Si l’action a été classée avec révérence par Malek Bennabi comme la molécule de l’Histoire, l’inaction attend toujours, quant à elle, d’être tout aussi dignement distinguée et casée. Toutes les décisions non prises, les opportunités ratées, les initiatives avortées, les compromis rejetés, et les sons de cloche étouffés, sont autant d’alternatives manquées, mais non moins précieuses et instructives, de par leurs riches enseignements et éclairages complémentaires. Appréhender le passé, c’est aussi sonder ce qui aurait dû et pu arriver, ainsi que les causes des revers. L’Histoire, c’est aussi l’anti-Histoire duale, avec ses multiples ratages de rendez-vous et de virages. « Chaque histoire s’accompagne d’un nombre indéterminé d’anti-histoires dont chacune est complémentaire des autres. » (Claude Lévi-Strauss). Et c’est en scrutant et interrogeant impartialement toutes ces variantes qu’on peut confortablement prendre ses distances avec les culpabilités et les hontes du passé, et assumer sereinement son histoire.
L’anticonformisme subtil d’Emmanuel Macron
Sans une certaine dose d’anticonformisme, un politicien n’est qu’un simple carriériste et un imitateur dépersonnalisé, que l’ambition démesurée et la concurrence féroce peuvent brimer et déformer, avant de jeter aux oubliettes ou propulser aux devants de la scène, par forcément pour le bien de la démocratie ou de la société.
Dans le lexique et verbalisme politique français, brusquer une déclaration sur certaines trivialités historiques, relève du péché capital ou de l’exploit suicidaire, et c’est pour cela qu’il y aura désormais un avant et un après l’opération kamikaze d’Emmanuel Macron.
Acculée par un nationalisme radicalisant, et refusant de déployer son imagination et son envergure, la classe politique française s’est laissé inviter au piège de la surenchère. Incapable de diriger ou circonscrire les mouvements d’opinion, elle s’adonne à des discours courtisans, narguant l’autre rive de la méditerranée et de l’histoire, mais qui ne font que surchauffer les banlieues, irriter les sensibilités, exciter les haines, et attiser les divisions sociales. Les politiciens français refusent aveuglément de voir et d’admettre que l’abcès qu’ils s’obstinent à couver et entretenir, en dépit de la gêne inextricable, ne se trouve pas en Algérie, mais leur colle intimement aux basques. Et c’est pour cela que les coups de pieds donnés ou reçus, et même les bras d’honneur, font tout aussi mal.
En mettant fin aux absurdités des boucliers et échappatoires antihistoriques, telles la sacralisation des soi-disant bienfaits de la colonisation et la glorification de la servilité et de la trahison, les feux aveuglants de la haine s’éteindront là où la maladie de l’Algérie sévit le plus, c’est-à-dire en France. Emmanuel Macron l’a fait. Il a crevé l’abcès. Il l’a fait pour le bien de son pays et de son peuple. Qu’il gagne ou perde les prochaines élections, qu’il devienne Président ou pas, ses déclarations auront laissé des traces, et fait leur effet de traitement de choc initial, en attendant l’action différée d’un vaccin dont l’efficacité peut déjà être jaugée à travers les réactions immédiates enregistrées.
Emmanuel Macron demeure toutefois un politicien ambitieux, et donc un calculateur fin et averti. Il ne compte pas attendre la postérité pour cueillir les dividendes. Il sait très bien que son anticonformisme irritant peut le servir de son vivant. Ce jeune et brillant énarque, marié à son ex-enseignante de lycée, de 24 ans son ainée, dégage une assurance et respectabilité sociale se démarquant avantageusement des deux derniers locataires de l’Elysée, Sarkozy et Hollande. Et les œufs et insultes qu’on lui balance actuellement au visage, les accusations de trahison, ainsi que les procès intentés contre lui, peuvent à la longue lui profiter. Il est encore jeune, il peut se permettre l’investissement d’une période tumultueuse, mais féconde au final.
