Les blessures de l’Afrique affleurent encore une fois à la surface. On entrevoit la douleur. Poignante, hurlante et cruelle. Une douleur qui a germé dans les tripes d’un continent éventré, dégradé et sucé jusqu’aux os et grimpe en lacets dans les cœurs de ceux qui savent à quoi rime vraiment l’humain et en particulier cette «détresse contemporaine» qui nous envahit pour paraphraser l’excellente expression du philosophe grec Kostas Axelos (1924-2010). Il y a, en effet, des calamités qui vont et reviennent comme autant d’échos d’horreur qui se répondent, se croisent et fusionnent sans qu’ils ne nous laissent le temps de reprendre le souffle. Le naufrage du 19 avril dernier d’un chalutier de clandestins au large des côtes libyennes en est une, irrémédiablement. A cheval entre une Europe dont le commerce de la haine de l’étranger fait ces dernières années un grand tabac et un continent africain où le militarisme, la corruption et la captation des élites battent leur plein, les clandestins ne se font pas trop d’illusions quant à leur triste sort. Un sort qui se résume en une barque, une mer, des vagues et des angoisses entre lesquelles se faufile en fantôme l’ombre des garde-côtes et, à la fin desquelles, au mieux ils réussissent une échappée à cette terre des délires, au pire, ils moissonnent la survie dans des camps de transit ou rencontrent subitement la mort, etc.
Cette mort qui est parfois plus qu’un soulagement par rapport à la misère matérielle mais surtout à la misère de l’incompréhension dont ces «chercheurs de l’utopie» souffrent. Pas question ici d’exploitation émotionnelle de cet énième drame pour le justifier mais d’en dire en revanche à quel point l’ignorance des préoccupations primordiales de cette jeunesse africaine marginalisée peut mener. Quelle drôle mise en scène! Droit dans le mur, les têtes dirigeantes de cette Afrique meurtrie tendent aujourd’hui la perche aux autres pour les suppléer dans leur rôle de gouvernants, parler, communiquer, et décider sous leur bénédiction en leur nom, à leur place, esprit de «colonisabilité», néo-impérialisme et défaitisme obligent. Aux tragédies d’hier, nulle solution n’est apportée, à celle de la semaine dernière, il en serait certainement pareil. Incompétence quand tu nous tiens en-deçà de la rive, égoïsme quand tu nous écrase toute sensibilité au-delà! Les uns et les autres, je fais bien entendu allusion aux leaders, amis des deux rives, des deux continents, des deux mondes qui sont, paraît-il, tombés d’accord pour jeter en hameçon aux requins 700 personnes, s’en tirent à bon compte! Aucun drapeau n’est mis en berne, aucune minute de silence observée, moins encore d’hommage rendu. Humiliant! affligeant! Seulement, sur les chaînes-télé, des larmes de crocodiles sont comme à l’accoutumée hypocritement versées par des perroquets qui s’accommodent bien des scoops médiatisés sur ces victimes qui proviennent de la Libye, devenue après la mort de son dictateur «une passoire» dont des caravanes de «misérables» rejoignent cette Europe-citadelle, cette Europe des bunkers, cette Europe où l’espoir…se fait rare. Mission accomplie à succès par l’O.T.A.N, Sarkozy et le Qatar, la dictature héréditaire et pourrie qui se veut bailleur de fonds des démocraties «naissantes» de ce fameux Printemps Arabe! Bravo! Pour nous faire distraire en cours, notre prof de littérature à l’université d’Alger nous parle souvent du «dilemme du sourd-muet». Celui-ci faisait, par ses gestes, sa mimétique et ses manières, rire les autres mais ne créait dans le cœur des siens que des chocs sismiques d’affliction. Ce que l’on traduit dans le dialectal algérien par le fameux dicton «ne sentant les braises que celui qui marche dessus». Effectivement, parfois les drames font rire et même exulter quand ils ne nous concernent pas. Pour preuve, si la célérité avec laquelle on court en Europe et dans ce «Monde Libre» pour entreprendre ça et là des guerres humanitaires à connotation impérialiste équivaut à celle que l’on met pour résoudre le fléau de l’immigration clandestine, l’équation en serait sans doute inversée dans le sens positif. Or, rien qui fasse songer à un rayon d’optimisme dans un monde pathétique, dévoré par une globalisation normative, menteuse et cupide. Une globalisation qui fabrique du bonheur «virtuel», en pâte à modeler et des malheurs «réels» par pelletées.
Le problème dans tout ça est la répétition, voire le «remake» de ce type d’hécatombes dans l’insouciance générale. Jusqu’à quand? Aucune idée! Et puis pourquoi et dans quel but? L’essentiel de l’expérience est que la vie humaine n’a désormais pour unique crédit que sa valeur «commercialisée», aux frais des taux de l’audimat et de «la vendabilité» du produit à un public avide des faits divers «exotiques». Dans l’autre côté de la porte, la sensation est en revanche à la limite du pitoyable : Lampedusa, la Sicile ou d’autres îles, qu’importe la destination pour peu que l’on atterrisse sur l’eldorado de nos rêves. Ce qui souligne en creux la précarité de la condition de ces marées humaines en déchéance, de plus en plus multiples ; grossissantes ; livrées à elles-mêmes. Je m’interroge en fait sur la raison de ce que j’appelle personnellement «ostracisme médiatique», c’est-à-dire, cette espèce de partialité qui marchandise l’homme, le vide de ses sentiments ; ses affects ; sa lucidité ; sa dignité. Bref tous ses gènes d’humain. Bloquée, « la société marchande d’occident écrit Jean Ziegler vit désormais sous l’empire de la conscience homogénéisée […] la dictature mondiale des oligarchies du capital». La cruauté des images retransmises dans le monde entier sert ce réquisitoire, le rend plus incisif, plus tranchant. Elle résonne en un strident cri de secours dans le béton des hypocrisies des uns et des autres. Elle tue également cette petite lueur incertaine de générosité dont se revendiquent ces tuteurs autoproclamés des droits de l’homme. L’espoir est irréaliste autant que la réalité est amère. Car, pour résorber l’effet d’un problème, il faudrait d’abord en comprendre toutes les implications et ensuite s’armer du courage dans les initiatives, les projets et les démarches. Or, ce phénomène migratoire illicite ayant battu des records ces dernières décennies se révèle d’une repoussante complexité. Un fait irréversible dont il serait peu propice ici de revenir sur les causes. De même qu’il faudrait supprimer tous les obstacles qui, à l’heure actuelle, ferment le chemin au traitement humanitaire de cette problématique. Pour cause, l’opinion publique occidentale semble endormie et non concernée du fait que ses élites aient comme «démonisé» dans son imaginaire l’image de l’immigré, de l’étranger, du clandestin, etc. Au final, on a en face un conflit de perceptions qui est généré de l’intérieur par le heurt des clichés, les frictions quotidiennes des sensibilités et les stéréotypes sur l’autre. Ne faudrait-il pas alors s’appliquer à modérer ce genre de discours stigmatisants dans ces sociétés d’accueil « forcé » par une sensibilisation intelligente, orientée et pédagogique?
Kamal Guerroua
29 avril 2015