Il n’est pas très commode de commencer une chronique par une interrogation mais j’avoue que la complexité des problématiques de notre époque nous y pousse. La mondialisation, ce mot d’apparition relativement récente (fin des années 1950) et qui s’est répandu à partir de la décennie des 1980, en est une. Peut-on dire que celle-ci étant synonyme d’uniformisation, voire de «dissolution» au sens le plus large du terme des identités et des cultures, des us et des traditions, des comportements et des manières de perceptions, des modes de vies, etc? Ou qu’elle favorise en vrai, comme prétendent d’ailleurs les défenseurs du mythe de la «mondialisation heureuse», ce que l’on appelle le syncrétisme culturel? Vieille, éculée et stéréotypée certes, cette redite interpelle pourtant encore les consciences! L’homme n’a, semble-t-il, pas encore cerné le danger des facteurs qui l’acculent à la perte et l’anéantissement. Compte-t-il par exemple réfléchir à son avenir ou l’imaginer en dehors de l’outil technologique? Et peut-il, en même temps, arrêter de se réfugier dans les réminiscences nostalgiques du passé «traditionnel» qui, somme toute, lui seraient de peu de secours dans l’ère moderne? Autrement dit, quel sera le profil de l’homme de demain : postmoderne ; internationalisé ; «hypertech» ou tribalisé ; communautaire ; xénophobe? En effet, au cours de ces dernières décennies, les crises se multiplient, une sensation d’apocalypse ravage les cœurs, les identités se décomposent de façon inquiétante, les traditions considérées figées et sclérosées sont jetées à la remorque de la locomotive du progrès. De même, les souverainetés nationales meurent alors que, curieusement, les frontières, réelles ou symboliques soient-elles, restent vivantes dans les esprits. En revanche, l’on remarque bien que ces identités-là qui se décomposent, se recomposent par l’effet inverse dans des schèmes et des représentations «faussement» consensuelles, en quête d’une implacable dimension de l’absolu «la globalisation de la fin du XX siècle a crée, dixit le sociologue E. Morin, des infrastructures communicationnelles, techniques et économiques d’une société-monde : internet peut être considéré comme l’ébauche d’un réseau neuro-cérébral semi-artificiel d’une société-monde» (voir Edgard Morin, La Méthode, Seuil, 2004). Sans doute, l’enfouissement des fondations anciennes dans le modernisme est un prétexte suffisant pour poser une autre question, toute proche de la première quoique de nature différente : les identités dépérissent-elles au contact de la globalisation qui cherche à les faire reproduire à l’identique ou, à l’inverse, le fait de subir l’altérité suite au choc brutal contre «la culture hégémonique» les fera sortir d’elles-mêmes, échapper au rouleau compresseur de la standardisation, innover, prospérer, etc.?
Subtils, les Américains à l’origine de ce système globalisé, ont vite compris que sans multiculturalisme, leur société ne résistera jamais plus aux changements mondiaux. Alors qu’ils incitent les autres pays de la planète à se conformer à leur culture, ils essaient de privilégier intramuros la diversité par l’encouragement d’une immigration graduelle, rythmée et distributive (quotas), étonnant! Leur choix n’est pas chimérique, tout au moins, utopique. L’homme politique britannique Harold Macmillan (1894-1986) notait déjà en septembre 1952 dans son journal ce qui suit : «nous sommes menacés de la part des Américains d’un mélange de pitié et de mépris. Il s’en prennent à notre influence politique et commerciale partout à travers le monde…C’est en réalité un peuple étrange. Peut-être notre erreur est-elle de continuer à les regarder comme un peuple anglo-saxon. Leur sang est désormais très mélangé. C’est une mixture latine et slave avec une bonne part d’Allemands et d’Irlandais» (la citation est tirée de l’ouvrage «Ce monde qui vient» de A. Minc, Grasset, Paris, 2004). Décidément, à cette description donnée de la société américaine en pleine guerre froide par un leader européen s’ajoutent actuellement d’autres variantes qui enrichissent cette dernière. Les Hispaniques sont aujourd’hui la première communauté immigrée au côté d’Indiens, de Chinois et d’Asiatiques dont une élite considérable occupe de hautes fonctions dans le domaine culturel et scientifique. Contrairement à «la mentalité latine» restreinte par les préjugés de race, origine, culture, religion à propos de ceux qu’elle accueille, les Américains, eux, jouent la carte de la compétence, pragmatisme, attractivité scientifique et stratégie économique, absorbant de la sorte d’énormes contingents d’immigrés venus de toutes les parties du monde pour nourrir les ferments d’un «melting-pot générationnel». Ce qui explique en partie l’hyperpuissance de l’Oncle Sam et sa qualification par certains analystes de «Pays-Univers» ou «Pays-Monde». Et puis, cela montre aussi pourquoi ces Américains-là, et à travers eux tous les occidentaux, ont toujours «le monopole de la narration du monde, de la dénomination de la réalité et de la hiérarchie des valeurs» pour reprendre la belle expression de l’ex-patron du Quai d’Orsay Hubert Vedrine (Voir l’article de François Soudan, L’Occident et son nombril, Jeune Afrique, 09 mai 2016). Cette mondialisation a, à ce qu’il paraît, deux visages diamétralement opposés, le premier construit les civilisations si l’on constate bien sur le terrain «la voie américaine de la modernité» et le second est, exemple à l’appui, complètement destructeur de la diversité et surtout du patrimoine culturel mondial. Beaucoup de scientifiques sont à la fois conscients et inquiets du fait que 50% à 90% des langues mondiales disparaîtront en ce XXI siècle à cause de l’hégémonisme anglo-saxon dans la science, les technologies, la littérature, la communication, l’aviation, le commerce international, la diplomatie, les arts et la culture, etc. Une véritable catastrophe s’il en est! Et dans le souci de préserver ce legs en perdition, les linguistes du think-tank américain «The Long Now Foundation» ont crée une sorte de «méga-système de données universelles» (Rosetta Project), lequel rassemble d’importants documents recensant la grammaire de 1500 langues dans un grand Larousse de 15000 feuilles disponibles sur trois supports distincts (livre imprimé, archives en ligne et numérisées, et des disques en nickel inaltérables à lire seulement au microscope). Sur ce dernier, il existe environ 13000 pages d’information gravées au laser. Le but est d’actualiser les connaissances humaines dans ces langues et leur permettre une grande vulgarisation. (Voir Laura Welcher, «Molecular Foundary Award Goes to Rosetta Project to Develop a wearable Rosetta Disk», 18 février 2016)
Les fâcheuses conséquences d’aujourd’hui sont, à vrai dire, prévues depuis longtemps. En rétrospective, on remarque que l’effondrement du mur de Berlin et la chute de la citadelle du Communisme ont amené dans leur sillage un changement capital dans la boussole du monde. En voici quelques exemples! Les Balkans divisés entre le Danube, le Save et la Mer Noire étaient livrés à une véritable crise d’identité. La Roumanie tenue de main de fer par Ceausescu (1918-1989) se débattait alors dans des problèmes économiques, et puis après sa mort, dans l’anarchie. Les Macédoniens, les Serbes, les Croates, les Bulgares, les Slovaques sont enfoncés dans la phase critique d’un conflit généralisé. Ainsi tous les pays de l’Europe de l’Est se sont-ils détachés de la tutelle soviétique sans pouvoir mûrir leur conscience «identitaire» nationale. Cette cruelle vérité se trouve la même dans d’autres régions de la planète à l’ère de la décolonisation que ce soit en Afrique, en Amérique Latine ou en Asie. J’ai parlé dans l’un de mes précédents papiers des «Rohingyas», cette minorité musulmane persécutée en Birmanie et en proie à un génocide systématique et structuré dont la communauté internationale néglige la portée. Un sinistre destin qui ne diffère pas de celui des paysans de Chiapas au Mexique. Éparpillés à travers le Guatemala, l’Équateur, la Bolivie et le Mexique, ces derniers se sentent plus Indiens que Mexicains ou Latinos en général. Or leur revendication est réprimée. Espérant en finir avec 5 siècles de racisme intériorisé, d’oppression et de soumission et, en même temps, effacer certaines images d’Épinal qu’on leur colle dessus comme une marque de discrimination, cette «minorité du silence» méprisée et marginalisée ne s’est réveillée que tardivement, hélas, à «l’insurrection de la parole». Certes, pas de problème religieux comme dans le cas des Rohingyas Birmans mais un inextricable fossé ethnique et culturel! Il semble que la brutale conquête de l’Amérique et la traite d’esclave restent des survivances putrides qui s’agrègent à la souffrance de la méconnaissance de ce peuple d’Indiens, en quête de son identité usurpée «en bas dans les villes et les haciendas, écrit Anna Maria, nous n’existions pas. Nos vies valaient moins que les machines et le bétail. Nous étions comme les pierres, comme les plantes au bord des chemins. Nous n’avions pas la parole. Nous n’avions pas de visage. Nous n’avions pas de nom. Nous n’avions pas d’avenir. Nous n’existions pas» (Voir, Chiapas, Paroles d’accueil lors de la rencontre internationale Chiapas, 1996). Toujours est-il, en effet, que l’identité est et doit être plurielle. Cela rappelle cette métaphore saisissante du ressac des vagues de la mer. Difficile de rebondir quand on nous met des boulets aux pieds et nous enchaîne par des amarres à des récifs lointains de notre rivage, notre culture. Il serait encore plus dur d’échapper à la maladive crispation de l’identité si l’on était privé de parole.
