PAR AW · PUBLIÉ DÉCEMBRE 13, 2009 · MIS À JOUR JUIN 5, 2018
INTERVIEW INTEGRALE DU PROFESSEUR ADDI LAHOUARI PAR EL KHABAR
L’Algérie ressemblera à la Somalie, dans dix ans, si jamais… »
El Khabar, 28 août 2008
El khabar: En lisant votre réponse à Mohamed Chafik Mesbah publiée sur les colonnes du « soir d’Algérie », on en déduit que le pouvoir est à l’origine de tous les maux du pays, vu l’absence d’autonomie syndicale et de séparation des pouvoirs…
Mais ces mêmes conditions n’existent pas chez nos voisins et les différents pays arabes. Cela ne les a pas empêchés de réaliser des progrès en matière de productivité de et savoir-faire. Toutes les études aujourd’hui disent que le citoyen tunisien est le plus qualifié dans la région nord-africaine par exemple. Comment expliquez-vous cela ?
Réponse : Je ne crois pas que les pays arabes que vous citez, notamment la Tunisie et le Maroc, soient des pays développés ou démocratiques. La situation est moins explosive qu’en Algérie, mais ces pays sont confrontés aux mêmes problèmes que nous rencontrons. En quoi réside la différence ? Au Maroc, en Tunisie ou en Egypte, il n’y a pas comme chez nous la division entre pouvoir réel détenu par l’armée et pouvoir formel représenté par le président et le gouvernement. Cette structure bipolaire du pouvoir d’Etat que nous avons héritée de la guerre de libération est génératrice de dysfonctionnement de l’autorité centrale et de paralysie de l’administration. Depuis la mort de Houari Boumédiène, le pays est sans direction politique visible. Ni Chadli, ni Zéroual ne s’étaient imposés à ceux qui les avaient désignés à la fonction de Président. L’armée refuse un leader charismatique même s’il sort de ses rangs et elle refuse aussi des élections libres. Le système politique algérien ne ressemble à aucun autre dans le monde.
El khabar – L’expérience du pluralisme politique en Algérie a démontré que le régime est prêt à accepter le changement. Mais l’opposition ne veut pas dépasser ses préjugés par rapport à ce régime en proposant des solutions concrètes aux problèmes du pays. Ne pensez-vous pas qu’il est temps de se libérer de la problématique de la légitimité historique du régime pour que celui-ci se libère de ce complexe ?
Réponse. Il n’y a pas de pluralisme en Algérie. Après octobre 1988, il y a eu des réformes qui devaient introduire le pluralisme mais les changements ont été superficiels parce que l’armée a refusé une transition vers un système avec alternance électorale. L’armée n’accepte que les partis qui la reconnaissent comme seule source du pouvoir. C’est pourquoi elle a rejeté le contrat de Rome signé par des partis qui échappaient à son contrôle. L’analyse des partis confirme cette hypothèse. Il y a trois partis de l’administration : le FLN, le RND et le MSP. Ils obéissent aux injonctions de l’administration et occupent l’Assemblée nationale après des élections truquées. C’est l’administration qui répartit entre eux les sièges de députés. Il y a deux partis d’opposition : le FIS et le FFS. Le premier a versé dans la violence après des élections qu’il a gagnées et a été dissout ; le second est marginalisé et interdit dans les médias. Il y a deux autres partis dont la position est ambiguë. Le RCD est un parti d’opposition aux islamistes, qu’ils soient dans le gouvernement ou dans l’opposition. Il a pendant un moment soutenu le régime et il semble aujourd’hui prendre ses distances, ce qui lui vaut de ne pas être présent dans les médias. Le PT n’existe qu’à travers de la forte personnalité de son leader, Louiza Hanoune. Elle est très présente dans les médias qui relaient chacune de ses conférences de presse. Pourquoi ? Parce qu’elle ne représente aucun danger pour le régime. Au contraire, elle sert de vitrine démocratique. En conclusion, le régime algérien n’accepte pas de partis d’opposition susceptibles de gagner les élections. Le pluralisme est un pluralisme de façade qui n’a aucune réalité.
Question : le FFS et le RCD sont boycottés par les médias publics ces dernières années, mais beaucoup de journaux privés continuent à couvrir leurs activités. Vous ne pensez pas que ces journaux ont échappés au contrôle du pouvoir ?
