On voit bien avec cette crise de migrants qui affluent de partout d’Irak, de Syrie et d’Afghanistan fuyant les foudres de la guerre pour rejoindre une Europe bunkérisée comment cette humanité combien déjà en déchéance aura pris aujourd’hui son parti de tous les despotismes, les violences, les hypocrisies et les barbaries. Plus jamais accoucheuse de bon sens et de lucidité, hélas! Les grandes puissances de notre monde se sont approprié le rêve des indépendances des petits Etats et ont même hypothéqué leur avenir. Ceux-ci ne peuvent s’insérer à part entière dans l’engrenage de la société internationale sans qu’ils ne se fassent, comble d’ironie, durement écrasés par de nouveaux aspects du néocolonialisme et suis generis. Un universalisme trompeur au nom de fausses valeurs qui les exclut de surcroît de toute prise de décision sur le plan planétaire. Il serait passablement frivole d’oublier que cet «état de piège», je voudrais dire, «état de siège» dont ces pays-là sont victimes s’est étalé dès la conférence de Bretton Woods de 1944 ainsi que celle de Yalta en février 1945 et sur plusieurs décennies jusqu’à nos jours. Une faible lueur d’espoir en un monde multipolaire, égalitaire et équilibré entre les cinq continents aurait commencé à poindre à l’horizon avant les années 2000, mais revoilà celui-là tombé en château de cartes avec le sentiment de repartir de zéro à partir de 2003, c’est-à-dire, depuis le déclenchement de la troisième guerre du Golfe.
Dans son ouvrage « State-building, Governance and world ordrer in the 21st century, Cornell university press, 2005 », le chercheur américain Francis Fukuyama aurait préconisé la réhabilitation de la fonction de l’Etat et son renforcement dans tous les pays du Tiers-Monde. D’autant que, pour lui, si l’Etat est un acquis primordial dans les pays développés vu son implication directe dans la lutte contre toutes les formes du népotisme, de corruption et de bureaucratie en particulier, il est cependant en situation de faiblesse chronique dans les pays sous-développés (Afrique, Asie, Proche et Moyen-Orient, etc.). Ce qui explique d’ailleurs la piètre performance démocratique de ces derniers «weak states» (pays faibles) comme Fukuyama les aurait par ailleurs qualifiés. En ce sens que ces Etats-là sont à l’origine des grands désordres planétaires (terrorisme, despotisme, criminalité, migrations sauvages, pandémies ravageuses, etc). Autant dire, la cause d’un «effet boomerang» venant des puissances occidentales dont ils n’avaient pas su ou pu gérer les retombées négatives. Néanmoins, les tigres de l’Asie de Sud-Est (le Singapour, la Thaïlande, les Philippines, le Vietnam, la Malaisie, le Laos, etc.,) et les pays émergents de l’Extrêrme-Orient (Japon, Corée, Taïwan, etc.) ont pu réaliser ces dernières années une évolution économique spectaculaire étant donné que leurs Etats sont forts, intégrables, souples, dynamiques. En somme, des nations regroupant toutes les caractéristiques d’Etats modernes. A titre d’exemple, si le Japon s’est orienté dès la fin de la seconde guerre mondiale (1939-1945) vers une politique industrielle ambitieuse, c’est parce qu’il disposait déjà auparavant d’une technocratie étatique hautement compétente qui tire ses racines de l’ère du Meiji de 1868. De même, quoique l’Indonésie, la Malaisie et plus particulièrement l’Inde n’aient pas bénéficié de tels atouts ou disant, s’ils y ont existé, ceux -ci étaient hérités de la période coloniale et, au surplus, de moindre importance, ils auraient quand même marché dans le sillage des premiers. De sa part, l’Allemagne s’est transformée en première puissance économique de l’Europe malgré les dégâts des deux guerres mondiales, les restrictions occidentales sur ses capacités militaires, sa division en deux pays (Le fameux Mur de Berlin qui n’est détruit qu’en 1989), par les forces alliées (Etats-Unis, U.R.S.S, France et Angleterre). Il y a, à vrai dire, toute une culture d’Etat, de syndicats, de société civile, de tissu associatif, de corporations militantes qui s’est imposée de façon optimale dans ces pays-là durant leur long processus de construction ou de reconstruction, le cas de l’Allemagne et du Japon en particulier, de la nation. Ce degré d’intervention étatique conditionne en effet le niveau de développement de n’importe quel pays et, par ricochet, la solidité des institutions qui le sous-tendent. Restent l’Amérique Latine engluée dans un culte maladif du militarisme fait de juntes, de caudillos et de pronunciamientos, les pays africains et arabes partagés entre militarisme, tribalisme, clanisme, gérontocratie et populisme.
