En octobre 2013, le journaliste Nicolas Beau, rédacteur en chef du site d’information Mondafrique, a publié un petit livre très informé sur l’intervention militaire française au Mali, la fameuse « opération Serval » lancée en janvier de la même année : Papa Hollande au Mali. Chronique d’un fiasco annoncé (Balland). Démontrant la planification de longue date de cette intervention par les chefs de l’armée française, ce livre fourmille d’informations pour la plupart largement ignorées par les médias de l’Hexagone : une lecture hautement recommandable à tous ceux qui s’intéressent à cette pénible affaire, pétrie d’intérêts économiques inavoués et de manipulations en tous genres.
Des « décideurs » algériens criminels et corrompus
Parmi celles-ci, Nicolas Beau s’intéresse au « double jeu algérien » dans la région saharo-sahélienne : depuis des années, explique-t-il en substance, les généraux du DRS (Département de renseignement et de sécurité, le service de renseignement de l’armée) qui dirigent le pays ont « instrumentalisé » (p. 56) les groupes armés islamistes présents au Sahara afin de « marquer leur territoire » (p. 54) face aux puissances occidentales, France et États-Unis en tête. En bref, les chefs du DRS ont encouragé les actions violentes de ces groupes qu’ils manipulaient, dans le but d’apparaître aux yeux de leurs soutiens occidentaux comme des partenaires incontournables pour les combattre (1).
Qu’ils prétendent être les seuls à pouvoir lutter efficacement contre le terrorisme au Sahara et au Sahel, c’est ce qu’a clairement confirmé en octobre 2012 dans une interview à Nicolas Beau l’un des anciens cadres supérieurs du DRS, le colonel Ali Benguedda, dit « Petit Smaïn » (car il a été durant des années un exécutant dévoué du général Smaïl Lamari, dit « Smaïn », chef de la Direction du contre-espionnage du DRS de 1990 jusqu’à sa mort en 2007, l’un des principaux organisateurs de la « sale guerre » des années 1990 contre le peuple algérien) (2). Le propos de cet « homme influent », officiellement retraité, recueilli par le journaliste français à Alger (à l’occasion d’un colloque de la Sonatrach auquel l’un et l’autre assistaient), est d’une sincérité explosive : « Il faut comprendre que dans une grande partie du Sahel comme en Algérie, les sociétés sont profondément islamisées. Nous, républicains et progressistes, sommes un peu les derniers pieds-noirs, dans la mesure où nous défendons des valeurs de société qui sont désormais minoritaires. Nos amis français doivent nous laisser agir, car nous connaissons le mode de fonctionnement des groupes islamistes. […] Les Français sont fous de vouloir intervenir au Mali. On se croirait revenu à l’affaire du canal de Suez en 1956 lors de l’intervention franco-anglaise. Nous assistons au retour du refoulé colonial. Il faut aller vers une solution politique au Mali et nous pouvons jouer un rôle majeur pour permettre aux différentes parties, le gouvernement de Bamako et les Touaregs, de s’entendre. » (3)
« Nous, républicains et progressistes… » : cette affirmation grotesque ferait sourire si l’on oubliait que ce « nous » désigne en réalité un cartel d’officiers supérieurs tous auteurs ou complices de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans les années 1990, perpétrés contre la population pour préserver leur accaparement des richesses pétrolières et gazières. Des criminels et des corrompus qui n’ont évidemment rien de « républicains » ni de « progressistes », comme l’ont prétendu également leurs nombreux relais français, acteurs plus ou moins actifs de la nébuleuse de la « Françalgérie » – vocable désignant les réseaux de corruption croisée entre les deux pays, mais aussi de connivences politiques et médiatiques. En revanche, l’aveu est de taille quand « Petit Smaïn » voit ces hommes – dont lui-même – comme les « derniers pieds-noirs », surnom péjoratif tardivement accolé aux colons français et stigmatisant surtout les plus riches d’entre eux (4) : là, il est dans le vrai, car c’est bien ainsi que l’immense majorité de la population algérienne les perçoit, eux et leurs alliés civils nombreux à s’enrichir sur le dos d’une population qu’ils méprisent absolument.
