C’est loin d’être le cas de l’oligarchie qui dirige notre pays, et qui a fait main basse sur des pans entiers de l’économie nationale. Parce que cette bourgeoisie, dont il faudra faire l’approche sociologique, a précipité la société algérienne dans un non sens historique, dans un rebours de la logique, et dans un schéma typique de desocialisation.
Cette nouvelle classe, très riche et qui ne s’en cache plus, a mis à profit des situations politiques, souvent tragiques, qu’elle a elle même créées, souvent par son incapacité intrinsèque plus que par sa nuisance acquise, pour concrétiser des rentes et canaliser vers elle toutes les sources importantes d’enrichissement. Au détriment de demain.
Jusque dans les années 70, le régime avait su réfréner les appétits des apparatchiks. Parce qu’il procédait d’un discours idéologique dont il devait incarner l’apparence.
Les privilèges des apparatchiks d’alors se bornaient à s’accaparer de toutes les somptueuses résidences laissées par les pieds noirs, en créant une loi scélérate qui permet à tout locataire d’acheter son logement à un prix dérisoire. La population accepta cette mesure dans la liesse, parce que tous les Algériens pouvaient acheter leur cage à poule de l’OPGI et devenir propriétaire. On oublia de leur préciser que le législateur n’avait pas pensé à mettre en place une réglementation pour gérer les parties communes des immeubles. Du jour au lendemain, les nouveaux propriétaires se retrouvèrent dans des immeubles sans syndics, sans concierges, livrés à eux mêmes. L’immeuble étant devenu la propriété de ses occupants, l’Etat n’avait plus à intervenir pour l’entretenir, le ravaler, en assurer la propreté, le remplacement des vitres cassées, des ascenseurs en panne et une multitude d’autres contraintes. Les nouveaux propriétaires de leurs logements se retrouvèrent coincés dans des immeubles réduits en bâtisses délabrées.
Par contre, cette loi avait permis à ses initiateurs, les barons du régime et leurs parents, presque tous issus de l’armée des frontières, de devenir propriétaires de propriétés de rêve. Des quartiers résidentiels entiers, comme ceux de Hydra, furent ainsi détournés du domaine public. Certains barons du régime qui avaient pris plusieurs résidences, les louèrent à des ambassades et à des organisations internationales.
Il leur fut permis, entre autres privilèges exorbitants à l’époque, et au moment où la population souffrait de pénuries de produits les plus essentiels, de se permettre un luxe relatif. Au frais du peuple. Ainsi, au moment où les Algériens devaient faire une demande au Wali pour l’obtention d’un réfrigérateur, et attendre qu’ils soient tirés au sort, au milieu de milliers d’autres demandeurs, les dirigeants socialistes du pays recevaient des avions cargo d’eau de Vichy ou d’Evian. Les magasins qui leurs étaient réservés regorgeaient de produits de luxe, de fruits exotiques, d’appareils électroménagers, de vêtements griffés, de Champagne et de caviar. Alors que le simple quidam devait attendre une autorisation de sortie du territoire national pour pouvoir aller visiter un pays étranger, avec pour tout pécule la somme de 300 francs français, les dirigeants et leurs familles allaient faire leurs emplettes à Paris, avec des enveloppes gracieusement offertes par une obscure officine du Trésor public. Les Dames de ces messieurs avaient leurs habitudes dans les salons huppés de haute coiffure et autres instituts de beauté de Paris.
D’autres privilèges, comme des voitures, la prise en charge pour des soins dans les hôpitaux français, des études pour leurs enfants dans les universités européennes et américaines, et autres luxes inaccessibles pour les “masses laborieuses”, leurs étaient généreusement octroyés. La seule chose qui leur était imposée en échange de ce statut était une soumission totale au pouvoir personnel du leader et une capacité à la harangue et à la flagornerie.
Ils devaient rester discrets et il était inimaginable à l’époque de voir le fiston du frère militant flène frimer dans un quartier populaire avec sa grosse cylindrée. C’était exclu !
Les barons du régime devaient se goinfrer en cachette et garder l’apparence de Monsieur tout le monde. Socialisme oblige.
A cette époque là, qui a laissé des regrets chez la plupart des Algériens, malgré le mensonge, la démagogie et les fourvoiements à répétition d’un pouvoir personnel mégalomaniaque, il faut reconnaître que le pouvoir avait réussi à imposer une moralisation relative de la vie publique. Les seules possibilités d’enrichissement illicite se concentraient dans les transactions de biens d’équipement et d’armement. Cequi n’était pas rien ! Quelques barons du régime et quelques gestionnaires du secteur public, se sucraient subrepticement sur les contrats, en prélevant des 10%. Au besoin, ils acceptaient d’acheter des équipements très au dessus de leur prix pour amadouer définitivement le partenaire qui jouait gagnant-gagnant.
Ils prospéraient donc ainsi sur le dos de l’”outil de production”. Mais ils prenaient bien garde à ne jamais le montrer. Ils s’ouvraient des comptes en France et en Suisse et continuaient de vivre dans leurs modestes masures.
