Loin d’être affectés par l’infirmité précoce frappant plusieurs de leurs cadets, des ascenseurs centenaires insolites continuent de fonctionner, défiant le temps et la gravité. La longévité de ces élévateurs et la sécurité de leurs usagers, doivent beaucoup à l’entretien et au dépannage, mais bien davantage à la prévention de la rupture tragique des câbles, via un contrôle régulier et des changements propices. Elle est certes prisée quand elle réagit promptement, toutefois l’efficacité d’une stratégie de maintenance se mesure, avant tout, par sa vigilance préventive.
Le gaspillage est une caractéristique du sous-développement
La culture de la maintenance, c’est tout un état d’esprit, tout un état du sens de la responsabilité. Même si aucun maillon de la chaine ne peut être disculpé, la posture collective reflète en premier lieu la démarche de la classe dirigeante, qu’elle soit appliquée et soignée, ou inversement nonchalante et peu soucieuse. Bien plus que les richesses naturelles et les capacités d’investissement, c’est la politique de maintenance du tissu industriel et du patrimoine infrastructurel, qui augure des perspectives du développement durable d’un pays et de sa prospérité économique. Il s’agit en outre d’une vitrine d’envergure, non camouflable, et qui, à défaut d’honorer l’image du pays, ne peut que la ternir.
Une nation, authentiquement soucieuse de sortir du sous-développement, doit faire de la maintenance une des charnières centrales de sa stratégie de gouvernance, faute de quoi, elle est condamnée à perpétuer la gabegie. Dans un éditorial de son bulletin (1), remontant à 1988, mais ne perdant rien de sa pertinence, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) s’insurge contre la malveillance sévissant dans les pays du tiers-monde : « Il est temps que cessent le gaspillage et l’incurie caractérisant la maintenance des parcs industriels de ces pays. » Le rapport cite quelques formes du gâchis généralisé : « Machines tombées en panne faute d’un graissage approprié, tracteurs et matériels agricoles rouillant dans les champs, véhicules de transport mis au rebut à la moitié de leur vie normale, routes défoncées quelques années seulement après leur mise en service, hôtels dont la plomberie détériorée décourage les touristes, … »Les usines sont livrées « clé en main », pour le plus grand bonheur des exportateurs occidentaux, et des bureaucraties rentières locales. En l’absence d’une véritable culture industrielle valorisant la maintenance, ces investissements sont peu rentabilisés, et les installations mal exploitées finissent par cesser de fonctionner.
Revenant aux ascenseurs, plus que centenaires, évoqués en introduction, cela ne doit plus surprendre de préciser qu’ils se trouvent aux Etats Unis (2), et incarnent la rationalité politico-économique, fondement de tout développement durable.
Importance du patrimoine routier et de son entretien
L’être humain a toujours accordé une grande importance aux voies de transport des marchandises, déplacement des populations, ou de mobilisation des armées. La légendaire route de la soie, avec son faisceau de pistes millénaires, servant pour le transit international de la précieuse soie chinoise, illustre cette préoccupation ancestrale. La ville historique de Timgad, avec son réseau de rues orthogonales, minutieusement pavées(3), que lui envieraient beaucoup de métropoles actuelles, témoigne, quant à elle, de la qualité de la planification urbaine durant l’ère romaine.
C’est toutefois le vingtième siècle, avec l’avènement de l’automobile, qui a considérablement bouleversé les travaux routiers : Meilleurs revêtements, avenues larges avec plusieurs voies, ponts et échangeurs audacieux, autoroutes confortables. L’infrastructure routière constitue désormais le poumon du développement d’un pays, la qualité du réseau routier se répercutant significativement sur tous les secteurs socioéconomiques.
Même si une chaussée est réalisée selon des normes exigeantes, elle est inévitablement exposée à l’usure du temps et du trafic. Plus elle est dégradée, plus sa remise en état est onéreuse, et une maintenance tardive peut coûter plus de dix fois le montant des interventions régulières. Les avantages de l’entretien et la réhabilitation ne se limitent pas à la prolongation de la durée de vie et à l’impact économique direct. Le confort et la sécurité que cette maintenance préventive procure aux usagers de la route, sont d’une portée considérable, de par l’incidence sur l’entrain social et le rendement professionnel, avec des retombées économiques supplémentaires non négligeables.