Réponse : Aucun journal privé n’échappe au contrôle du pouvoir puisque l’impression des journaux et la publicité relèvent du monopole de l’Etat. Ce sont des moyens de pression que les directeurs de journaux craignent. Les journaux ont le droit de critiquer le pouvoir formel, mais pas le pouvoir réel dans sa lutte contre le terrorisme qui est inefficace.
Quant au FFS et au RCD, ils sont rarement sollicités par la presse écrite pour donner leurs points de vue sur la situation politique et sécuritaire du pays, bien que de temps en temps leurs communiqués soient publiés.
Question : Bouteflika s’est-il imposé à ceux qui l’ont désigné ?
Réponse : Bouteflika n’a aucune autorité et il ne s’est pas imposé à ceux qui l’ont fait roi. La situation politique est identique à celle de 1999 avec le terrorisme qui tue encore et la situation sociale et économique de la population s’est détériorée malgré l’augmentation des ressources financières de l’Etat. Son silence sur les attentats terroristes est un message à la population pour lui signifier qu’il n’a pas la capacité de demander des comptes sur la gestion de la lutte anti-terroriste aux responsables des services de sécurité.
El khabar- Que voulez-vous dire par « institutionnaliser les pouvoirs sociaux » ? Les syndicats et « ONG » d’une manière générale ? Les structures sociales traditionnelles ?…
Réponse. Dans toute société humaine, il y a des conflits, des intérêts divergents et des pouvoirs sociaux. J’appelle pouvoir social la formalisation des intérêts socio-professionnels dans la société comme le pouvoir économique, le pouvoir syndical, le pouvoir religieux, etc. Ces pouvoirs sont sociaux et non politiques parce qu’ils ne participent pas aux élections comme les partis. Leur existence, leurs libertés et leur fonctionnement dépendent de la liberté politique garantie par la Constitution et protégée par la séparation des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Une société ne peut pas se développer aujourd’hui si les pouvoirs sociaux ne sont pas reconnus et protégés par la loi. Aucun Etat arabe ne les reconnaît officiellement et c’est pourquoi il n’y a pas un seul Etat arabe qu’on pourrait qualifier d’Etat de droit. Dans tous les Etats arabes, c’est le pouvoir exécutif qui prime. La société répond alors soit par la passivité, soit par les émeutes.
Question : les « ARCHS » sont un pouvoir social qui a tenté de se substituer aux partis politiques en Kabylie. Bouteflika a réactivé les « ZAOUIAS », qui représentent aussi un pouvoir social et religieux, à des fins électorales. L’institutionnalisation des pouvoirs sociaux est donc en cours. N’est-ce pas ?
Réponse : Les archs se sont constitués en Kabylie parce que les partis politiques n’ont pas été en mesure de jouer leur rôle de partis d’opposition. Quand on ferme le champ politique aux partis, la rue intervient sous forme d’émeutes. L’institutionnalisation des pouvoirs sociaux n’est pas en cours, puisque la liberté syndicale est interdite et le pouvoir judiciaire n’est pas autonome.
Quant à la réactivation des zaouiates, cela s’inscrit dans une stratégie de neutralisation des islamistes dont le bastion est dans les villes. Avant la colonisation, l’islam des villes était l’allié du pouvoir central et l’islam rural, avec les saints belliqueux, était une menace. Aujourd’hui, c’est l’inverse. L’islam urbain est contestataire et l’islam rural est pacifique parce qu’il a perdu sa force militaire, la tribu. L’islam rural n’a pas la force pour s’opposer à l’islam urbain. Le siba est désormais dans la ville, dans les quartiers populaires prêts à s’enflammer.
El khabar – Pensez-vous que le DRS continue à contrôler la société Algérienne à tous les niveaux ?
Réponse : Il est interdit de faire de la politique en Algérie. Et si vous faites de la politique, vous aurez affaire au DRS qui est une police politique. Qu’est-ce que faire la politique ? C’est élire librement le président de la république et les députés en leur qualité de détenteurs de l’autorité publique. Or en Algérie le président est désigné par une dizaine d’officiers généraux et les députés sont choisis par l’administration parmi ses trois partis, le RND, le FLN et le MSP. Si un citoyen conteste ce schéma, il aura affaire au DRS.
El khabar – Si c’est le cas, qui pourra succéder au DRS ? Voyez-vous un parti politique en Algérie capable d’imposer ses règles ?