En témoignait par exemple en 2001 Yasmina, une Algérienne vivant en France, qui écrivait après un séjour au pays : « À Alger, il n’existe plus de classe moyenne, il y a seulement deux clans : les pauvres et les riches. Le deuxième groupe est riche : voitures décapotables, villas sur les bords de mer, restaurants et hôtels dont ils sont les maîtres incontestés. Ils vivent dans un autre monde. Il y a deux mondes, mais deux mondes qui ne se côtoient pas, qui ne se voient pas… C’est fou. Les riches vivent sur une autre planète. Ils ne parlent que français, ils vivent et ils parlent exactement comme le faisaient les colons français riches avant l’indépendance : les gens du peuple, ils les appellent… les “bougnoules” ! » (5)
Même écho sous la plume du journaliste Sid Ahmed Semiane, quand il évoquait en 2005 le Club des pins (6), cette vaste résidence ultrasécurisée située à vingt kilomètres à l’ouest d’Alger et où vit depuis les années 1990 une bonne partie des « élites » du pays : « C’est une forteresse, une citadelle imprenable dans laquelle s’est isolée la nomenklatura de l’Algérie, se coupant ainsi définitivement de la réalité d’une société qu’elle ignore outrageusement. C’est aussi l’antichambre du pouvoir. Une caserne de luxe où sont esquissés des plans de bataille. L’arrière-boutique des complots politiques. Un État parallèle. Une zone franche. Un symbole de la décadence de l’Algérie postcoloniale. Une principauté autonome. Une colonie expansionniste. […]
« Club des pins est, à l’origine, une belle plage sans histoire, cernée par une magnifique forêt de pins maritimes. […] La France en a fait un lieu de détente, conçu pour la bourgeoisie coloniale. […] Club des pins a permis aux colons de jouir d’un climat méridional pour faire bronzette, sans se rendre compte que, de l’autre côté du soleil, un peuple brûlait de colère ; et que cette brûlure n’était pas due au soleil, mais à leur profond mépris. Un demi-siècle plus tard, la France a quitté les lieux, mais d’autres “colons” les ont investis, dès l’indépendance. Un autre mépris a pris ses aises qui, dans un parfait mimétisme, reproduit l’arrogance des prédécesseurs. Et la colère des “indigènes”, des “bougnoules” – c’est ainsi que les ressortissants de la principauté Club des pins perçoivent aujourd’hui ceux de l’Algérie réelle –, est toujours là. Intacte. Plus grosse que jamais. »
Un système postcolonial au bout du rouleau
Une colère qui, hélas, ne trouve pas aujourd’hui d’autre exutoire que des émeutes sans aucun débouché politique, pour le logement, pour l’emploi, contre la hogra (mépris)… Depuis 2002, ces émeutes se multiplient dans tout le pays et, depuis 2010, elles sont devenues de plus en plus fréquentes et violentes, avec saccages des établissements publics (écoles, hôpitaux, commissariats, etc.) ou affrontements armés entre bandes rivales, parfois meurtriers comme à Ghardaïa en décembre 2013 et janvier 2014, ou à Constantine et Tipasa en ce mois de janvier…
Seules la répression et la redistribution clientéliste d’une partie de la (considérable) rente pétrolière par les « derniers pieds-noirs » qui dirigent l’Algérie d’aujourd’hui empêchent cet impressionnant chaos social – très largement ignoré par les médias occidentaux – de dégénérer plus encore vers une sorte de « somalisation » du pays. Car le « système » est bel et bien au bout du rouleau : les chefs militaires et civils « janviéristes » (ceux qui avaient organisé le coup d’État de janvier 1992) meurent les uns après les autres dans leur lit, impunis de leurs crimes, sans être parvenus à stabiliser durablement le système mafieux de corruption et d’enrichissement qu’ils ont construit depuis les années 1980, afin d’en transférer, comme ils le souhaitaient, les rênes à leurs enfants. (Nombre de ces derniers ont d’ailleurs préféré s’exiler, afin de jouir paisiblement dans des pays riches des fortunes indécentes accumulées par leurs pères.)
