La responsabilité est la sentinelle discrète avancée de la compétence. Exonéré de cette imposition, le despotisme tient l’autorité pour une auguste supériorité, et décrète qu’il est plus noble et chevaleresque de gracier que de rendre justice.
Quand on est libre d’agir et de dire, chaque action ou propos, tout comme l’inaction et le silence, émane d’une décision responsable, appelée à être assumée tôt ou tard, bon gré mal gré, et devant donc être fidèlement transcrite dans un registre individuel réservé. La responsabilité est d’autant plus pesante et semée de pièges et de tentations que les franchises et les latitudes sont larges ; et ces dernières sont d’autant plus illimitées que la trahison, voire la négation, est futile et insignifiante au regard des attributions de l’autorité qui en accorde les prérogatives. Je me sens à la fois libre et responsable, donc Dieu existe. En désaccord de fond, l’incroyant et l’incrédule ne peuvent ni discerner ni incriminer ce type d’irresponsabilité.
Tiens bon, après l’indépendance tout sera permis
La responsabilité est censée aller de pair avec la liberté et augmenter avec elle, mais cette maxime a sans doute été postulée sous l’hypothèse d’absence totale de manœuvres et d’embûches compromettantes. Une indépendance bravement arrachée par le sacrifice du sang, mais entachée de calculs et de manipulations, risque d’être indignement régentée par les survivants et braquée par les embusqués. C’est ainsi que d’authentiques ou prétendus compagnons des martyrs se sont désisté des devoirs et responsabilités pour s’accaparer l’autorité et revendiquer des butins, qu’une lutte d’indépendance ne procure jamais, et se substituer ainsi à l’occupant, en composant au besoin avec ses anciens suppôts.
Une relève indigne et imméritée est souvent l’acte fondateur masqué de l’imposture, et la bonne foi des naïfs en est le meilleur serviteur. La loyauté inébranlable, c’est quand la résilience des principes moraux permet de garder la main sur l’instinct ; et si la franchise amère et courageuse est une forte présomption de fidélité, la langue de bois est, quant à elle, le principal auxiliaire de la trahison par lâcheté et incompétence. Et c’est en prenant en otage le glorieux FLN et en prétextant la légitimité révolutionnaire que l’oligarchie a disposé de tout le temps et toutes les latitudes pour asseoir son hégémonie.
En faisant de sa consolidation et de sa propre succession et perpétuation, son objectif fondamental, le despotisme investit toute son énergie, et tant de temps et d’argent, sur les tractations, machinations, clanisme, et autres alliances et complicités, et n’accorde dès lors que très peu d’intérêt et d’intelligence à l’indentification des devoirs et l’anticipation prospective des épreuves et grands problèmes. Et quand ces derniers surgissent, les risques de prise de décision irresponsable et aventuriste sont forcément élevés.
L’arrêt du processus électoral de 1992 est un virage décisionnel très coûteux et douloureux, et ses répercussions toucheront plusieurs générations. L’évènement fait désormais partie de l’histoire contemporaine du pays, en continuant toutefois de le diviser profondément. L’évocation est forcément éprouvante, et les algériens doivent tôt ou tard s’en remettre et regarder résolument de l’avant, mais doivent en tirer tous les enseignements. Ce n’est pas forcément faire preuve de responsabilité que de se contenter de décrire cette période comme la décennie de terrorisme et de patriotisme, et clore le débat. C’est surtout cet évènement qui a précisément déclenché le repli des valeurs morales et patriotiques pour promouvoir l’individualisme et les pulsions égocentristes ravageuses. Et l’absence d’évolution dans les monologues des uns et des autres, et de rapprochement entre les deux thèses antagonistes, est une source d’inquiétude qui n’exclut pas les risques de récidive.
Continuer obstinément à qualifier de sauvegarde de la nation, un coup d’Etat qui a fait quelques 200.000 victimes, des milliers de disparus et davantage de compétences exilées, ainsi que divers autres dommages et dégâts socioéconomiques, mérite quand même des explications sérieuses et responsables. Après un quart de siècle, il est plus que temps pour la lucidité et le discernement de reprendre leurs droits. Je suis personnellement prêt à effectuer un virage à 180 degrés et célébrer la thèse de la sauvegarde, si des enchainements logiques, autres que les élucubrations fantaisistes entendues jusque-là, montrent que le bilan éventuel, prétendument macabre, évité par les sauveurs, aurait fait au moins une victime de plus, ou coûté un dinar de plus. La navrante perte du sens du devoir et la pitoyable culture de l’accaparement, érigées en règles depuis cette date, ainsi que la dégringolade du pays dans tous les classements, sauf en armement, compromettent davantage cette thèse, et devraient dissiper les doutes sincères et guider les esprits sages et objectifs à réviser leurs positions et priorisations, en tirant les bons enseignements.
