«On naît de deux ventres : celui de sa mère et celui de ses idées» (Eugène Ebodé)
Mon rêve ne manque pas de drôlerie mais j’essaie de vous le raconter, l’étaler devant vos yeux comme un drap blanc, giclé de sang ; un drap de noces nuptiales, fripé, lessivé, et froissé à force d’être proie d’amour et de rêveries consommés. Je ne saurais vous le cacher, ça se voit, il est tacheté d’un rouge cramoisi, ce qui prouve sa virginité, il est innocent mon rêve! D’autant plus innocent que je m’en suis inspiré à satiété comme l’aurait déjà fait mon compatriote Kateb Yacine de l’atroce blessure du 8 mai 1945, la sienne et celle de tout son peuple, réduit en état d’indigénat! Sans doute, en dépit de cette fâcheuse tendance à rafraîchir les mémoires, je ne me considère pas pour autant un passéiste revanchard, loin de là, je ne suis en fait qu’un jeune insouciant et amoureux de la vie, il s’agit bien plutôt dans mon cas d’un simple rappel historique d’une date symbolique, tristement vouée aux gémonies et par les autres et par les nôtres, c’est triste! Je suis comme Don Quichotte sur la croupe de sa rossinante, si adorable, si chouette mais à bout de souffle, celle-ci marche, trottine mais ne court jamais hélas. Je vous le concède volontiers, je rêve trop mais mes desseins nocturnes, au demeurant généreux et féconds, ne ratissent point large. Ils s’ennuient, se rétrécissent en peau de chagrin, blêmissent et fanent le lendemain matin, lamentablement, inexorablement. Ô pauvre Don Quichotte, ça me fait pitié de te voir pleurnichard en ce mois d’avril de toutes les turpitudes quoique je sache pertinemment, en mon for intérieur, qu’une justice, des plus amples et des plus élémentaires qui soit, t’ait été rendue! Car, idéaliste, tu regardes trop vers le ciel et chéris profondément ta terre! Cette terre algérienne, belle et rebelle pour laquelle des héros et des gens modestes ont troqué leur vie, des âmes nobles ont cédé leurs biens, des femmes courageuses ont lâché le printemps de leur jeunesse! Je suis ce jeune algérien perdu, ton incarnation à l’identique, regarde-moi bien, je suis ton avorton, ton duplicata, ton avatar comme dans ce film du réalisateur canadien James Cameron, l’as-tu vu celui-là? C’est un navet génial inspiré des dilemmes kafkaïens, une création posthume de Cervantès, ton père métamorphosé au fil du temps en fils, c’est du moins ce que je crois, une pensée spontanée d’un jeune raté dans cette Algérie du XXI siècle où tout est «normal-isé»!
Bon, maintenant, je te laisse dans tes élucubrations et je pars en fantassin bohémien dans les miennes, mais j’avise au passage ceux qui lisent les lignes qui suivent de ne pas trop s’inquiéter car je n’ai ici ni l’intention de critiquer ni celle de dénigrer mon pays. Aussi, ce n’est pas une lettre de démission que je vous adresse (je ne suis pas un responsable d’un parti politique ni un cadre ou un porte-parole d’un ministère du gouvernement et ne le serai probablement jamais) ni un réquisitoire virulent contre quiconque (je n’ai aucun ennemi ni adversaire, ni à l’intérieur ni à l’extérieur des rouages de l’Etat), encore moins un pamphlet ou un brûlot incendiaire (ce genre de littérature m’est ésotérique puisque je ne maîtrise par l’art de la rhétorique, de plus, vous n’êtes pas sans