« Le bon sens ne voit qu’une route et la suit, l’esprit en voit dix et ne sait laquelle prendre. » (Pierre-Claude-Victor Boiste)
Dans un environnement politique rationnel et apaisé, un système éducatif performant peut constituer la dynamo motrice d’une économie fondée sur le savoir ; faute de quoi il peut aussi, tel un fâcheux frein moteur, entraver sérieusement et durablement le processus de développement. Chaque diplôme immérité grille deux compétences au minimum, un cadre et un artisan, et ralentit la machine avec un nouveau chômeur, ou grippe la mécanique avec un énième imposteur.
Que de préalables et conditions à satisfaire, et que de paliers et passerelles à franchir, avant de pouvoir rêver d’une économie basée sur la concurrence loyale, l’intellectualisation de la production, et un système national d’innovation avec un réseau d’expertise permettant de savoir qui fait quoi et qui fait mieux.
Le statu quo et le cumul des préalables
Bien plus coûteux qu’un simple tribut de l’inaction, le statu quo, constat d’échec d’une génération se répercutant injustement sur les suivantes, soutenu et entretenu par les divers tenants et receleurs, se complique fatalement en une calamité chronique, difficile à infléchir, de conflits favorablement compensatoires. Ainsi, loin d’éclairer ou éveiller les consciences, certaines querelles et dissensions intellectuelles, authentiques ou manipulées, ne font que perpétuer la stagnation et le décrochement régressif. On paie les neutralisations idéologiques par la pérennisation du despotisme et l’épaississement de l’inertie intellectuelle. Très cher.
La pertinence d’un remède est tributaire de celle du diagnostic, et le prolongement d’un traitement inapproprié peut provoquer des résistances et complications chroniques. Si les fruits des efforts et sacrifices ne sont pas cueillis à temps, c’est plus qu’un simple dépassement de date limite qu’entraîne le ratage. « Lorsque l’on tarde pour la cueillette, les fruits pourrissent ; mais quand on repousse les problèmes, ils ne cessent de croître. » (Paulo Coelho).
Avec une mécanique grippée et sans reprise, la liste des préalables ne cesse de s’allonger. La réhabilitation du bon sens en est le prérequis fondamental, permettant d’abord de figer cette liste, avant d’envisager ensuite d’en cocher les cases une après l’autre. Ce premier palier, de sagesse clairvoyante et courageuse, peut sembler trivial et à portée de main, mais reste en fait le plus difficile à discerner et franchir. « Quand les hommes sont fous, le bon sens leur fait mal à la tête. » (Alfred de Vigny).
Certains préalables et atteintes à la raison ont la peau si dure, qu’ils semblent avoir jeté l’ancre dans les profondeurs de l’irrationalité et de la pré-civilisation, si tant est que cette dernière ait réellement existé. On se plaint des conséquences tout en affectionnant les causes. On déplore l’absence de solutions tout en s’obstinant à chercher des excuses. On convoque les sciences économiques, méthodes de gestion, ou modèles de consommation et taxation, tout en heurtant assidûment les rudiments et notions élémentaires. Des ressources modestes ménagées avec économie valent mieux que des trésors immenses mal utilisés ; et de bénédiction et générosité divine, une richesse naturelle ou fortune peut se transformer en malédiction et infortune.
La malédiction, cela n’arrive pas qu’aux autres. Une épreuve calamiteuse n’est jamais fortuite, et son remède n’est pas plus inopiné ; elle ne frappe que suite à des péchés persistants et ne disparaît qu’après un repentir sincère. Cette règle morale sublime mérite d’être prêchée et méditée en permanence, d’autant qu’elle épargne les individus ou communautés subissant des épreuves similaires, mais réagissant positivement, grâce à une boussole de bon sens limpide et opérationnelle. Au lieu de se plaindre de la sécheresse avec un pessimisme asphyxiant, ou attendre une pluie imminente avec un optimisme insouciant, le paysan sage et réaliste s’adapte au climat et ménage avec prévoyance ses biens. Tel est le premier fondement d’une économie du savoir, qu’un système éducatif compétitif et un régime politique responsable, doivent inculquer, sous peine de promouvoir une société de débrouillards et d’assistés, de casse-pieds et de bras-cassés, rivalisant d’individualisme, et navigant à vue, sans repère ni boussole, vers le naufrage collectif. Seules la sagesse et la raison peuvent dompter les instincts déchaînés et montrer les devoirs tout en procurant la compétence morale et le courage pour les accomplir.
Lâcher du lest pour alléger les fardeaux
Une crise d’autorité peut s’aggraver en crise de légitimité avec davantage d’irresponsabilité, d’injustice, de corruption, de perversion, et de rapine. Cela ne fait pas que des gagnants et des perdants, mais aussi des coupables et des victimes. Une crise sociale chronique est donc rarement consensuelle, et la volonté et l’empressement d’en sortir ne le sont pas davantage. Le temps peut atténuer et cicatriser les blessures, mais seulement si on l’utilise à bon escient. En cherchant à gagner du temps et miser sur les faits accomplis, on risque de provoquer de profondes séquelles et préjudicier durablement la cohésion et l’engagement. Tel est, entre autres, le tribut des mascarades électorales se jouant régulièrement de la volonté populaire et compromettant, chaque fois un peu plus, l’adhésion et la participation citoyennes.
Pour pouvoir oublier les douleurs, éteindre les feux de la haine, et diriger toute l’énergie vers la construction de l’avenir et non à régler les comptes avec le passé, la temporisation ne suffit pas. Nier les forfaits et les hontes de l’injustice c’est afficher du mépris au lieu de la compassion, et c’est entretenir la souffrance et la léguer aux générations. C’est en pardonnant les erreurs sans glorifier les culpabilités qu’on se met à l’abri des récidives.
Par ailleurs, s’il est brave et probe de dénoncer l’injustice et ne pas cautionner ses corollaires, il n’est pas moins sage et intelligent, ni plus lâche, de prendre acte des faits et situations dont la réversibilité n’est plus qu’utopie ou chimère. Au-delà des dates et dosages limites, les bons médicaments se transforment en toxines et poisons, les bonnes excuses en arguments inaudibles et inopérants, et les braves persévérances en acharnements contre-productifs et asphyxiants. Après tout, une douleur ne persiste que si on continue de la ressentir, et les plaintes et doléances ininterrompues agissent en ingrédients de préservation de la sensibilité d’un écorché vif. « Une injustice n’est rien, si on parvient à l’oublier. » (Confucius).
Et, faut-il le rappeler, il est naturellement d’autant moins éprouvant d’éponger et reformater que l’on croit sereinement en la justice divine. Et si ce tribunal ultérieur doit permettre aux victimes de classer d’anciens préjudices subis afin d’aller de l’avant, elle doit aussi et surtout préoccuper les auteurs, et les inciter à céder de leur suffisance et larguer les subterfuges de l’abus de pouvoir ainsi que les vaniteux faux-fuyants et coûteux avantages individuels du statu quo.
Une crise est forcément une régression, mais sagement assumé et appréhendé, un recul peut ressourcer et servir pour prendre de l’élan afin de mieux repartir et se relancer avec résolution. S’accrocher aux prétextes futiles et dérobades, c’est compromettre et desservir les bonnes raisons, et fausser les diagnostics et remèdes. L’art du bon sens, c’est aussi savoir lâcher du lest et laisser tomber ; et c’est en se résignant aux concessions de l’âge avec dignité et noblesse, qu’une certaine vieillesse s’embellit de sérénité et de sagesse.
Abdelhamid Charif
9 février 2017