Non seulement l’État algérien n’existe plus que sous la forme d’une administration délabrée et inefficace (sauf pour les forces de répression), mais ceux qui le dirigent ne sont même plus capables d’organiser le ravalement de sa façade pseudo-démocratique pour remplacer un président fantoche en poste depuis quatorze ans, réduit depuis plusieurs années à un état semi-végétatif (trois mois avant l’élection présidentielle prévue le 17 avril 2014, les « indigènes » algériens ignoraient toujours les candidats à ce scrutin qui sera inévitablement truqué, à l’image des « élections Naegelen » de 1948 et de l’immense majorité de celles de l’Algérie indépendante, qui s’en sont inspirées).
Mais, dans la très extraordinaire déclaration de « Petit Smaïn » rapportée par Nicolas Beau, le plus révélateur est certainement son affirmation, très représentative de la mentalité des actuels « décideurs » algériens et de leurs affidés successifs depuis les années 1980, qu’ils sont les « derniers pieds-noirs », avec cette explication : « Nous défendons des valeurs de société qui sont désormais minoritaires. Nos amis français doivent nous laisser agir [souligné par moi], car nous connaissons le mode de fonctionnement des groupes islamistes. » C’est en effet la première fois qu’une « huile » du DRS – qui a joué de surcroît depuis des années un rôle actif au cœur des réseaux de la Françalgérie – exprime ainsi ouvertement, et non en « off » comme de coutume, à un journaliste français le sentiment de ses pairs vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale.
Un double message (évidemment codé) à « nos amis français »
Le message ainsi discrètement adressé à Paris est double. Conjoncturellement, il manifeste le dépit de ces « décideurs » de n’avoir pas été assez associés à la gestion internationale de la crise malienne, ainsi qu’un certain désarroi face au fait de ne plus avoir, du côté français, autant de relais dévoués que dans les années 1980 et 1990, les « belles années » de complicités (idéologiques, politiques ou financières, corruption aidant) au plus haut niveau de la Françalgérie. En témoigne également la tonalité agressivement antifrançaise de certains « sites d’information » algériens récemment créés et notoirement liés au DRS,
Et, plus structurellement, le message adressé à « nos amis français » par les chefs du DRS est en substance le suivant : « Nous sommes dans votre camp, celui de la “mission civilisatrice” et “progressiste” des colons que vous avez été et que vous êtes toujours aujourd’hui pour notre pays, sous d’autres formes ; mais pour la gestion des “affaires indigènes”, laissez-nous faire, nous sommes bien mieux placés et plus compétents que vous. » Un discours très directement hérité de ceux des khalifa, bachaga et autres agha, auxiliaires algériens recrutés pour assister les officiers français au sein des « bureaux arabes » (créés très tôt après la conquête de 1830 et officialisés en 1844) chargés du maintien de l’ordre et de l’administration dans l’Algérie coloniale du xixe siècle – et dont le fonctionnement sera poursuivi sous d’autres formes jusqu’à la guerre d’indépendance (7).
Cette imprégnation de l’héritage de la « collaboration coloniale » est profonde dans le fonctionnement de nombre de dirigeants de l’Algérie indépendante, surtout depuis la mort du président Houari Boumediene en 1978 (8). En témoigne notamment – parmi bien d’autres du même genre – une déclaration alambiquée mais assez sincère, en octobre 2010, de Sid Ahmed Ghozali, ancien ingénieur formé à l’École nationale des Ponts et chaussées de Paris, président de la Sonatrach de 1966 à 1977, puis ministre à divers postes et, enfin, Premier ministre (de juin 1991 à juillet 1992) : « Je n’ai jamais fait partie du système. […] Moi et d’autres, nous n’avons jamais pris la décision. Quelque part, je le dis aujourd’hui, nous avons été les “harkis du système”. Nous l’avons servi. De bonne foi, car nous nous croyions commis de l’État, d’un État. On n’a pas compris que nous n’étions que ses instruments. Le système, ce n’est donc pas ce que l’on voit ou croit savoir. Il emploie tout le monde et il nous a employés. » (9)
Cette diatribe révèle évidemment la fausseté de la prétendue morale que son auteur entend faire valoir – inutile de s’appesantir sur ses compromissions avec les chefs du DRS, comme tant d’autres de ses pairs technocrates –, mais elle vaut surtout par la vérité qu’elle révèle : en se qualifiant lui-même de « harki du système », Ghozali a confirmé la similitude du régime des généraux avec celui des « gouverneurs » français de la période coloniale.