savoir que je suis un analphabète trilingue comme le gros lot de ma génération!), c’est plutôt un rêve, juste un rêve d’une nuit, je suis un rêveur, c’est mon droit, parbleu! Toutefois, un rêveur amputé, longtemps caparaçonné de pudeur codifiée, de tabous ingrats, de garde-fous ubuesques, qui plus est, jeté dans les mille rets d’une aliénation stupide! Aujourd’hui, ça y est, c’est l’épilogue de cette imposture, j’ai décidé de lâcher le morceau, de déballer mon sac en public, j’ai trop encaissé, je suis gavé, j’ai envie de vomir. Je suis au bout du gouffre, je suis un jeune périmé, déclassé, avili qui ne peux plus jouer dorénavant l’indifférent, ça me rend encore malade d’hystérie! Il va falloir que j’apporte ma brique à l’édifice de la maison algérienne, que je participe à la fabrication de son destin et que j’y arrime tous mes espoirs, décidément! Cela est d’autant plus vital pour moi que dans deux jours, un scrutin tiendra lieu dans mon pays ; on va élire un président de la république, un événement d’une grande ampleur qui, sous d’autres cieux, aurait suscité le plus insondable des engouements! Or, pour moi comme pour la plupart des jeunes de ma génération, j’en suis sûr, ce n’est qu’un ultime passage à vide, un autre recyclage de nos pérennes déceptions. Sincèrement, cette marmite électorale me rend sacrément désinvolte, ça m’est égal, je ne suis ni à chaud, ni à froid, je suis tiède. D’une tiédeur glacée sans commune mesure avec la chaleur de mes rêves! J’avoue en la circonstance que je n’ai jamais voté de ma vie, peut-être serait-ce une erreur fatale ou un signe du ridicule de ma part diriez-vous, en revanche, moi, je vois cela comme une consécration logique de ma marginalisation du circuit de la politique et du politique, la rente et les privilèges, en conséquence de quoi, j’assume entièrement mon choix, je suis majeur et vacciné, ma tête est haute, je n’ai peur de personne, mon sang est fier, je suis algérien! En plus, je suis un objecteur de conscience qui ai suivi une cure de négligence civique hors norme, à vrai dire, on me l’a inoculée. C’est un savant dosage, un peu spécial : un mélange de rage, de hogra, d’humiliation, de «nif» et de «barakat» éparpillé d’année en année sur nos têtes et ce depuis un certain 5 juillet 1962! Donc, j’ai hérité à mon corps défendant et de plein droit de «l’incivisme»! Enfin, pour une fois de mon existence de jeune en désespoir, je suis un chanceux! Quel sinistre héritage! Néanmoins, je suis toujours rêveur, vous entendez, un rêveur sans concession dont l’esprit est bousculé par cette grosse boîte qu’on appelle communément : urne. D’ailleurs, je n’arrive pas à savoir à quoi cette boîte-fantôme me servirait, ça me reste un mystère, je suis peut-être un jeune naïf, c’est votre droit de me considérer ainsi, mais vous me rendrez un grand service si vous me dites franchement ce que ce machin peut apporter de neuf à ma situation actuelle, je suis un chômeur, un hittiste à la fleur de l’âge sans revenu, sans avenir, sans perspectives et sans soleil dans un pays qui dort sur plus de 200 milliards de réserves de changes! De grâce, dites-moi comment voulez-vous que je croie à cette boîte de cristal, cette boîte-marâtre, cette boîte mal-entendante, aveugle, malodorante, mal-faite, mal foutue?
