Quelle est la genèse du concept de civilisation chez Bennabi ?
Le concept de civilisation est central chez Bennabi et irrigue toute sa pensée. Il est à ce point important qu’il a réédité en langue arabe la plupart de ses livres sous le titre générique de « problèmes de la civilisation ».
L’enchaînement de son œuvre obéit à une logique rigoureuse. Elle est à l’instar d’Athéna sortie toute armée de la tête de Jupiter, déjà toute entière dans son esprit dès la parution de son premier livre, le Phénomène coranique.
Ce livre a paru alors que son auteur avait quarante deux ans. Nous ne connaissons qu’un seul article, rédigé en 1936, et publié pour la première fois seulement en 1992. Ses autres écrits qui furent très peu nombreux sont, à ce jour, perdus.
L’édition tardive de ses écrits aurait rendu malaisé la connaissance de la genèse de la formation intellectuelle et psychique de son esprit s’il n’y avait pas eu, heureusement, la rédaction et la publication de ses mémoires et en particulier le premier tome intitulé Mémoire d’un témoin du siècle, l’enfant, mine précieuse sur non seulement sa vie et son milieu social mais aussi sur sa société et son pays.
Bennabi a ressenti d’abord au plus profond de lui-même le drame de sa société avant de l’explorer en intellectuel. Sa réflexion est le produit de ce drame. A la différence des autres penseurs, et c’est lui-même qui le souligne, sa pensée n’est pas le fruit d’une construction intellectuelle aussi brillante soit-elle. C’est sûrement pour cette raison qu’il s’est senti proche de Nietzsche.
Bennabi est né en 1905 en Algérie, pays alors colonisé qui avait connu de grands bouleversements par l’installation d’un peuplement européen de plus en plus important qui a accaparé tous les leviers politiques et économiques, marginalisant totalement le peuple algérien.
Après l’échec des révoltes, les algériens ne trouvèrent refuge que dans la religiosité et le souvenir d’un passé lointain sublimé et glorieux où ils prenaient leur revanche sur un présent si humiliant. Leur identité relevait de leur appartenance à l’Islam. Ce lien qui les apaisait troublait au contraire le jeune Bennabi. Si l’on devait juger un arbre à ses fruits, l’état lamentable des musulmans en Algérie n’interpelait-il pas l’Islam lui-même ? Ce dernier est-il incapable de transformer l’algérien afin qu’il prenne son destin en main ou les données psychiques et physiologiques de l’algérien le rendaient-il inapte à l’édification d’une société prospère ?
A cette époque étaient enseignées à l’Université d’Alger des théories raciales diffusées dans l’Europe du XIX ème siècle. Elles affirmaient l’existence de races supérieures destinées à diriger et de races inférieures faites pour l’obéissance. D’autres études estimaient que c’est l’enseignement islamique lui-même qui stérilisait ses adeptes les rendant inaptes au rationalisme et les poussant au fatalisme et au fanatisme.
Bennabi voyait dans l’enseignement de l’histoire un démenti à toutes ces théories. A une période précise de l’histoire, son pays, qui ne s’appelait pas encore l’Algérie, faisait partie d’une région où la société était prospère et qui était productrice de savoir et d’innovations.
D’autres, et c’est surtout parmi les musulmans, estimaient que la situation qui leur est faite dans leur pays provenait d’une défaite militaire qui l’a asservi. En quelque sorte il ne s’agit que d’un accident de l’histoire.
Bennabi voyait dans l’histoire contemporaine une région du monde, l’Europe occidentale en plein expansion économique et militaire qui dominait la presque totalité de la planète. Cela ne pouvait être le fruit d’un accident de l’histoire mais le résultat d’un mouvement historique irrépressible.
La période précise que nous avons évoquée plus haut ne concernait pas seulement le territoire qui s’appelle aujourd’hui l’Algérie mais une région infiniment plus vaste. Cette région qui va aujourd’hui de Tanger à Djakarta vit fondamentalement la même situation et les différences locales n’ont que peu d’influence.
Pour Bennabi ces mouvements historiques qui se déploient dans le temps et l’espace à un moment donné, ont intrinsèquement les mêmes caractéristiques et ont pour nom civilisation : civilisation islamique ou civilisation occidentale.
Une fois établi ce concept, quels en sont les caractéristiques que vous évoquez ?