Ceux qui se faisaient prendre le payaient très cher. En ces temps là, il faut reconnaître qu’il était risqué de s’enrichir dans le pillage. Un autre privilège,très réservé celui là, consistait à accorder des “prêts” non rembourseables,en devises étrangères ou en bons dinars, à tous les anciens chefs historiques de la révolution. Pour les “rallier” à la nouvelle révolution.
Ceux qui n’étaient pas d’accord étaient assassinés, ou dans le meilleur des cas, emprisonnés. Leur réputation était ternie et ils devaient marquer leur approbation de leur propre flétrissure en se taisant. Fort heureusement pour eux, l’autocritique publique nE faisait pas partie des moeurs politiques.
A partir de 1982, il se passa dans la société algérienne une mue, presque imperceptible, qui allait bouleverser tous les équilibres sociaux.
Cela commença par une mesure somme toute généreuse. Le programme anti pénurie. Le PAP. Le régime avait fini par comprendre que les frustrations des Algériens, qui rêvaient d’une bouteille de Coca ou d’un Jean, pouvaient être la cause d’une explosion sociale. Le chef de l’Etat de l’époque avait dit dans un discours à la nation que quiconque n’était pas content de la vie qu’il menait en Algérie, n’avait qu’à quitter le pays. Crûment ! Comme si le pays était sa propre propriété.
Puis il revint à de meilleurs sentiments et inonda le pays de produits de consommation.
N’importe qui pouvait désormais voyager librement à l’étranger sans autorisation de sortie.
Les magasins étaient pleins de produits de toute sorte.
Ce fut la boulimie, la ripaille, la société de consommation dans toute sa fatuité.
Mais la démarche du chef de l’Etat était difficile à cerner. Une improvisation totale !
En même temps qu’il démontait la redoutable sécurité militaire, qu’il traduisait le premier général major du pays en justice pour malversation, qu’il envoyait des généraux à la retraite sans leur demander leur avis, qu’il faisait des allusions à la fin du parti unique qu’il appelait les citoyens à s’assumer en peuple libre, il ouvrait la porte à l’initiative privée, sans la baliser, sans la coordonner et surtout sans la moraliser.
On assista à la spectaculaire émergence d’une nouvelle caste de riches. Une bourgeoisie sortie toute casquée de la cuisse du régime.
Comme le privé était autorisé à importer librement, il se créa dans le pays une formidable activité d’import-import. Avec des mécanisme de régulation d’une absurdité absolue.
Le dinar était artificiellement évalué. Officiellement, il était côté presque au même niveau que le FF, alors que dans le marché, il n’en valait que le dixième. L’équation est simple à deviner. Comme les banques réglaient l’équivalent des importations en devises, pour des sommes déposées en dinar, et que la différence de valeur allait du simple au dixième, les importateurs, qui poussaient comme des champignons, se ruèrent sur le créneau. Même en important de l’air, ils engrangeaient 10 fois leur mise initiale.
Ces transactions frauduleuses générèrent des fortunes colossales.
Cela entraîna, dans l’immédiat, l’émergence des nouveaux riches du pays.
Alors qu’au regard de la loi, n’importe quel algérien pouvait importer tout ce qu’il voulait, dans les faits, il se créa des monopoles d’import-import.
Les généraux se partagèrent tout le domaine de l’importation en fiefs.
Tel général avait le monopole du médicament, l’autre celui du ciment, l’autre celui du blé, l’autre celui de la bière, l’autre celui du ciment etc.
Les imprudents qui n’avaient pas compris la nouvelle organisation et qui tentaient de passer outre la chasse gardée le payèrent chèrement. Aussitôt débarquées au port, leurs marchandises subissaient les affres d’une bureaucratie impitoyable. Certains importateurs ont vu pourrir leurs produits dans le port, et ont dû s’acquitter, en plus, de lourdes amendes et autres frais.
Le ton était donné ! La nouvelle grande bourgeoisie pouvait dès lors sortir du bois. Elle ne s’en priva pas. Elle s’éclata dans l’étalage. Elle triomphait. On vit apparaître dans les rues d’Alger des ferrari et des Mercèdes haut de gamme. Des yatches accostaient à Sidi Ferruch. Des rolex glissaient sur les poignets. Le volume des importations, de la contrebande et de la magouille atteint des sommets. La table était dressée et il y en avait pour tout le monde. Enfin, pour tous les clients et les parents des généraux.
L’Algérie découvrit qu’elle venait d’accoucher de milliers de nouveaux milliardaires. Qui se nourrissaient tous sur la bête.
Les généraux étaient devenus des chefs de bande. Chacun voulait une part pour lui et les siens. Chaque jour un peu plus grande. Nul besoin que les Algériens produisent de la richesse. Le pétrole et le gaz étaient là pour y pouvoir. Ils devaient se contenter de consomme les produits ramenés au pays par les nouveaux riches.