Et pourtant, j’aurais voulu y croire un jour et il s’est trouvé que mon rêve ait giclé trop de sang. Du sang pollué qui suinte un remugle de morts, des complots, des torrents de larmes, des milliers de disparus, des ruines, des dégâts, des cris, des déceptions, des remontrances, des regrets! Je suis déboussolé par ce qui était arrivé à mon rêve, j’étais ivre, j’étais furieux, impuissant. Notre deuil aurait pris plus de dix ans durant lesquels on a cessé de rêver. Notre deuil était long, pâle, morbide. Et avec une rare pugnacité, on a décidé d’entamer notre deuxième rêve après avoir enterré un pieux patriote assassiné en public, ce fut une fantasia à l’algérienne, une fantasia typique où il y avait 7 cavaliers tout blancs et tout beaux, la course était très passionnante, l’urne s’est embellie de belles fleurs, réapproprié ses lettres de noblesse, les cavaliers regardaient la lune, souriaient aux étoiles, distribuaient à tire-larigot des promesses. Ironie du sort, à la veille du jour «J», ils se sont désisté du terrain, leurs baïonnettes ne tirent plus, le vieux démon de la fraude est déterré, les rumeurs ont enflé, les chevaux sont déclarés d’avance «outsiders» et l’épopée a fait pschitt! Néanmoins, le tout petit, robuste et persévérant, a continué l’épopée contre vents et marées. On l’a applaudi en dépit de ses déficiences et de ses manquements. On a voulu enterré nos tristesses, c’est légitime! Il fut rayonnant, il haranguait des foules enfiévrées et galvanisées avec une simplicité déconcertante, il était un beau parleur qui portait une colombe blanche sur l’épaule, il l’a lâchée, elle s’est envolée, le pays a reconquis sa stabilité, la paix est revenue, la violence est décriée ; traitée partout pis que pendre! Les années passent et cahin caha notre rêve grandit, il pousse, jette ses racines comme une platane sur des murs fissurés, les murs de cette Algérie dépucelée et violée en plein jour au vu et au su de tout le monde. Ce fut un rêve pétillant, ça a donné des roses, des parfums, des pétales, le pays est devenu un chantier à ciel ouvert, les étrangers ont peu à peu repris confiance, la grande muette n’est plus la grande parlante qu’elle fut, elle commence à prendre ses distances. Cependant, la sénilité a pris de court ce chevalier zélé et randonneur, sa voix est de plus en plus traînante, son corps prend un sérieux coup de vieux, il s’éclipse des regards, la fantasia déjà estropiée au début, devient maintenant lassante, les pots-de-vin ont sapé le moral des gens, la rente a l’odeur d’une bouse de vache enragée, l’entourage du cavalier n’est qu’un peloton de traîne-savates, monotones et sans scrupules, le régionalisme a gagné des galons, le fatalisme s’est enrobé d’une raideur un peu plus prononcée que d’ordinaire, le feuilleton de «l’homme providentiel» a fini en eau de boudin. Il a pris un tout autre chemin, celui du spectacle et de la débine. Hélas, le rêve a mordu de la poussière, on l’a remisé au placard!
Aujourd’hui, on est tous terrifiés à l’idée de gâcher le restant de nos rêves dans le bricolage, on est las et désappointés, on n’aime pas la répétition des mêmes accroches de phrases, des mêmes promesses, on veut du concret, sérieusement du concret. On aime que notre pays soit le meilleur au monde, qu’il ait des universités qui rivalisent du savoir et de compétence et non pas de médiocrité et d’allégeance, qu’il possède des hôpitaux au matériel sophistiqué et au service assuré. On aime également que nos jeunes ne s’exilent point dans des contrées lointaines, qu’ils trouvent du travail, du respect, de considération au bercail, qu’ils aient un avenir chez eux, parmi leurs familles et leurs proches, qu’ils ne s’immolent pas de feu, que la femme de notre pays ait la place qu’elle mérite comme sa congénère des autres contrées. On voudrait bien que la loi soit reine, que la constitution s’érige en citadelle, que les institutions président aux hommes et non pas le contraire, que rien ne soit amendé ni changé, encore moins touché sans la consultation du peuple et que celui-ci soit le seul décideur à tout moment et dans toutes les circonstances. Notre rêve n’est pas prêt à râler encore sous les étoiles, le bourrage des urnes, la fraude à la Neaglen et la rente collées à ses basques! De même, nos jeunes ne veulent plus servir de force d’appoint ou de faire-valoir à quiconque ni à une quelconque chapelle sauf à toi, Algérie de l’espoir, on t’aime fort. Un amour qu’on ne saurait plus dépeindre, mais qu’on sait toutefois éternel, maternel, profond et par-dessus le marché, sincère! C’est pourquoi, on boude cette braderie collective, cette bataille de chiffonniers, ce tourniquet du statu quo et attend l’éclair du jour, tapi derrière une aube incertaine! Mais notre rêve jusque-là condamné à vivre dans la nuit, logé dans les plus obscurs replis de nos illusions pourrait-il un jour jaillir? Je l’espère inchallah!
Kamal Guerroua
16 avril 2014