Le tour de Macron arrivera-t-il donc un jour ? Restera-t-il alors fidèle à ses positions courageuses ? Quels seront ses atouts et ses supports face à l’inertie et la résistance de l’anti-Histoire ? Osera-t-il déclasser et libérer toutes les archives de la guerre d’Algérie ? Et classer en même temps définitivement, comme partout ailleurs, le dossier des harkis comme une misérable disgrâce humaine de traîtrise ? Et nous épargner ainsi tant de littérature auxiliaire répugnante ? Il est permis d’en douter. Les harkis et assimilationnistes, anciens et nouveaux, défendront becs et ongles leur singulière vision de l’Histoire.
Réhabilitation posthume des « traîtres » de l’anti-Histoire
Les déclarations de Macron doivent être saluées sans réserve par tous les algériens. Il faut souffrir de distorsions intellectuelles ou de persistants résidus de colonisabilité ou collaborationnisme, pour trouver à redire sur ces honorables positions ou celles d’autres dirigeants, tel Erdogan, accusant la France coloniale d’avoir commis des génocides et crimes contre l’humanité en Algérie.
Emmanuel Macron n’est toutefois pas de la trempe d’un certain général Jacques de Bollardière. Pour information ou rappel, ce dernier est le seul officier à avoir dénoncé publiquement la torture en Algérie, après avoir été le résistant le plus décoré durant l’occupation allemande de la France. Observant impuissant la débâcle de 1940, cet ancien de la guerre d’Indochine décide de rejoindre Londres bien avant l’appel du général de Gaulle. Il effectue un stage spécial de parachutiste dans le but de retourner en France occupée, et est plus tard largué à Mourmelon pour diriger la mission « Citronnelle » dans les Ardennes.
En Juillet 1956, il est chargé du commandement de deux brigades en Algérie, et reçoit ses galons du plus jeune général de l’armée française. En désaccord avec la stratégie gouvernementale d’usage de la torture, il demande à être relevé de son poste et rentre en France en Mars 1957. « Bollo » supporte mal de travailler sous les ordres du général Massu, le parrain des tortionnaires, et le lui fait savoir de vive voix : « Je méprise ton action ». Inculpé pour atteinte au moral de l’armée, il est condamné à deux mois d’arrêt de forteresse. Il démissionne définitivement de l’armée après le coup des généraux de 1961. « Le putsch militaire d’Alger me détermine à quitter une armée qui se dresse contre le pays. Il ne peut être question pour moi de devenir le complice d’une aventure totalitaire. » Plus tard, il précisera : « Ce n’est pas moi qui ai quitté l’armée, c’est l’armée qui m’a quitté ! »
Il demande ensuite au chef de l’Etat, Georges Pompidou, de le rayer de l’ordre de la Légion d’honneur, mais ce dernier refuse en répondant : « Si nul ne peut dire qu’il est digne de la Légion d’honneur, nul ne peut dire qu’il en est indigne. » En 1983, Bollardière rejette la réhabilitation et le rétablissement dans ses droits militaires. Il trouve le geste trop tardif et est surtout indigné par l’amalgame de cette mesure, accordée en même temps aux officiers putschistes.
C’est bel et bien l’armée et la France qui ont quitté Jacques de Bollardière et perdu en grandeur. Pendant que ce brave résistant défendait héroïquement l’honneur de son pays, les calculateurs malins et les opportunistes embusqués, tel François Mitterrand et bien d’autres, composaient intelligemment et lâchement leur collaboration avec les nazis. Et ce sont ces derniers qui seront célébrés plus tard en héros par la France libre, et finiront par être propulsés jusqu’au sommet de l’Etat. Que de pages glorieuses sont grotesquement refoulées et enfouies dans les fins fonds de l’anti-Histoire, pour faire place à l’imposture et à la falsification. Et si jamais ces chapitres dorés doivent être déterrés, ce ne sera qu’après la mort et la disparition des leurs auteurs, fauteurs de troubles et causeurs de la gêne.