La maintenance du patrimoine routier algérien est hélas loin des standards d’usage. Les contrefaçons ne tardent pas à se manifester dès les premiers mois, avec l’apparition de trous qui, livrés à eux-mêmes, continuent d’évoluer jusqu’à la réfection totale de la chaussée. Un entretien régulier reviendrait pourtant nettement moins cher et pourrait tripler ou quadrupler la durée de vie.
Les dos d’âne et la corrélation qui cache une forêt d’autres
L’immodération est un vilain défaut, attaché au revers du progrès. Consommés sans retenue, les développements du 20ème siècle n’ont pas tardé à générer des effets indésirables. Les accidents de la route sont devenus une des principales causes de la mortalité, principalement chez les jeunes. Aux USA, ils occupent le 21èmerang, alors que pour les moins de 24 ans, ils arrivent en tête (4).
Pendant que les constructeurs de voitures sont engagés dans une course effrénée vers plus de performances, les autorités s’attellent, quant à elles, à innover en moyens dissuasifs pour limiter la vitesse. Les contraventions, radars, chicanes, ralentisseurs, voire des retraits de permis, se sont mis à fleurir. Avec un effet dissuasif évident, les ralentisseurs et dos d’âne, semblent constituer un remède imparable. Ces obstacles pénalisent toute la société, alors qu’on estime à moins de 10 % le nombre de personnes conduisant dangereusement. Ce recul est jugé tellement efficace qu’on ne se soucie plus du respect des normes quant à l’emplacement des ralentisseurs, leur marquage au sol, ou leur forme qui ne doit pas, entre autres, dépasser une dizaine de centimètres en hauteur.
Le dialogue suivant est purement imaginaire, mais prétendument plausible :
« Bonjour chef, on a quadrillé le tronçon de route où un piéton a été percuté, avec plusieurs ralentisseurs ; et comme vous l’avez anticipé, le lieu est devenu plus sûr, et les riverains tout contents. Vous avez raison chef, la solution c’est les dos d’âne ! Mais il y’a un petit hic, c’est que le nombre d’accidents augmente. »
« C’est simple, puisque les dos d’âne ont fait leurs preuves, on n’a qu’à les généraliser à tous les quartiers, et même sur les routes nationales ! »
« C’est ce qu’on a pensé chef, et on l’a mis en œuvre, mais les accidents continuent d’augmenter ! »
« Eh bien, qu’attendez-vous, continuez d’implanter les dos d’âne partout ! »
Telle semble être la stratégie adoptée vis-à-vis d’une variable complexe, couplée à d’autres inconnues cachées. En opposant un pseudo-déterminisme hasardeux vis-à-vis de ce problème entouré de tant de précarités, les routes du futur risquent de ressembler à des tôles ondulées. « L’hypothèse selon laquelle corrélation équivaut à cause est probablement l’une des deux ou trois erreurs les plus répandues et les plus graves du raisonnement humain.« Stephen Jay Gould.
Il est plus facile de se remettre d’une erreur que d’une confusion. En surestimant une relation triviale, mais de probabilité faible, au détriment de relations complexes, moins évidentes mais certaines, on s’inflige, en guise de simplicité, les œillères du simplisme de H. L. Mencken :« Il existe, pour chaque problème complexe, une solution simple, directe et fausse. »
La probabilité qu’un accident ait lieu, un certain jour ou un certain mois, dans un des nombreux croisements sur les routes nationales du pays, est très faible, alors que les effets des dos d’âne quadrillant cette intersection, sur les véhicules et conducteurs qui l’empruntent sont certains. Le cumul de ces effets, avec ceux des trous et tranchées, sur l’humeur et la vigilance des conducteurs, et sur la mécanique et l’usure précoce des freins des véhicules, peut doper considérablement la probabilité d’occurrence d’autres types d’accidents, y compris ceux impliquant tragiquement le transport collectif.
Un jour, mon fils me dit qu’il doit changer ses plaquettes de frein. Mais tu les as déjà changées l’an passé, lui dis-je ! Mais cher père, reprend-il, je les ai encore changées, il y a juste deux mois ! Je zappe les humeurs et accusations d’un père habitué à changer ses plaquettes tous les cinq à dix ans. C’est en effectuant récemment, en fin observateur, les trajets Batna-Sétif et Batna-Constantine, que je me suis rendu compte que les freinages répétés, imposés par les très nombreux dos d’âne, sur une centaine de kilomètres d’une route nationale, où on peut atteindre les 100 kilomètres par heure, peuvent causer une détérioration rapide et dangereuse des plaquettes, équivalent à plusieurs mois d’usure normale, sans ces obstacles.