Tiens bon, après l’éradication le chemin sera déblayé
En plus du caractère aventuriste de l’arrêt du processus électoral, l’aubaine politique, offerte par la dissolution du parti vainqueur, est un autre triste et édifiant cas d’école de l’irresponsabilité et de la relève opportuniste et indigne, chez la mouvance islamique.
Ayant obtenu zéro siège aux seules élections législatives libres qu’a connues le pays en Décembre 1991, et tels d’heureux derniers de la classe, les partis islamiques entristes se retrouvent subitement seuls, sans l’ombrage de l’encombrante compagnie, et décrètent alors facilement et rapidement, avec foi et conviction, que les évaluations précédentes étaient subjectives, et que la postérité et le destin ont fini par rendre justice à leurs mérites.
Mangeant à tous les râteliers et à toutes les définitions du terrorisme islamique qu’on leur sert, et se distançant fièrement de tout ce qui est associé, à tort ou à raison, au parti dissous, ces prétendus sauveurs de la religion espèrent faire coup double : Veiller d’abord et surtout à faire les yeux doux et séduire qui de droit, et cueillir ensuite, sans forcer et par défaut, la mise électorale orpheline.
Le chemin du mérite est un chemin qui n’est jamais déblayé, il se défait derrière celui qui le fraye. Et si on pense être l’unique hériter d’un sentier, la moindre des corrections, c’est de respecter ceux qui ont contribué à le défricher, les critiques objectives et responsables faisant, bien entendu, partie des égards respectueux. Mais espérer cueillir les fruits d’un arbre tout en médisant injustement ceux qui l’ont planté, ou juste arrosé, est une lâcheté que les fruits eux-mêmes finissent par sentir et vomir.
Doit-on alors justifier l’abstention populaire massive en s’indignant seulement du bourrage des urnes et de la fraude électorale ? N’est-il pas flagrant que ce n’est pas cette dernière qui est la seule cause de la démobilisation et du dégoût ? Le plus grand « mérite » revient incontestablement à la classe politique de façade et d’entretien des coulisses. Et la fraude, désormais institutionnelle, car jugée patriotiquement préventive par des décideurs non élus et illégitimement autoproclamés stratèges indispensables, est plutôt orchestrée en faveur des partis de pacotille, comme un sérum destiné à les maintenir en vie, afin d’assurer les seconds rôles de décor politique.
En procédant par élimination, les citoyens qui optent de voter finissent par retenir principalement les candidats du pouvoir, pour la simple raison que leur discours, ayant le mérite d’afficher franchement l’opportunisme, relève moins d’incohérences, et souffre donc d’un moindre déficit en crédibilité et respectabilité.
Prétendant participer afin de contribuer à l’édification du pays et à la moralisation de la vie politique, et tout aussi conscients que confiants de braver et vaincre les appâts, les entristes islamistes parvenus se sont retrouvés finalement infructueux et inopérants. Et certains d’entre eux se sont alors rabattus sur le sens des affaires, des quotas, et des tentations, en s’empressant de succomber avant qu’il ne soit trop tard. La « Wassatiya », ou médiatude, chez ces gens, confère une étrange flexibilité religieuse au pragmatisme. Elastiques et réversibles, la vertu et la droiture sont ainsi jugées maniables à souhait, et aisément recouvrables quand aura disparu la tentation.
Si la force de la loi peut effectivement bloquer l’éligibilité de certains citoyens et les priver de leurs droits civiques et politiques, la sanction de l’inéligibilité morale est bien plus ignominieuse. Les valeurs socioculturelles ont connu un affligeant et déplorable recul durant la période de participation des islamistes à la gestion du pays. Ont-ils réellement limité les dégâts comme ils le prétendent pompeusement ? Ou bien ont-ils plutôt déshonoré et souillé l’image de l’islamisme politique et éloigné les gens de la religion ? Une absence franche et respectable n’est-elle pas plus digne et responsable, et ne constitue-t-elle pas un meilleur rempart des valeurs, qu’une participation secondaire, motivée davantage par des intérêts individuels dopés par la rivalité tirant vers le bas, mais moralement compromettante et socialement préjudiciable ? Même si elles ne sont pas tranchées et consensuelles, les réponses demeurent très lourdes de conséquences.
