. Ces deux livres, qui jettent une lumière crue sur les manipulations du pouvoir algérien et de la tristement fameuse Sécurité militaire, sont évidemment interdits en Algérie. Ils font de François Gèze un éditeur à part. Devenu la bête noire des généraux algériens, il est attaqué, en France, en des termes d’une brutalité souvent indécente, par nombre de belles âmes, philosophes médiatiques ou journalistes idem, prompts à relayer la propagande du régime algérien et à balayer d’un revers de la main les violations des droits humains (disparitions forcées, exécutions sommaires, tortures, etc.), érigées en système et perpétrées au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste. La presse française, à quelques exceptions près, leur emboite le pas. La suite leur donnera tort, sans que les uns ni les autres ne s’en émeuvent.
Ainsi, les lois d’amnistie adoptées en 1999 et 2005, sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, ont permis aux « grands seigneurs de guerre, à l’origine de l’organisation des maquis et des principales factions armées », tout comme aux militaires, aux milices et aux « agents de l’État », d’échapper à la justice et d’être « blanchis » de leurs crimes à peu de frais, comme l’a justement observé Nassera Dutour, membre du Collectif des familles de disparu.e.s en Algérie (Mouvements, 2008, n°53). Ces lois « d’amnésie » n’ont pas suscité en France d’indignation notable. Mieux ou pire : en février 2019, quand a surgi le Hirak, ce mouvement de protestation inédit qui a vu, pour la première fois, la rue algérienne demander le départ du président Bouteflika et des cliques dirigeantes, « l’intelligentsia des deux rives a opéré un revirement spectaculaire », note Habib Souaïdia, dans un article publié au lendemain de la mort de François Gèze, sur le site d’Algeria Watch. « Si prudente et si avare en dénonciations des crimes commis dans mon pays par les responsables militaires pendant la “décennie noire”, elle est passée tranquillement des “généraux républicains” aux “généraux criminels”. Non seulement elle n’y a vu aucune contradiction, ironise-t-il, mais elle l’a fait pratiquement du jour au lendemain ! ».
C’est à ce soulèvement populaire que François Gèze a consacré l’un de ses derniers écrits, en participant au livre collectif Hirak en Algérie (La Fabrique, 2020). Il y dénonce, sur un ton empreint d’amertume, les éternelles turpitudes du pouvoir algérien et la non moins éternelle complaisance à son égard de l’opinion française ; et il salue, non sans dithyrambes, la « révolte majuscule » de la rue algérienne, son « immense courage » et sa « lucidité ». À cette époque, la « décennie noire » ne fait déjà plus la une. Avec la fin du Hirak, au sud comme au nord de la Méditerranée, l’intérêt pour l’Algérie retombe.
Écrire l’histoire des premières années de l’indépendance
Si le Gèze militant semble piétiner quelque peu, le Gèze éditeur fait preuve d’un flair et d’une curiosité à toute épreuve. Le travail qu’il avait entamé, dès le milieu des années 1990, en tentant de comprendre ce que furent les premières années de l’Algérie indépendante, matrice des évolutions et des convulsions à venir, ce travail pionnier se poursuit. Après l’ouvrage de Lahouari Addi, celui de l’économiste Ghazi Hidouci, ancien ministre des Finances sous Mouloud Hamrouche, Algérie, la libération inachevée est publié en 1995.
C’est dans ces années-là que naît l’idée d’un livre-enquête sur les pieds-rouges, ces militants anticolonialistes, amis de « l’Algérie nouvelle », venus à Alger au lendemain de l’indépendance, pour aider le pays à se relever des désastres de la guerre et de la colonie, et, tout simplement, à se construire. À la suite du portrait que j’avais consacré, dans les colonnes du Monde, à l’un de ces pieds-rouges, l’homme de théâtre Jean-Marie Boëglin, François Gèze me propose de creuser le sujet. Ce que je fais, en participant à l’ouvrage 68 une histoire collective (sous la direction de Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, la Découverte, 2008) : y est évoquée, de manière plus approfondie, l’expérience des pieds rouges. Il devient alors clair, aux yeux de l’éditeur, qu’il y a matière à faire un livre. Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969) est publié en 2009 (et 2011 coll. La Découverte/poche).
À travers les souvenirs des quelque quatre-vingts Français.e.s interviewé.e.s, médecins, instituteurs, avocats, journalistes ou infirmières, apparaît en pleine lumière l’Algérie des premiers pas – celle de la période Ben Bella, mouvementée, chaotique et pleine d’espérances, brutalement close par le coup d’État du colonel Houari Boumediene, mais dont l’effervescence révolutionnaire se prolongera bien au-delà. Le désenchantement – qui n’est pas la déploration – est celui que connaît l’Algérie révolutionnaire : nombre de militant.e.s algérien.ne.s subiront la répression, la mise au pas, la prison ou l’exil. Marginaux, les pieds-rouges, par leurs récits, sont les premiers à raconter ces années difficiles.
Pour François Gèze, pour l’éditeur qu’il était resté au sein des éditions La Découverte, ce travail d’exploration devait à tout prix se poursuivre, afin d’éclairer, de façon critique et documentée, cette époque relativement peu connue, en France du moins, tant la chape de plomb des années FLN en a obscurci la vision. C’est dans ce cadre qu’a été publié, en 2022, l’ouvrage de l’historienne franco-algérienne Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire.
L’avenir dira si le chemin tracé par Maspero, puis Gèze, sera suivi, creusé, ou s’il tournera court…
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