Réponse– Il ne s’agit pas de succéder au DRS qui est une institution de l’Etat et qui ne devrait s’occuper que de sa mission : l’espionnage et le contre-espionnage. Il n’a pas à infiltrer les partis, syndicats et les journaux privés. Ce n’est pas son rôle, si toutefois on veut que l’Algérie soit un Etat de droit. Le DRS, qui est un service de l’armée, appartient à tous les Algériens. Il doit protéger l’Etat contre les étrangers et non contre les Algériens qui cherchent à l’occuper par les élections. La solution pour revenir à votre question est de reconnaître officiellement les partis d’opposition et d’organiser des élections à travers lesquelles l’électorat choisit ses représentants.
El khabar – le pouvoir de l’argent pourrait-il succéder au DRS ?
Réponse– Aucune société ne peut empêcher ses membres de désirer d’accumuler de l’argent. L’URSS a essayé de le faire et elle s’est effondrée 70 ans après ; la Chine a libéralisé son économie et a demandé à ses citoyens de s’enrichir par les activités privées. Chez nous, des fortunes colossales se constituent dans l’illégalité la plus totale avec la complicité d’officiers supérieurs qu’aucun juge ne peut convoquer. L’affaire Khalifa est un très grand scandale qui a porté atteinte aux intérêts de l’économie nationale mais les auteurs des détournements sont encore en fonction. . L’accumulation des richesses en plus ne provient pas du travail productif mais de la spéculation. Elle est d’ailleurs interdite aux citoyens ordinaires parce que sans piston, la douane, les impôts, la justice, et tous les autres services de l’Etat n’offrent pas un cadre favorable à l’investissement privé. Ce sont des services gangrenés par la corruption qui décourage toute activité productive. La seule solution est de rendre la justice autonome ; ainsi, les citoyens pourront se défendre contre les fonctionnaires corrompus.
El khabar – pensez-vous que si on avait laissé le FIS siéger à l’APN avec une majorité écrasante en 92, l’Algérie serais dans une situation meilleur que celle qu’on connaît aujourd’hui ?
Réponse– Personne ne peut répondre à votre question parce que personne n’a la capacité de prévoir ce qui se serait passé si les élections n’avaient pas été annulées. Par contre, nous pouvons dire que si en décembre 1991, le scrutin était à la proportionnelle et non à la majorité des deux tours, – ce que ne voulait pas l’armée – le FIS n’aurait eu que 33% des députés de l’Assemblée nationale et il aurait été obligé de chercher une alliance avec le FLN ou le FFS qui auraient posé leurs conditions. On aurait eu dix ans de crise gouvernementale (ce n’est pas grave, l’Italie est en crise gouvernementale depuis 1946) et on aurait évité les 200 000 morts et la perte de confiance dans les institutions.
El khabar – le régime ne veut pas de leader ni de l’état de droit, mais la société aussi. Exemple les Algériens considère que donner des pots de vin pour fuir les impôts, la douane… est un acte juste parce que le régime est corrompu et surtout parce que les impôts « harame » ?
Réponse– Il y a un vide politique en Algérie et les institutions ne véhiculent pas l’autorité qui est la leur. Le président n’a pas le pouvoir que lui confère la Constitution, les ministres n’ont aucune autorité et cela se transmet à tous les échelons de l’administration gouvernementale. Dans cette situation, certains fonctionnaires essaient de tirer profit de leurs fonctions. La corruption se généralise, le citoyen perd confiance et perd l’esprit civique. L’Algérie est devenue une jungle. Le plus fort prend la plus grande part. Vous ne pouvez pas faire diriger un peuple qui a fait une révolution populaire (1954-1962) par un service de sécurité. Les Algériens expriment un besoin d’Etat de droit et il faut le satisfaire sinon dans dix ans le pays ressemblera à la Somalie.
El khabar : pourquoi vous avez choisi l’exemple de la somalie
Réponse : Personne ne souhaite que l’Algérie ressemble à la Somalie, mais si jamais les émeutes locales prennent une dimension nationale, ce sera l’anarchie et ce sera la somalisation. La situation politique et sociale ne cesse de se dégrader et il faut prendre des mesures pour inverser la tendance.
El khabar – L’élite scientifique en Algérie est confronté à une élite traditionnelle « tribale » comme dit Hamrouche. Comment imaginez-vous la solution à cette confrontation ?
Il n’y a pas d’élite scientifique en Algérie. Il y a des universitaires qui essayent de faire fonctionner l’université mais ils n’arrivent pas à former l’élite scientifique de niveau international dont le pays a besoin.
Lahouari Addi
Professeur de sociologie
Institut d’Etudes Politiques de Lyon