Dans ce contexte, la révélation des aveux décomplexés de « Petit Smaïn », même si celui-ci entend dénoncer hypocritement le « retour du refoulé colonial » – une rhétorique largement promue par les médias algériens « Made in DRS » –, sonne comme un sombre avertissement : la France du président « social-démocrate » François Hollande, triste héritier de son prédécesseur colonialiste Guy Mollet (1905-1975), ardent promoteur de l’« Algérie française », n’a toujours pas clairement rompu avec une histoire qui « gangrène » aussi bien la société française que la société algérienne, comme l’avait bien montré dès 1991 l’historien français Benjamin Stora (10), devenu depuis sur les « affaires algériennes » un conseiller – trop tiède ou mal entendu ? – de ce président pusillanime et opportuniste.
François Gèze
Algeria-Watch
24 janvier 2014
Notes
1) Sur cette stratégie machiavélique, mais bien réelle, voir mon article : François Gèze, « Le jeu trouble du régime algérien au Sahel », in Michel Galy (dir.), La Guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara. Enjeux et zones d’ombre, La Découverte, Paris, 2013.
2) Voici ce qu’en disait en 2003 l’ancien colonel du DRS Mohammed Samraoui, devenu dissident en 1996, dans son livre Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes (Denoël) : « Le colonel Benguedda est un officier de moralité douteuse, valet des généraux Toufik et Smaïl Lamari, plusieurs fois mis sur la touche et toujours récupéré par les responsables mafieux qui le protègent. Ancien responsable du bureau de sécurité de la SM à l’ambassade d’Algérie à Bonn en 1988, il fut également en poste en Namibie et en Afrique du Sud de 1992 à 1994. Sous-directeur à la DDSE de 1994 à 1997, il a assuré de 1997 à 1999 les commandes de l’antenne du DRS à Paris, où il sous-traitait avec les services français pour le compte de son ami, le général Smaïl Lamari. »
3) Nicolas Beau, Papa Hollande au Mali, Balland, Paris, 2013, p. 57.
4) D’origine incertaine, le qualificatif de « pieds-noirs » n’est apparu qu’après le déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954, pour désigner, par opposition aux « indigènes », les Français d’origine européenne qui habitaient l’Algérie. Cette appellation, initialement assez neutre, a été rapidement appropriée par ces derniers, toutes classes sociales confondues. L’aspect péjoratif de l’appellation ne s’est imposé en Algérie (et en partie en France) qu’à la fin de la guerre d’indépendance.
5) Yasmina, « Alger, août 2001 : silence, mon peuple se meurt », <algeria-watch.org>, septembre 2001.
6) Dans son livre Au refuge des balles perdues et autres chroniques des deux Algérie (La Découverte, 2005).
7) Voir Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), La Découverte/Barzakh, Paris/Alger, 2012 (<http://ur1.ca/ghesf>;).
8) De 1965 à 1978, son régime avait certes été lourdement marqué lui aussi par cet héritage, mais son indépendance nationaliste vis-à-vis de l’ancienne métropole était indiscutable, politique qui sera radicalement inversée par ses successeurs (sauf lors des brèves années d’ouverture de 1989 à 1991). Sur cette histoire complexe, voir le livre éclairant et très documenté de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États. Histoire secrète, de la guerre d’indépendance à la « troisième guerre » d’Algérie, La Découverte, Paris, 2004.
9) Kamel Daoud, « Sid Ahmed Ghozali au Quotidien d’Oran : les “harkis du système”, l’armée politique et la question iranienne »,
Le Quotidien d’Oran, 18 octobre 2010.
10) Benjamin Stora, La Gangrène et l’Oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 1991.