Où que l’on soit, la parole est là, blottie dans le mystère des êtres. Et le silence n’est qu’une mélodie qui la berce et la porte à une sorte d’accomplissement dans le pacifisme et la non-violence! Le silence est nutritif de l’âme rebelle qu’il couvre. Douceur féminine cachée dans le ventre du monde, voix insondable, profonde, enracinée, intrinsèque qui se répète à l’infini dans la destinée de l’homme. La musique du silence ne peut-elle pas rendre le monde meilleur, en lui donnant un visage d’humanité, de compassion, d’empathie et surtout d’enfance? C’est un cycle en transformation, «un vent d’autan qui rend fou» comme écrit l’un de mes amis toulousains, un cri intérieur qui nous pousse à nous replier sur nous mêmes pour préserver la semence de notre résurrection, notre révolte, notre existence, notre vie. C’est peut-être là seulement que «l’île serait le rêve de l’homme et l’homme la pure conscience de l’île» pour reprendre à mon compte la métaphore de Gilles Deleuze (1925-1985). Une géographie qui ferait union avec l’imaginaire sans doute. Bref, l’île déserte qui, ayant pris conscience de l’Homme, est prête à recommencer le monde, l’habiter, le reconnaître, le réinventer, etc., «la première chose qui ne se puisse nier, c’est la vie d’autrui» affirme le philosophe Albert Camus (1913-1960) dans l’Homme Révolté. Cette vie qui nous exige de nous reconvertir dans l’univers de l’autre, qui ne nous appartient pas en propre, mais qui est la porte de la connaissance de soi. En gros, les identités ne se forgent pas seulement dans l’acte d’accueillir en son sein un étranger à la famille, à la société, au pays, en l’aidant à se joindre à nous sans se fondre mais aussi dans les ruptures, l’éloignement de la communauté originelle, les migrations, l’exil, etc. La prise de recul est le moyen idéal pour se définir par rapport à son groupe ou son pays d’origine. Le brassage et le mélange interculturel nous remettent le pied dans l’étrier -«c’est seulement après être restée cinq ans en Russie que je suis arrivée à comprendre tout ce qui est bizarre à Paris et ailleurs» répondit avec enthousiasme une étudiante parisienne en anthropologie culturelle à son prof qui voulait savoir comment celle-ci a pu affiner tas de connaissances aussi précises que variées sur la France -«et les 23 ans que tu as vécus à Paris?» interpelle le maître intrigué -« une année passée en exil vaut tous les 23 ans de France» -«c’est-à-dire?» -«La notion du temps n’est pas pareille. L’exil est comme une prison ouverte qui t’apprend à apprendre à vivre avec toi-même et la solitude» -«c’est profond! Peux-tu expliquer davantage?» -«C’est une question de regard! Un Français te regarde d’une façon donnée, un Russe d’une autre! L’œil de ce dernier, différent du mien bien sûr, m’interroge toujours, se jette et me jette aussi dans le mien, différent du sien. Et lorsqu’il y a eu cette opposition des regards et des visages, ce fut pour moi, le déclic de 5 ans de ruminations et de questions sur moi, ma société, mon pays, etc.». La réplique de cette étudiante m’amène à l’explication de mon prof de littérature comparée à l’université d’Alger sur cette «dualité entre la méconnaissance des siens et la reconnaissance des autres» et vice versa sous le prisme interculturel. Le Raï et le Tango, deux musiques internationales confinées depuis des années dans les quartiers pauvres d’Oran et los Barrios de Buenos Aires en Argentine n’ont été reconnues, selon lui, qu’une fois applaudies et approuvées à Paris. C’est «le phénomène de la fragmentation-défragmentation», argumente-t-il. Autrement dit, lorsque l’original (tes racines), te renie, c’est la photocopie qui t’accepte et lorsque cette dernière te rejette, l’autre te ramasse. Ainsi va la vie. D’ailleurs, c’est probablement à cause de cela qu’on dit que «nul n’est prophète en son pays»! A méditer.
Kamal Guerroua
16 juin 2016