Tout le monde peut rire et faire rire. Aucune religion ou morale ne l’interdit, et la gentillesse d’un sourire peut même relayer dignement la charité et l’aumône. Toutefois, sans timing, sans discernement, et sans bienséance, la plaisanterie importune ne peut que dévaloriser et discréditer ; et émanant d’un responsable malavisé, c’est toute son autorité et tous les intérêts collectifs qu’il représente qui sont ainsi sérieusement compromis.
La guerre et l’humour ne seraient que des continuations de la politique par d’autres moyens ; mais si un va-t-en-guerre, mû par la bravoure et l’honneur ou par la tyrannie et l’agressivité, est résolument pris au sérieux, un plaisantin impertinent risque, quant à lui, de cesser définitivement de l’être, et perdre du coup des actifs de crédit ; et il serait alors bien naïf et malavisé de parier sur un quelconque capital sympathie pour récupérer les fonds dilapidés. « L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Aujourd’hui, cette frontière est indiscernable. » (Milan Kundera).
La spirale de l’incompétence induite
Le sérieux demeure le premier signe et attribut du dirigeant soucieux, et en période de crise, les soucis et les tourments sont normalement pléthore. Et le palier initial et fondamental de la sériosité, c’est précisément de se séparer des subordonnés qui en sont dépourvus, et donc incapables jusqu’à sentir leurs responsabilités, et a fortiori s’en acquitter convenablement.
Au lieu d’être décelée et assumée, et donc de facto neutralisée, la faiblesse naturelle, sollicitée au-delà des limites, se déclare en handicap et s’aggrave par l’incompétence induite, source de tant de complexes et complications. « Les postes importants sont dangereux pour des hommes moyennement doués ; quand on doit se dépasser soi-même, cela transforme le caractère. » (Stefan Zweig). Privilégier stratégiquement des collaborateurs moins compétents, espérant peut-être ainsi conforter son autorité et son rayonnement relatif par illusion intello-optique, c’est se rendre responsable, non seulement de simples erreurs de choix, mais surtout des déformations et médiocrités provoquées et induites, et toutes les faillites qui en découlent. Et ce processus tyrannique de désignation et aliénation ne peut être assimilé, exercé, et relayé, avec conviction, que par ceux qui en sont de fidèles produits. La médiocrité du despotisme ainsi érigé, s’épanouit et se nourrit ensuite de celle des courtisans et opportunistes pour lesquels la médiocrité totalitaire n’est jamais infréquentable, et ne manque ni de finesse ni de sympathie.
L’humour impertinent est l’échappatoire des gens sans réponse et sans courage d’assumer, et donc un révélateur éloquent et non trompeur de la médiocrité avec son inséparable lot d’incompétence et d’irresponsabilité. Quand, par manque d’envergure et de perspective, l’insouciance et la légèreté se propagent d’en haut, la culture de l’indécence s’installe ; l’arrogance et l’audace de la médiocrité inhibent alors et remplacent l’inspiration et l’initiative de la compétence. « Le culot force les portes pour arriver à ses fins. Le talent passe par celle de derrière. » (Damien Berrard). Et en acculant le mérite à raser les murs, l’audace culotée s’érige en bonus le droit d’asséner son sens de l’humour inconvenant, voire exaspérant.
Un esprit relevé ne manque jamais d’opportunités professionnelles, et même sociales, pour déployer son étendue devant la hiérarchie ou les subordonnés. Aussi mesuré et subtil puisse-t-il être, l’humour ne peut pas pousser vers plus haut, alors que l’immodération est impardonnable et rabaisse systématiquement. Quant à l’incompétence et aux limites modestes qui s’ignorent, loin de les camoufler ou travestir, l’humour en est plutôt un révélateur sévère et compromettant. La frontière entre la finesse mesurée et l’épaisseur dévalorisante étant par ailleurs difficilement discernable, le gain n’est donc qu’éphémère sinon illusoire, alors que la perte est certaine. Une sagesse se dégage ainsi d’elle-même : Que vous soyez un grand patron, un simple chef d’équipe, ou un petit lambda, si des démangeaisons insoutenables de familiarité vous saisissent, alors soulagez-vous de préférence auprès de vos intimes, ou tout simplement en famille ! Et si vous pensez qu’une dose d’humour humaniste peut peaufiner votre trace et image dans l’histoire, alors vos chers proches sauront filtrer vos bourdes, et jugeront de l’opportunité de relayer vos finesses éventuelles pour la postérité, en veillant, au besoin, à le faire de manière glorifiante.
Abdelhamid Charif
9 janvier 2017