L’histoire de l’humanité est ponctuée par l’histoire de ses civilisations depuis Sumer, dans l’actuel Irak, vers 3500 av. JC jusqu’à l’Occident actuellement.
A part l’Occident dont l’histoire se déroule encore, toutes les civilisations ont connu un mouvement cyclique : naissance, expansion puis décadence. Bennabi les nomme successivement phase de l’âme, phase de la raison et phase des instincts. Ces phases peuvent être plus ou moins longues selon les civilisations.
Par exemple la phase de l’âme dans la civilisation islamique fut particulièrement intense et mena très rapidement à l’éclosion d’une société dynamique en pleine expansion territoriale. A l’inverse l’idée chrétienne va cheminer pendant environ un millénaire pour trouver son moment d’Archimède d’abord avec la rencontre de l’âme vierge des peuplades germaniques et puis en jonction avec la culture antique gréco-latine pour former la civilisation occidentale. Bennabi appelle l’angle alpha l’angle formé par l’axe des ordonnées représentant le niveau des valeurs psycho-temporelles où il figure l’intensité de la phase de l’âme et l’axe des abscisses où est projeté le temps-durée. Plus l’angle alpha est grand plus l’intensité de la phase de l’âme est grande comme dans le cas de la civilisation islamique ainsi que nous l’avons vu plus haut.
C’est pendant la phase de l’âme que se forge le vouloir d’une civilisation, son pouvoir se créera graduellement lors de la phase de la raison avec la science qui prend son essor et la technique qui se met en place.
L’étude de la civilisation islamique va lui permettre d’illustrer le concept de civilisation.
Quelles sont les grandes phases de cette civilisation ?
La civilisation islamique débute avec la prédication du Prophète qui va lui imprimer un élan spirituel sans précédent. Bennabi estime que le point d’inflexion du passage de la phase de l’âme à celle de la raison se situe en l’an 37 de l’hégire (657 de l’ère chrétienne) à la bataille de Siffin entre les partisans de Moawiyya, le gouverneur de la Syrie et ceux d’Ali, le nouveau calife.
Pourquoi la bataille de Siffin revêt aux yeux de Bennabi une importance cruciale alors que ce n’est pas la première guerre entre musulmans ?
A la mort du Prophète, sa succession allait ouvrir une zone de turbulences politiques. La nomination d’Abu Bakr laissa quelques rancœurs chez les Ansars médinois mais surtout du dépit chez les partisans d’Ali. Le nouveau calife dut combattre une série de séditions fomentées par les tribus bédouines d’Arabie qui refusaient de payer la Zakat, l’impôt légal. Le conflit fut particulièrement meurtrier à tel point que certains s’inquiétèrent de la disparition de centaines de Hafiz, ceux qui connaissaient le Coran par cœur. Cette inquiétude sera à l’origine de la compilation en un seul ouvrage des sourates du Coran auparavant dispersées sur plusieurs supports. Ainsi l’intégrité du Coran est doublement protégée, par l’écrit et la mémoire des Hafiz où les maîtres donnaient à leurs élèves des ijazas (licences) pour confirmer qu’ils connaissent le Coran en entier et dans la bonne prononciation. Ce système s’est maintenu de nos jours.
Un autre conflit allait voir le jour en mettant en cause le troisième calife, Uthman. Certains musulmans lui reprochaient son népotisme. Après plusieurs péripéties, le calife est assassiné dans sa maison et Ali proclamé calife par ses partisans. Deux autres prétendants, Talha et Zoubeïr, refusèrent le fait accompli et aidés par une des épouses du Prophète, Aïcha, s’opposèrent à lui en décembre 656 dans la bataille du chameau, appelée ainsi par la présence sur les lieux de la bataille du chameau transportant Aïcha.
Ces premières guerres ne feront que refléter les rivalités de personnalités ou d’une mauvaise assimilation des préceptes de l’Islam.
Il n’en va pas de même pour la bataille de Siffin qui allait mettre en prise deux conceptions de l’islam temporel : la dimension idéologique avec Ali et la dimension politique avec Mouawiya. Celle pour qui le principe prime et celle pour qui on peut trouver des accommodements avec lui. Pour Bennabi, l’unité idéologique de l’Islam s’est trouvée fissurée et elle fut illustrée par le propre frère d’Ali, Akil qui rejoignit les rangs de son adversaire en disant que sa prière derrière Ali est plus pieuse et que son repas à la table de Mouawiya plus copieux.
