Parmi les multiples hiraks qu’il y a dans le Hirak générique, il y a celui des retraités.
Ils sont une part de plus en plus importante des manifestants, notamment le mardi, où ils sont particulièrement visibles dans la marche dite des étudiants. Les retraités sont plus de 3 millions en Algérie. A part une minorité de hauts fonctionnaires, la situation de la grande majorité des retraités est particulièrement précaire avec des pensions qui souvent ne dépassent pas les
15 000-20 000 DA et qui ont été avalées, au fil des années, par l’inflation. Ils ont vécu un douloureux déclassement social. Ils sont partout dans les villes mais aussi les villages. On peut les voir assis sur les bancs publics, sur des marches d’escaliers ou sur un simple rebord de mur, couvert d’un papier journal ou d’un carton. Ils lisent le même journal interminablement. Ils font des parties de dominos sans fin dans les cafés où ils commentent avec des éclats de voix la situation politique.
» Le bon vieux temps «
Hier ils avaient une place reconnue, dans une société où l’Économie d’État avait fait à peu près de tout le monde des fonctionnaires, et où le fonctionnaire était la personne à connaitre, à ménager. Ils vivent aujourd’hui avec un sentiment de dévalorisation . Ils ont la nostalgie du « bon vieux temps », de ces années 70 et début 80 où la vie était si simple, où elle n’était pas chère, où l’argent ne faisait pas la loi. Leur amertume, leur ressentiment sont grands. Ils ont le sentiment d’avoir été trahis par un État auquel ils pensent avoir tout donné, et d’abord leur jeunesse. Ils cherchent les responsables. Ils crient alors au vol, à la trahison et ils reprennent les slogans des marches avec véhémence, avec rage même.
En Été, ils ont souffert, mais ils ont tenu à être là. Ils se levaient, au passage de la marche, pour y entrer. Ils brandissaient un poing rageur, au bout d’un bras souvent décharné, leurs cris de protestation révélant, à travers une bouche ouverte où les dents se sont faites rares, la précarité de leur situation.
Sur le chemin ils rejoignent où sont rejoints par les jeunes des quartiers populaires, Bab el Oued, Belouizdad, El Madania, El Harrach…Les uns ne travaillent pas, les autres ne travaillent plus. Ils se comprennent, à travers ces longues journées où se rencontrent leurs désœuvrements. Mêmes chants, mêmes slogans venus des stades, mêmes danses sautillées sur place. Les anciens s’y essaient de façon pathétique, maladroite. Ils y mettent du cœur. Ils veulent même être en tête, s’agrippant aux banderoles. Mais ils sont vite fatigués. Ils ne sont plus jeunes.Cependant leurs souvenirs de jeunesse entretiennent leur colère.
Il y a les anciens fonctionnaires d’une administration et d’une université alors totalement francophones qui ne trouvent plus aujourd’hui leurs marques. Ils ont la nostalgie d’une Algérie laïque où les filles étaient en minijupe, les bars ouverts, la religion une affaire privée, et où l’indépendance promettait l’accès au mode de vie occidental. Ils pestent contre la saleté des rues, la « bazardisation » de la société et une indépendance détournée.
Les vieux sympathisants islamistes des quartiers populaires sont souvent reconnaissables à une barbe blanche comme neige qui a remplacé celle noire de jais de leur jeunesse. Ils se souviennent des années 90 et du holdup électoral d’alors. L’immense frustration, leur répression pour avoir « voté mal », la tragédie nationale, les blessures jamais cicatrisées. Depuis, ils n’ont plus jamais voté. Trente ans après, est-ce le moment de solder les comptes ? On leur répète que c’est l’occasion unique, et que cette opportunité, cette fenêtre de tir de l’Histoire risque de se refermer pour longtemps. Ils croient revivre le même scenario, mais n’est-il pas diffèrent ?Une partie des dirigeants du FIS est désormais admirative de l’Occident et haranguent leurs partisans à partir des capitales occidentales. De vieux militants du FIS se retrouvent aujourd’hui côte à côte dans le Hirak avec ceux qui avaient réclamé de l’armée leur éradication dans les années 90 et crient les mêmes slogans: « pouvoir civil et non militaire » ,au moment même où les militaires pressent les algériens d’élire le président de la République. L’armée affirme qu’elle n’est plus la même. Son commandement d’aujourd’hui proclame qu’elle ne veut plus voir se répéter les tragédies de 88 et des années 90. S’agit- il de refaire le match? Ou bien, les acteurs croient-ils être toujours les mêmes alors que tout a changé, et d’abord eux. Un gigantesque kaléidoscope historique où les mêmes protagonistes jouent des rôles différents et où la jeunesse essaie de s’y retrouver… en écoutant les souvenirs et les conseils des vieux.
