Monsieur le Président, les cinq prochaines années de votre mandat seront l’occasion de traiter une pathologie qui n’en finit pas de miner les principes universels de la société française, de freiner son dynamisme interne et de contrarier son rayonnement international. Plus que la crise économique, une crise identitaire affecte le devenir d’une société qui, depuis près d’un demi-siècle, n’est plus de substrat rural ni à vocation coloniale. Ce sont désormais des antagonismes exclusifs de type dedans – dehors qui structurent les rapports entre ville et banlieue, entre centre et périphérie, entre soi et non-soi.
Le constat clinique de cette psychopathologie identitaire est vite établi. Rappelons tout d’abord que l’identité a même été érigée en ministère. Depuis trop d’années, la politique, l’intelligentsia et les grands médias français manifestent ce trouble obsessionnel consistant à essentialiser l’origine et la religion de certains des citoyens de la République.
Au niveau de la citoyenneté ordinaire, beaucoup ne comprennent pas pourquoi leurs rues sont animées de concitoyens dont la couleur de la peau, la texture, la coiffure, le vêtement, l’accent, l’odeur, le bruit dérangent et dérogent à leur vision idéalisée de la francité. La crainte incessante d’une immigration galopante et débordante, la hantise de la religion islamique et de sa visibilité, le rejet panique face à toute demande de reconnaissance des maux causés par le colonialisme et l’esclavage, tout cela fonde une véritable pathologie identitaire.
Comment donc dépasser des rapports inconciliables entre un «nous» mythifié et des «autres», différés pas plus loin que l’autre versant du boulevard périphérique ? Où, précisément, opérer la suture mentale des diverses facettes de la francité contemporaine ? Comment faire admettre la normalité, les potentialités d’un «nous autres Français» ?
Entreprendre un processus de guérison du dysfonctionnement identitaire passe d’abord par un geste de reconnaissance de la question coloniale pour ses aspects refoulés, relatifs, en premier lieu, à l’histoire de l’Algérie française. Un déni d’histoire persiste et insiste dans la culture française contemporaine. Pour conjurer le mal-être français face à l’étrangéité d’une partie de sa propre population, le temps est venu de faire remonter en surface un certain nombre d’impensés sur le passé antérieur. Nous évoquons un temps où, pour paraphraser Péguy, la surface de la Terre où la langue française était parlée se mesurait aux canons et aux mitraillettes.
A l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie – le 5 juillet 1962 -, il est en votre pouvoir, monsieur le Président, d’adresser au peuple algérien un message de fraternité pour les malheurs qu’il a endurés, tout en assumant la responsabilité historique de la France. Si elle est restée cent trente-deux ans en Algérie, c’est qu’il y eut identification complète : «L’Algérie, c’est la France.» Ce geste de reconnaissance et d’excuse, que la France devra tôt ou tard accomplir vis-à-vis d’un peuple colonisé comme rarement dans l’histoire, a été attendu des décennies durant. Mais il manquait des hommes et des femmes d’Etat pour porter cette vérité au nom du peuple français et de ses idéaux universels. On ne peut pas rester indéfiniment otage d’un passé auquel on n’a pas participé et dont, pour l’essentiel, plus personne ou presque ne peut endosser le projet impérialiste : vous avez la légitimité, l’indépendance et, je crois aussi, le courage pour clamer cette parole de vérité.
Certes, l’administration coloniale de dizaines de peuples n’entraîna pas que ruines et désolation : une loi positive a d’ailleurs été approuvée en ce sens au Parlement français. Et ceux qui d’ailleurs s’engagèrent, y compris les armes à la main, contre le colonialisme, sont généralement de culture française, et ont fait la différence entre la France et sa politique coloniale. Aujourd’hui, la surface de la Terre où l’on parle français pourrait représenter un pôle géoculturel qui se mesure en termes de chantiers éducatifs, de réseaux universitaires, d’outils de savoir et de faisceaux d’entre-connaissance.
En tant que culture de la domination, le colonialisme fut un viol qui n’a laissé indemnes ni les colonisés ni les colonisateurs. Si l’Algérie a, elle aussi, opéré un refoulement de certains épisodes de sa guerre de libération, si elle a connu la dictature puis la guerre civile, cela montre que l’on ne sort pas facilement de plus d’un siècle de colonialisme, et qu’elle aussi, tôt ou tard, devra affronter ses propres démons du passé et du présent et mettre des mots pour traiter sa propre crise identitaire.
Pour ce qui est de l’Etat français, tant qu’il n’aura pas clairement expliqué ce qui s’est passé durant des décennies et des siècles, condamné ce qui aujourd’hui relève de crimes de guerre et contre l’humanité, la discorde identitaire, le rejet et la discrimination trouveront un champ fertile dans le refoulement du passé. Ce que vous pouvez entreprendre par ce geste et l’expression de regrets, monsieur le Président, est une identification qui replace l’histoire du colonialisme, de ses manifestations et ses conséquences contemporaines dans une destinée commune. Ceci permettrait d’expliquer, justement, pourquoi un Corse, un Kabyle, un Martiniquais, un Basque, un Sahélien, un Alsacien se retrouvent à partager un devenir commun au sein de l’espace national.
Reconnaissez, monsieur le Président, au nom de toutes les victimes – civils algériens, pieds-noirs, harkis, soldats français – l’expropriation et la déportation, Sétif et Guelma, l’usage du napalm et de la torture. Que votre présidence soit aussi l’occasion d’ouvrir vos universités et vos laboratoires à tous ces jeunes qui, issus de cette histoire occultée, cherchent – dans le passé ou la religion – comment produire du savoir et du sens. Ce faisant, vous encouragerez et inséminerez l’esprit critique français pour repenser des questions aussi majeures que l’égalité et la diversité des individus, le pluralisme culturel, le rôle et le devenir du fait religieux dans une mondialisation qui produit à la fois standardisation et différenciation.
En vous adressant au peuple algérien au nom du peuple français, vous vous adresserez à tous les autres peuples ayant subi le colonialisme, et avant cela la déportation et l’esclavage. Cette démarche solennelle, symbolique, est une manière de poser un regard lucide et calme sur le passé et de prendre soin de l’avenir. Pour en finir aussi avec le culte idolâtre de l’identité.
Réda Benkirane
Sociologue, cherhceur associé au centre Jacques-Berque (Rabat)
4 juillet 2012
Source : Libération
Un commentaire
Réponse à M. Réda Benkirane
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