Cependant malgré cette fracture, la civilisation islamique avait fait assez de « réserves spirituelles » pour donner la grande civilisation que nous connaissons.
Mais toute réserve s’épuise et la civilisation islamique connaîtra une nouvelle inflexion où la phase des instincts remplace la phase de la raison. Notre penseur la situera après la fin de la dynastie almohade au Maghreb (1269) qui est contemporaine avec la chute de Bagdad sous les coups des hordes mongoles (1258). A la différence du premier point d’inflexion, le début de la phase de la décadence ne peut être daté avec précision. Dans son œuvre, Bennabi cite aussi la période post-khaldounienne (après 1406) voire la chute de Grenade (1492) en passant par la fin de la renaissance timouride à Samarkand dans l’actuel Ouzbékistan (vers 1450).
Ce rappel est important dans la pensée de Bennabi qui ne veut pas faire œuvre d’historien mais pour qui le passé continue à influencer le comportement présent des musulmans. Il rappelle que pour construire un projet d’avenir, comprendre et assumer son histoire est primordial. Il écrit dans les conditions de la renaissance que le musulman n’est pas en 1948 (date de la rédaction de son livre) de l’ère chrétienne mais en 1367 de l’ère hégirienne. Ses repères se situent dans son éthos (état d’âme, disposition psychique) formé par sa civilisation
Bennabi donne-t-il une définition de la civilisation ?
La pensée de Bennabi se caractérise par sa fonctionnalité. Les concepts forgés n’ont pas seulement pour objet la compréhension des réalités humaines mais aussi et surtout leur transformation.
Dans cette optique, la définition que propose Bennabi de la civilisation est dynamique : « c’est l’ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société d’accorder à chacun de ses individus, dans chaque phase de son existence depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, l’assistance qui lui est nécessaire dans cette phase de son développement ».
Ce sont ces conditions qui créent un environnement propice à une dynamique sociale, au foisonnement de l’esprit et de la créativité dans tous les domaines. Les Grands Hommes qui sont les porte-étendards de leur civilisation comme Platon ou Aristote pour la civilisation grecque, Ibn Sina ou Ibn Rochd pour la civilisation islamique et Descartes ou Goethe pour la civilisation occidentale n’en sont que le produit.
A cette définition ontologique, Bennabi ajoute une définition algébrique.
Physiquement, la civilisation est l’ensemble de ses produits. Nous pouvons décomposer chaque produit en la matière qui lui a été nécessaire, le temps qu’il a fallu pour sa production et les personnes qui en sont à l’origine. Si nous sommons chaque produit de civilisation nous trouvons la civilisation elle-même. Et si nous procédons algébriquement en sommant chaque terme de l’équation, nous allons obtenir que la civilisation est égale à la somme des matières mises en œuvre ce qu’il appelle le sol, l’ensemble du temps nécessaire à leur fabrication qu’il appelle le temps socialisé et l’ensemble des personnes qui y ont participé qui sont l’homme d’une manière générale.
Ainsi nous obtenons l’équation suivante Civilisation = Homme + Sol + Temps.
Quelle place donne-t-il à l’homme dans ce processus ?
Bennabi fait appel à la chimie pour expliquer que l’homme, le sol et le temps ne peuvent former une civilisation qu’en créant une synthèse pour réaliser le vouloir et le pouvoir d’une société exactement comme l’oxygène et l’hydrogène ont besoin d’un catalyseur pour former l’eau.
A l’origine de cette synthèse, il voit l’action d’une idée religieuse socialisée c’est-à-dire qui prend en compte les besoins spirituels de l’homme et les exigences de la vie sociale.
C’est cette idée qui va éduquer l’homme pour en faire l’agent de sa propre transformation selon le verset coranique « Dieu ne change rien l’état d’un peuple tant qu’ils n’ont rien changé en eux-mêmes. » (XIII, 11).
Pour qu’elle puisse remplir son rôle, elle doit accomplir trois fonctions : la tension pour dynamiser l’homme, l’intégration pour forger une société solidaire et l’orientation pour que l’action sociale soit efficace.