L’élitisme, l’autorité, et la responsabilité
Les véritables élites sont les meilleurs jaugeurs des responsabilités et les derniers à oser s’opposer à la volonté populaire, et encore moins à se transformer en bourreaux discriminatoires et éradicateurs. « Les plus aptes à exercer le pouvoir sont ceux qui ne l’ont jamais recherché. Ceux qui reçoivent la responsabilité du commandement et endossent ce manteau parce qu’ils le doivent puis s’aperçoivent, à leur grande surprise, qu’ils le portent très bien ». Cette sagesse universelle, offerte par J.K. Rowling, et accessible à tous, n’est pas sans rappeler un célèbre hadith du Prophète, Prière et Salut sur Lui.
« Ici, on ne fait pas de politique. On laisse cela aux élus. Nous sommes les instruments de cette politique. » Il s’agit là d’une célèbre mise en garde adressée aux nouveaux élèves officiers d’une école militaire d’élite, et reprise dans un film culte. La crème authentique d’une société ne ressent aucun embarras ni gêne, à servir son pays, quels que soient les choix politiques du peuple, et même si des cancres sont éventuellement élus. Un esprit génial se suffit à lui-même d’autant plus sereinement que les autres sont plus lents, et ne comprennent et n’apprennent qu’en faisant des erreurs.
Une élite responsable et consciente de ses limites ne prétend jamais être infaillible ; elle apprend de ses erreurs et de celles des autres, et ne s’obstine jamais dans l’absurdité ou le pire. S’il lui arrive de manquer de vigilance ou d’anticipation, et donc de sagesse, pour éviter une crise, elle est toujours fière de faire demi-tour en reconnaissant et corrigeant son erreur, en limitant et réparant ainsi les dégâts, et faisant en fin de compte preuve de plus de sagesse et de responsabilité. Une impasse courageusement identifiée n’est déjà plus, et le pire dans l’étroitesse de l’esprit, c’est quand la propension à la bêtise est secondée par l’obstination de ne pas se contredire. La véritable fermeté émane de l’intelligence et de la sagesse, et n’hésite jamais à s’incliner, avec les honneurs, devant l’évidence et le bon sens. Sans discernement, la fermeté d’esprit n’est qu’une dureté vaniteuse, et si elle est en plus soutenue par la force, elle peut virer cruelle et criminelle ; et toute comparaison avec les faucons et les colombes serait injurieuse envers ces oiseaux.
Il faut de tout pour faire un monde, ou peupler un pays, ou simplement remplir une classe d’école ; et l’élite authentique et sérieuse est la dernière à envisager le recours à l’aventurisme. Les derniers de la classe sont toujours les plus enclins à initier des bêtises et essayer ensuite de mouiller les autres. Ils sont intellectuellement moins vigilants, plus vulnérables, et plus faciles à tromper et leurrer. Ce sont les médiocres et les derniers de la classe, et non les élites, qui sont les plus susceptibles d’accepter de fausses démonstrations, et en même temps les plus disposés à essayer de faire avaler des couleuvres aux autres. Ils sont les moins résilients et les plus tentés par le copiage et la triche. Et dans ce cas, qui donc peuvent être les gens les plus enclins à recourir à la langue de bois, et à tenir une corruption pour une récompense méritée et une forfaiture déloyale pour une bravoure patriotique ? Les élites sont-elles les personnes les plus insouciantes vis-à-vis de l’intérêt général, succombant aux appâts, et fermant obstinément les yeux sur la malversation, le régionalisme, le clanisme, la faiblesse des collaborateurs dociles, le plagiat, et d’autres abus et décadences ? Et qui sont enfin les plus ébranlables, les plus vulnérables à la manipulation et à la dépersonnalisation, et les plus enclins à desservir leur société par faiblesse, par incompétence, ou par défaillance ?
La gouvernance et l’ambition politique sont de lourds fardeaux de responsabilité impliquant compétence, conscience, scrupules, et respect des devoirs. Les bonnes intentions comptent indéniablement, mais sont loin de suffire seules ; les actions qui forgent l’histoire glorieuse d’une nation et font la fierté d’une société, émanent de la volonté de sentir pleinement les responsabilités et les assumer. Même si les peuples récoltent plus ou moins les gouvernants qu’ils méritent, la perception que se font ces derniers et toute la classe politique, des devoirs collectifs, est bien plus engagée, avec une incidence causale majeure et assurément comptable, sur l’épanouissement ou l’engourdissement des gouvernés, ainsi que leur bonheur ou malheur.
Abdelhamid Charif
21 février 2017