Tout pays a besoin d’un tissu administratif et institutionnel efficace pour parer à toute éventualité ou force majeure (guerre, foyers de tensions régionaux, catastrophes naturelles, etc). Si les U.S.A et leurs alliés ont cherché, lors de leur intervention en Irak à redonner soi-disant une légitimité démocratique à des « régimes voyous » (rogues states) comme leur slogan l’affiche, il n’en demeure pas moins qu’ils aient accompli un véritable travail de sape pour deux raisons principales, indépendantes bien sûr de l’illégalité de l’intervention elle-même. D’abord, le nettoyage massif, ce que Fukuyama lui-même appelle l’épuration par les américains de l’armée irakienne, des apparatchiks du parti Bâas, des Moukhabarates et de tous les cadres institutionnels qui leur ont servi d’infrastructure. Or, l’histoire prouve qu’aucune recette pour la remise en rails d’un Etat quelconque ne pourrait être importée ni imposée de force de l’extérieur. C’est peut-être par cette grave erreur que les milices de Daesh ont pu facilement aujourd’hui se faufiler entre les rets des filets en prenant le dessus sur des semblants d’armées, mal-formées et mal préparées pour les enjeux cruciaux du Moyen-Orient. Ensuite, dans l’ordre normal des choses, il n’appartient ni à Jay Garner ni encore moins à Paul Bremer en tant que premiers administrateurs provisoires de la coalition en Irak entre mars 2003 et juin 2004 avant le transfert de souveraineté au gouvernement irakien de se substituer à un maire de Bassorah pour régler un problème dans un village ou de désigner par exemple un inspecteur d’éducation à Nadjef ou d’envoyer une patrouille de police débusquer un terroriste en plein cœur de Bagdad. Or, c’était le cas à l’époque car l’Etat irakien ou ce qu’il en reste est complètement à la renverse. Le monde entier se souvient du sac en direct des musées et des œuvres d’art en l’absence des forces de l’ordre ou des autorités en fuite! Supposons maintenant que les occidentaux ont procédé de la même manière en Allemagne de l’Est en jetant dans les geôles humides et froides tous les collabos du régime Stasi, l’Allemagne en serait-elle là en 1988 et aujourd’hui même? Impossible. On ne construit pas sur du néant et des décombres mais sur quelque chose de concret. L’équilibre d’un pays est fonction de sa force intérieure, de sa crème, ses classes sociales, si tant est qu’elles puissent servir de relais à une passation de pouvoir en bonne et due forme. Bref, il est surtout question de changer l’idéologie du despotisme et non pas les infrastructures sociales et politiques qui justifient l’existence de l’Etat.
Ajoutons à cela que le transfert de compétences ne serait préférable que dans des domaines purement techniques. Car en quelque sorte fournir une aide extérieure entrave la capacité des structures locales à assurer à long terme la fourniture de ces mêmes services. Bref, un processus de démocratisation au forceps cautionnera toujours la dégradation des services administratifs locaux. Certes, si les étrangers, les coopérants techniques en particulier, sont présents en masse dans ces pays-là (Irak, Afghanistan) et même en Égypte, Algérie, Tunisie, etc., il serait très difficile de maintenir un fonctionnement régulier et au long cours de la fonction publique. D’autant que la plupart des compétences locales, attirées par un appel d’air alléchant, convoiteraient ces sociétés étrangères vu leur suréquipement sophistiqué, leur technologie de pointe, leur haute qualité de formation et de management, leur niveau de salaires, etc. A la longue, ces pays-là esquintés, voire exsangues en appelleraient à ces étrangers-là afin de pallier leurs manques de gestion dans un monde en perpétuel changement et aux exigences de plus en plus contraignantes. Un tel apport extérieur n’est pas efficace dans la mesure où, d’une part les données sociologiques, anthropologiques et même culturelles des pays concernés sont incompatibles avec celles de ces puissances étrangères ou, à certains points, incomprises (une recolonisation symbolique sous forme d’aide au développement, à la démocratie et à la gestion rationalisée vue par les autochtones comme un sauvetage de la noyade et par ces étrangers eux-mêmes comme un droit de regard et d’immixtion légitime dans les affaires des autres). D’autre part, dans la majorité des pays sous-développés, les services de la fonction publique se sont nettement dégradés par rapport à l’époque de la décolonisation suite à des politiques éducatives, linguistiques, culturelles aventurières, chauvinistes, contre-productives, et parfois même destructives. Un drame auquel il ne serait pas facile de remédier facilement, n’en parlons pas si la démarche vient en plus d’une puissance d’occupation!
Kamal Guerroua
24 septembre 2015