Pour remplir ces fonctions, elle doit être porteuse d’une Promesse déclinée en promesse majeure et en promesse mineure. La promesse mineure est un objectif qui est à portée d’homme et la promesse majeure transcende l’horizon humain. La promesse mineure est la constitution d’une société prospère, sereine et autonome. La promesse majeure est la félicité dans l’au-delà par la perspective du paradis. Bennabi pensait que le communisme, par exemple, fonctionnait comme une religion et que dans ce cas précis le paradis spirituel est remplacé par un paradis matérialiste qui est l’utopie de la société communiste dont le mot d’ordre angélique est : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Un nouveau cycle de la civilisation islamique est-il possible ?
A ce jour aucune civilisation n’a pu renouer avec un nouveau cycle. L’égyptienne a certes connu plusieurs périodes de décadence mais elles ne furent que politiques et n’ont pas réellement entamé le dynamisme de la société. La période de l’histoire de la civilisation occidentale appelée à tort Renaissance ne renouait nullement avec la civilisation romaine à substrat grec mais les historiens ont voulu singulariser une période qui a connu une grande floraison artistique et les premiers pas d’une véritable science occidentale.
Bennabi a commencé son œuvre par un livre à part, le phénomène coranique, où il prouve selon les critères des sciences humaines, que le Coran ne peut-être du Prophète et qu’il est d’origine non humaine c’est-à-dire divine. L’idée islamique étant authentique, la problématique qui se pose relève de son efficacité sociale. Toute sa pensée véhiculée dans le reste de ses ouvrages s’est voulue les prémisses d’une nouvelle science qu’il appelle le Renouvellement de l’Alliance destinée à comprendre les mécanismes de la civilisation et à forger des instruments de transformation sociale pour un nouveau cycle de civilisation.
En quoi les exemples japonais, chinois et indien sont-ils une source d’inspiration chez lui ?
Les exemples japonais de la fin du XIXème siècle et chinois depuis les années cinquante ont été une illustration de la thèse de Bennabi mais n’ont pas été une source d’inspiration.
On date généralement le début de la Nahdha islamique de l’arrivée de Napoléon en Egypte à la charnière des XVIIIème et XIXème siècle. Elle fut d’abord politique et économique avec l’avènement du vice-roi d’Egypte Mohamed Ali et les Tanzimat ottomanes de 1839 puis culturelle après la révolte des Cipayes en 1857 dans l’Inde moghole dominée économiquement par la Compagnie des Indes. L’échec de cette révolte eut pour conséquence la transformation de l’Inde moghole en colonie britannique.
Bennabi pense que la Nahdha s’est fourvoyée dans une impasse en pensant que pour faire une civilisation, il suffisait d’acquérir ses produits et cette néfaste idée coure toujours. Bennabi a eut des mots très durs pour fustiger ce trait d’esprit qu’il nomma le choséïsme et l’entassement. Elle s’est aussi engluée intellectuellement dans des traités de justification et d’apologétique que nous subissons encore de nos jours.
Il compare la Turquie, cœur de l’empire ottoman et du monde musulman avec le Japon qui a commencé son renouveau en même temps avec l’avènement de l’ère Meiji vers 1868. Le Japon avait compris que la civilisation n’est pas un tas mais une construction, une architecture. Quarante ans après, la Turquie était traitée d’ « Homme malade » de l’Europe et la puissance japonaise qui venait d’infliger à une puissance européenne, la Russie, une sévère défaite en 1905, faisait craindre « le péril jaune ».
Bennabi a vu aussi dans la révolution chinoise de Mao une profonde catharsis destinée à débarrasser l’homme chinois des idées mortes qui le ligotaient pour en faire un agent libre de son destin.
Quant à l’exemple indien, il n’était pas pertinent à l’époque et il s’est surtout intéressé au concept de Non-violence développé par le Mahatma Gandhi.
En quoi diffère-t-il des philosophes de l’histoire tels Ibn Khaldoun, Spengler ou Toynbee ?
Ce sont ces philosophes de l’histoire qui ont nourri sa réflexion. Sa pensée s’est forgée dans ce domaine par les critiques qu’il a apportées à leur théorie et par le dépassement original qu’il construit.
Il a pris à Ibn Khaldoun la notion de cycle fortifié par la vision de Nietzsche de l’Eternel Retour. Cependant il a estimé que la motivation de la « assabiya » (esprit de corps) était insuffisante et ne correspondait qu’à la fonction intégration et ignorait les deux fonctions essentielles de tension et d’orientation.