Mais cette économie de bazar, au sens plein du terme, allait susciter un profond changement dans les moeurs. Une cohorte de fléaux s’installa dans la société. La corruption en fut l’élément le plus fulgurant, le plus ravageur.
De cercle concentrique en cercle concentrique, le droit au butin fut tout naturellement accordé à tous ceux qui évoluaient dans les milieux périphériques de la rente.
Tous ceux, qui d’une façon ou une autre pouvaient influer, par leurs fonctions, dans le processus d’enrichissement indû, pouvaient prélever leur dîme.
La corruption devint le passage obligé de tous ceux des cercles secondaires qui devaient sacrifier à des procédures administratives.
Et ainsi, pratiquement du jour au lendemain, des fonctionnaires de tout acabit purent accéder au statut désormais consacré, adoubé et normalisé, de gens de plus ou moins dimportance.
Les fonctionnaires des douanes furent les premiers à apparaître dans le nouveau champ social. Des agents qui touchaient un peu plus que le SMIG commencèrent à étaler leurs nouveaux signes de richesse. De simples agents roulaient carrosse et gîtaient dans des maisons à plusieurs étages. Puis ce fut le tour des gendarmes, des fonctionnaires qui traitent de loin ou de près des marchés publics. Des fortunes mal acquises se dévoilaient en plein jour. Les gens ne se cachaient plus. Ils ne prenaient plus la sacro-sainte précaution de mettre leurs baraques au nom de leurs épouses.
Mais le plus fort et le plus décisif des symptômes qui annonçaient le pourrissement de la chose publique et des valeurs civiques se manifesta par la ruée dans le monde de la corruption et de l’affairisme de deux corps vitaux de la société et des institutions : celui de la Justice et celui des Walis.
La magistrature, jusque là relativement épargnée, au point où le rêve de tous les magistrats était de pouvoir devenir avocat, un vrai créneau, allait devenir une des meilleures possibilités d’accéder de plain pied à la richesse et à la sollicitude des gouvernés et des gouvernants. Les magistrats se voyaient offrir sur un plateau d’argent tout ce qu’ils désiraient. Ce fut la ruée. Ce fut la curée ! La Justice, jusque là plus ou moins épargnée par la déchéance, devint l’archétype de la corruption, de l’interprétation réglable, de la seule loi du plus fort et du plus riche. Un phénomène sans précédent connu y triompha: La quasi totalité des magistrats s’éleva, malgré les salaires dérisoires de ses agents, au rang de classe très aisée. Presque tous les magistrats purent accéder à des trains de vie largement supérieurs à leurs revenus. Je connais personnellement le cas de dizaines de magistrats dont la valeur foncière des seules résidences équivaut à une vingtaine d’années de leur traitement.
Les Walis, qui étaient devenus, de fait, les pourvoyeurs de rente au niveau local, ne se privèrent pas. Chacun, en fonction des revenus de son département, participait à distribuer la carotte, et se servait au passage, notamment dans la gestion du foncier. Ce fut un désastre ! On connaît même des cas d’expropriation pour utilité publique, de biens qui ont été attribués, en toute légalité, à des “personnalités”. Je connais le cas de personnes dépossédées qui ont été “gentiment” persuadés” de mettre une sourdine à leur indignation.
Dès lors la corruption s’étendit à tous les paliers de l’administration, jusqu’au plus petit commis. Jusqu’au préposé de la Mairie qui pouvait vous épargner la la chaîne interminable d’usagers, en vous délivrant un extrait d’acte de naissance livré à domicile contre la petite somme de 100 dinars.
La corruption devint un sport national. Une pratique aseptisée. Il n’y avait plus aucune honte à s’y adonner. La corruption se généralisa au point où elle en fut dédouanée. Elle s’attifa de multiples vocables. Tchippa à Alger, Kahoua à l’Est, D’hina à l’Ouest, et même H’nana (tendresse) à l’extrême est, elle devint une pratique totalement admise, voire bénie. Au point où ceux qui la perçoivent s’en servent pour accomplir leur pèlerinage à la Mecque.
Voilà un premier état des lieux !
Djamaledine Benchenouf
3 mai 2008
Source: Tahiabladi.com
Un commentaire
Excellent état des lieux M. Benchenouf!
Décortiquer le système social est indispensable si nous voulons secourir ce pays en dérive.
Tout appel à la conscience, toute tentative de faire bouger les choses, politique soit-elle ou intellectuelle, sera inefficace si nous ne connaissons pas le degré de pesanteur auquel est soumis tout individu dans la société et par conséquent toute la société.
La force de levier à exercer pour soulever le peuple et dégager le pays des pesanteurs qui l’enfoncent chaque jours devra donc êtres proportionnelle à celle-ci.
D’où la nécessité de ce genre d’écrits qui font l’état des lieux dans tous les domaines (social, administration, culture, sport, armée, etc..) et qui aident à l’analyse.