Il n’est donc pas impertinent de se demander si beaucoup de ces accidents mortels qui endeuillent, de nos jours, des familles algériennes, n’étaient pas évitables autrefois, en absence de ces nombreux dos d’âne, grâce à une meilleure vigilance des conducteurs et à des freins plus fiables. Entre un simple risque évité et aussitôt oublié, et un accident tragique, il n’y a qu’une menue fraction de seconde.
Les ralentisseurs sont des tueurs silencieux
La multiplication systématique des dos d’âne est une fausse bonne idée. A trop vouloir réduire une probabilité modérée d’accident, on a fini par amplifier d’autres, tout en infectant la qualité de vie des citoyens. En obligeant les conducteurs à freiner puis à ré-accélérer, les ralentisseurs augmentent substantiellement la consommation de carburant et la pollution, notamment pour les nombreux véhicules diesel, qu’affectionne singulièrement l’Algérie. Et s’ils ne sont pas aperçus à temps, car non marqués en surface, et abordés à grande vitesse, les dos d’âne peuvent causer de graves accidents directs, sinon de sérieux dégâts mécaniques, surtout quand la hauteur dépasse largement les dix centimètres. On sanctionne ainsi sévèrement l’inattention d’un conducteur vis-à-vis d’un dos d’âne inerte et non marqué, pour protéger l’imprudence d’autres personnes vis-à-vis des véhicules mobiles.
Dans les pays développés, les ralentisseurs sont gérés par des ingénieurs de la circulation, et non par une administration, les forces de l’ordre, ou les riverains. Ils sont conformes aux normes, marqués en surface, et ne causent pas autant de désagréments. Cela n’a pas empêché les autorités de relever que leurs inconvénients ont fini par supplanter les avantages. La pollution a été jugée décisive pour entamer les opérations de démantèlement (5-9). On estime à 25000 morts le nombre de victimes directes de la pollution causée par le freinage et ré-accélération des véhicules en Angleterre chaque année (5). Des études scientifiques de l’Imperial College et du National Institute for Health and Care Excellence, ont montré que les émissions de gaz toxiques augmentent de 64% à cause des ralentisseurs. Pour le diesel, le taux atteint 98%, et le dioxyde d’azote émis est quatre fois plus important que pour l’essence (6). La pollution dans un pays diéselisé est donc énorme, et les ralentisseurs anarchiques, couplés aux trous et tranchées, doivent amplifier cette insalubrité ! Les pays développés sont en train de supprimer le diesel ou imposer des taxes dissuasives sur ce carburant, alors que le législateur algérien l’encourage, donnant l’impression de favoriser la cotation de son parc automobile luxueux en diesel, au détriment de la santé publique.
En plus des affections respiratoires, la pollution de l’air augmente les maladies cardiovasculaires et le diabète (10-12). Selon la commission « Pollution et Santé » du Lancet, la prestigieuse revue médicale britannique (10), la pollution a causé la mort de 6,5 millions de personnes dans le monde en 2015, soit un décès sur six. L’OMS alerte que le nombre d’adultes diabétiques a quadruplé en 35 ans (11), et la faculté de médecine Washington à Saint-Louis (12) précise que la pollution a contribué à 3,2 millions de nouveaux cas en 2016.
Les propositions véhiculées par cette contribution ont peu de chance de susciter l’adhésion des responsables, et gagneraient sans doute à être soutenues par d’autres investigations. Il est néanmoins souhaité que l’ampleur de la marge de progression ne passe pas inaperçue. On peut faire mieux. Il est temps de promouvoir le métier d’ingénieur de la circulation. Le nombre de dos d’âne dans les villes, villages, et sur les routes, peut être revu à la baisse, le reste devant être marqué à la surface et se conformer aux normes. On réaliserait ainsi des économies en cascades. On ferait un meilleur usage du bitume récupéré, en colmatant les trous et tranchées. L’absence d’un dos d’âne pourrait être invoquée dans un nouvel accident, mais les incidences de ces mesures sur les accidents causés par les défaillances mécaniques ou humaines, l’économie nationale, la santé publique et le bien-être social, sont multiples et immenses, même si elles ne sont pas aussi triviales que l’effet dissuasif d’un ralentisseur sur la vitesse.