Pour Spengler le mot civilisation ne recouvre pas le même fait socio-historique que pour Bennabi. Il donne le nom de Kultur (les grandes cultures dont il dénombre huit) à l’éclosion et à l’apogée de ce que Bennabi appelle la civilisation. La Zivilisation pour Spengler est la phase de décadence de la Kultur et son chant du cygne avant sa mort inéluctable car pour lui elles subissent la dure loi de tout organisme vivant. Bennabi critique le déterminisme de cette pensée qui n’interroge pas l’essentiel, les facteurs de la genèse de la Kultur. Cependant il fait sienne la typologie des civilisations de Spengler qui les classent, celles qui possèdent une culture de civilisation et celles qui se caractérisent par une culture d’empire. A titre d’exemple, Bennabi voit dans la première catégorie la civilisation grecque et l’islamique et dans la seconde la civilisation romaine et l’occidentale.
Il a emprunté le concept de champs d’étude, aire géographique où les faits de civilisation deviennent pertinents, à Toynbee. Le résultat est qu’il n’existe pas, par exemple de civilisation française, anglaise ou allemande mais une civilisation occidentale qui les englobe. Toynbee voit la genèse de la civilisation comme une riposte à un défi donné. Bennabi estime que cette explication ne donne pas satisfaction car elle reste muette sur l’origine de cette riposte. Nous avons vu plus haut que Bennabi y voit l’action d’une idée religieuse socialisée possédant les fonctions de tension, d’intégration et d’orientation et proposant une promesse majeure et une promesse mineure.
En quoi la pensée de Bennabi peut intéresser la France ?
La pensée de Bennabi est universelle et les conclusions auxquelles il parvient sont valables pour toutes les civilisations. Elle est solidaire du destin de l’humanité entière. Des articles écrits en 1949 et publiés en 1951 expliquent le geste étrange du musulman Tamerlan détruisant deux puissantes armées musulmanes au début du XVème siècle, celle de l’ottoman Bayazid occupant l’Anatolie et les Balkans et celle de la Horde d’Or dont le royaume s’étalait sur une grande partie de la Russie d’aujourd’hui. Elles s’apprêtaient à déferler sur l’Europe ce qui aurait pu stopper nette sa Renaissance. Pour Bennabi sans cette action visionnaire le monde aurait vécu pour la première fois dans les temps historiques sans le phare d’une civilisation.
Nous sommes actuellement dans une phase semblable mais avec une acuité plus grande car pour la première fois le destin de l’humanité est Un. Il n’est plus possible aux peuples de s’isoler les uns des autres. Le dénouement heureux du drame humain ne se réalisera que dans le cadre d’un mondialisme, terme que nous pensons forgé par Bennabi en 1951, soucieux de l’intérêt de tous, à la différence de la mondialisation qui fait du monde une jungle.
Spengler a dénombré les signes culturels de la décadence d’une civilisation : manque de créativité (fin du « grand style » dans les arts, épuisement de la pensée, effacement de la science au profit de la technique), recul ou absence de la foi suppléée parfois par une religiosité et crise des valeurs. Nous avons l’impression qu’il décrit l’état de l’Occident actuellement mieux que celui qu’il voyait il y a un siècle.
Face à cette situation, la relève d’une nouvelle civilisation est-elle à l’horizon ?
Il estime que le Japon n’a pas construit une nouvelle civilisation mais a fait sienne celle de l’Occident en l’aménageant à sa culture lui donnant ainsi une coloration locale. Il n’a pas connu le tournant qu’a pris la Chine dans les années quatre vingt et nous pensons qu’il aurait le même jugement que celui porté sur le Japon. Nous croyons que l’Inde de ce début du XXIème siècle est sur la même voie.
L’Occident est actuellement dans la situation de l’Empire romain après l’édit de Caracalla de 212 où toutes les possibilités spirituelles et civilisationnelles sont ouvertes. Mais un empire dont l’influence s’étend au monde entier. La frontière entre le «eux » et le « nous » doit être définitivement aboli dans l’esprit des musulmans pour permettre à l’Islam d’assumer sa vocation par l’instauration de la première civilisation universelle.
Qui mieux que la pensée de Bennabi pourrait ouvrir pareille perspective ?
Abderrahman Benamara
10 mars 2012