Effectivement, ce n’est que plusieurs années après sa mort en 1986, que Jacques de Bollardière a commencé à recevoir des hommages de toutes parts, et que des associations ont exigé qu’un film suisse qui lui a été consacré en 1974, soit enfin diffusé en France. Lui et son ancien collègue, tortionnaire et criminel, Paul Aussaresses, sont désormais qualifiés « le saint et l’infâme. » Que de rues et d’édifices publics, partout en France et même ailleurs, portent désormais le nom de ce « héros posthume. »
Demandez à Aït-Ahmed et à Mehri
Les hommages et honneurs posthumes, après une longue et méprisante marginalisation, cela n’est pas du tout étranger aux algériens. D’où tenons-nous cela ? Hocine Aït-Ahmed et Abdelhamid Mehri font partie des victimes contemporaines. Pour avoir dignement dirigé ce que beaucoup d’observateurs considèrent comme un des hauts faits d’armes de la classe politique algérienne à Sant ’Egidio en Janvier 1995, ces deux poids lourds ont été accusés de trahison par l’ex-patron de l’UGTA. La rencontre de Rome, organisée afin d’initier un processus politique destiné à étouffer les semences d’une guerre civile, a été décriée et taxée de non-évènement par le ministre des Affaires Etrangères de l’époque. Il est des mérites si éminents que les esprits étroits et ingrats ne peuvent que dénigrer, et n’accommoder éventuellement ou juste tolérer qu’à titre posthume, en absence des coupables encombrants.
Si ces symboles et héros posthumes revenaient parmi nous aujourd’hui, seraient-ils dignement célébrés et réhabilités à la hauteur de leurs statures historiques ? Ou bien deviendraient-ils très vite les intrus incommodes et indésirables qu’ils étaient auparavant ? Ces questions sont valables pour d’autres héros et martyrs. Les doutes sont hélas pertinemment permis et justifiés.
L’ouverture généreuse et bienveillante dans l’air du temps, c’est plutôt envers les descendants des harkis. Les amabilités ne se limitent pas à des accueils chaleureux tolérables, mais déroulent à ces invités les plateaux et tribunes afin de leur permettre de promouvoir des livres élogieux envers leurs traîtres d’ancêtres, tel le notoire Bachagha Bengana, chef des vendeurs de leurs âmes, et collectionneur servile des oreilles des martyrs.
Quand on est incapable d’apprendre de ses erreurs, et qu’on rate d’excellentes opportunités, alors les chances de saisir des occasions ultérieures moins favorables, ne sont pas nulles, mais algébriquement négatives. Le nivellement par le bas des probabilités nulles ne rend pas justice à l’impotence modérée et à la cécité involontaire. Les responsables effrontés et imbus de leurs préoragtives, pensent toujours qu’en faisant le contraire de ce que dicte la sagesse et l’honneur, ils prennent une initiative courageuse. Et la vanité intransigeante que fait naître cette défaillance favorise la récidive obstinée. C’est précisément dans le cadre de l’exercice soutenu de prétendues responsabilités patriotiques historiques, que Mehri et Aït-Ahmed ont été durablement déboutés et marginalisés, si on fait l’impasse sur la grotesque accusation de trahison comme une bourde spontanée.
A l’échelle de l’Histoire, un évènement ou un personnage n’est pas défini et décidé par ce qu’on peut présentement voir ou imposer, mais plutôt par ce qu’il deviendra ou adviendra de lui, et comment le jugeront les générations futures ; et bien plus important, comment le jugera Le Créateur. A cette échelle-là et à ce stade-là, l’Histoire et l’anti-Histoire deviennent désormais indissociables pour ne former qu’une seule et unique vérité intemporelle.
Abdelhamid Charif
9 mars 2017