Des radars associés à des limitations de vitesse objectives ainsi que des contraventions codifiées et impartiales, sont à même de subjuguer raisonnablement la conduite dangereuse et gagner le consentement populaire, contrairement aux dos d’âne ou retraits de permis, trop pénalisants pour l’économie nationale, et jugés tout aussi zélés que sélectifs.
La maintenance vigilante et préventive est une sentinelle de la sagesse et de la responsabilité assumée ; c’est une économie de temps, d’argent, de crises, et de vies humaines. L’entretien du patrimoine économique est une mission vitale, devant être ancrée dans les mœurs professionnelles.
Maintenance, gouvernance, et élitisme
Tel un tableau muet et expressif, l’état de la maintenance reflète quelque part les préoccupations de la classe politique, et ces dernières ne restent jamais trop insensibles aux priorités des élites.
Gouverner c’est prévoir et se livrer à un exercice délicat, plus épineux que la programmation d’une procédure récursive. Diriger c’est faire appel à des dirigeants qui à leur tour devront choisir leurs collaborateurs et meneurs d’hommes. Si la première défaillance d’une chaîne est dictée par la résistance du maillon le plus faible, il en est tout autrement de son endurance et résilience. Remplacer un ou deux anneaux déficients est bien plus simple que de douter de tout l’édifice, jusqu’à s’interroger s’il reste des maillons fiables.
Si l’intelligentsia a toutes les raisons de s’inquiéter des effets d’une situation politique troublante, elle doit aussi interroger la causalité. L’avenir d’une nation tend toujours à se conformer aux préoccupations de ses élites. Pour le meilleur et pour le pire. Laborieusement dans le premier cas, et facilement ou juste insouciamment dans le second. Les leçons du passé ne sont tirées à bon escient que si les postures intellectuelles sont adaptées lucidement, avec sagesse, courage, révision, et pourquoi pas, avec mea-culpa.
Faiblement représentés parmi les élites reconnues, les scientifiques algériens sont appelés à peser davantage, et mouiller leur perspicacité dans les débats pertinents. « J’appelle perfection chimérique celle qui nous porte à faire le bien que nous ne sommes pas obligés de faire, et à omettre celui que nous devons faire. »Cette pique de Bourdaloue joindrait au banc des accusés, toutes ces réflexions universalistes, et ces prestations intellectuelles confinées au politiquement pensable, et servant de refuge pour éluder l’inconfort des problématiques locales.
Certains l’ont idéologiquement diabolisée sans refuser ses fruits, d’autres l’ont défendue bec et ongles avant de la répudier pour avoir accouché d’une créature non désirée ; quant à ses « sauveurs », ils ont pris goût et décidé de prolonger l’aventure en se parant d’une version insensible à l’impopularité et aux scandales, et blindée d’une alerte contre le retour des années de sang. La démocratie, ce pacte socio-civilisationnel tant décrié et trahi, qui a permis à l’Occident de sortir des ténèbres, et à des pays émergents de se mettre sur orbite, les algériens risquent de patienter très longtemps avant de la croiser de nouveau. En attendant le prochain rendez-vous, on ne peut qu’inculquer ses attributs pour que les générations futures l’agréent mieux que leurs ancêtres.
Sans doute est-elle imparfaite et pas toujours fidèle à ses courtisans, la démocratie est toutefois le seul mode de gouvernance, à la fois nécessaire et suffisant. L’alternance politique est amplement suffisante pour apaiser mes appréhensions d’être opprimé, et absolument nécessaire pour contrer les démons tyranniques et prédateurs qui, à mon insu, sommeillent en moi.
Et pour conclure, réconcilions un célèbre Hadith du Prophète (PSSL) avec la souveraineté populaire, en le libérant d’une interprétation fataliste flouant l’esprit collectif : C’est en fait essentiellement par la démocratie que les peuples récoltent ou s’infligent les gouvernants qu’ils méritent. Pas forcément les meilleurs, faut-il préciser à l’égard des perdants, les bons perdants.
Références :
(1) https://www.monde-diplomatique.fr/1988/06/GIRARD/40915
(2) https://www.youtube.com/watch?v=cLFPVRvwRu4
(3) http://www.amusingplanet.com/2015/10/timgad-ancient-roman-city-with-very.html
(4) http://www.worldlifeexpectancy.com/usa-cause-of-death-by-age-and-gender
(8) https://www.youtube.com/watch?v=4aRNFnYbSsc