Les jeunes sont souvent leurs petits-enfants. Les anciens ressentent une sorte de culpabilité pour un avenir qu’ils ne leur ont pas garanti. Mais on a trouvé les coupables et cela fait du bien: « ils ont détroussé le pays, qu’ils partent tous« . Explications simples et rassurantes. Le problème, leur dit-on , est avant tout moral. Il n’est pas économique. Il suffira que la vertu, l’honnêteté voir les principes religieux l’emportent pour que tous les problèmes soient réglés: Justice, Développement, Harragas, Education, Santé, tout cela sera réglé, un pays au même niveau que les pays développés, et que les jeunes et les compétences ne seront plus obligés de quitter. Un catalogue de rêves qui tient lieu de programme. Qui pourrait être contre. C’est ce qu’on leur promet, le paradis sur terre, après la victoire de « la Révolution ». Comme c’est clair.
Jeunes et retraités, même combat
Mais depuis les année 90 beaucoup de choses ont bouleversé le monde. L’économie administrée par l’État s’est effondrée partout. Dans certains pays arabes et, notamment en Algérie, sa longue agonie, a prolongé la gestion étatique et l’étouffement, par la bureaucratie, de l’initiative économique et au final de la démocratie. Le ralentissement de l’évolution vers l’économie de marché,le maintien d’un système étatique de trafic d’influence et donc de corruption, a touché toute la société du simple citoyen, qui naviguait à travers ce système pour régler ses problèmes « par les connaissances », au haut responsable administratif ou politique qui y puisait une clientèle.
Il faut produire des richesses pour pouvoir les répartir. En Algérie, malgré des progrès certains et visibles, notamment dans les secteurs ayant bénéficié de l’économie de marché, le frein de l’économie d’État n’a pu permettre d’atteindre des taux de croissance susceptibles de résorber le chômage des jeunes et de faire face à l’allongement considérable de l’espérance de vie.
Celle-ci, en Algérie, a atteint pratiquement celle des pays avancés (78 ans). C’est un succès considérable. Mais paradoxalement, il est devenu un problème, qui se retourne, comme une nouvelle injustice sociale, contre les retraités. La retraite était au siècle dernier un moment de vie, peut- être plus courte, mais paisible, de loisirs, de voyages, de liberté. Aujourd’hui elle est devenue une période de précarité, de frustration, d’inquiétudes. C’est d’ailleurs une évolution qu’on retrouve au niveau mondial, à travers les débats et les conflits autour du « trou des caisses de retraite », et de l’allongement de l’âge de retraite. Un peu partout, comme dernièrement en France avec les « Gilets jaunes », les retraités se révoltent contre leur situation. Ils protestent contre les politiques d’austérité. Ils demandent une plus juste répartition du revenu national.
Les retraités étaient naguère une force conservatrice. Ils réclament aujourd’hui le changement. Ils ont rejoint dans la contestation une jeunesse à la situation tout aussi précaire et manifestent côte à côte désormais avec eux.
L’Internet est venu comme un énorme porte voix à ces nouvelles colères, à ces nouveaux problèmes. Il a rendu la liberté de publier, de s’exprimer à la portée de tout le monde, jeunes et vieux qui, à ces deux extrêmes de la vie, en sont les principaux utilisateurs.
Le Hirak, les hiraks algériens agissent comme une vitrine des problèmes de notre société comme elle a évolué en relation avec le monde actuel. La question des retraités ne saurait être négligée. Elle demande des solutions urgentes. Elle est un baromètre de l’état de santé de notre société et du niveau de la solidarité nationale. Cette solidarité n’est pas seulement une exigence morale, elle est le vecteur et la pierre angulaire de l’unité nationale.