Donner une forme humaine au prophète des musulmans en est une : elle équivaut à transgresser (après d’autres…) une prescription religieuse dont il est évident qu’elle ne saurait s’appliquer à tous ceux qui… n’y adhèrent pas.
Suffit-il enfin, comme nous l’explique Philippe Val dans Charlie-Hebdo, d’affirmer que dans cette caricature, « ce n’est pas l’Islam » qui est dénoncé, « mais la vision de l’islam et du prophète que s’en font les groupes terroristes musulmans » ?
C’est ignorer que la revendication du « parler musulman » – les urnes le dé-montrent mois après mois – est loin de n’être portée que par ces franges sectaires (et fort minoritaires, pour l’instant) de l’électorat du monde musulman. Tout montre au contraire que le recours au lexique religieux sert désormais à une écrasante majorité de l’électorat « musulman ». Pour nos héros autopro-clamés de la défense de la liberté d’expression, c’est ignorer aussi la part d’instrumentalisation de la réaction populaire par ces indéboulonnables tyrans qu’ils oublient désormais – parce qu’on les dit « laïques » – de dénoncer.
Mais, par-dessus tout, nos chantres de la liberté ignorent que la crise s’est moins nourrie de la publication ponctuelle des caricatures que de la désolante atmosphère de « deux poids et deux mesures » qui entoure la réaction de la presse occidentale, Charlie-Hebdo compris. Une fois encore, le recours à nos chères « Lumières » ne sert qu’à éclairer l’un des deux côtés de la route ! Comment les ressortissants des pays de culture musulmane n’auraient-ils pas de bonnes raisons de croire que les valeurs universalistes et démocratiques qui fondent le droit international ne valent que pour les humains de « culture judéo-chrétienne » ? Ainsi, alors que les critiques les plus fondées et les plus mesurées des pratiques de l’État hébreu à l’égard des Palestiniens, énoncées précisément au nom de ces valeurs universelles, valent à leurs auteurs d’être intimidés (l’auteur de ces lignes en sait quelque chose !), bannis des médias ou trainés devant les tribunaux (d’Edgar Morin à Daniel Mermet, la liste s’allonge de jour en jour), des accusations stigmatisantes exprimées librement contre la religion musulmane sont considérées comme des témoignages de la bonne santé de notre « liberté d’expression ».
Quelles contorsions intellectuelles les chantres de cette si précieuse liberté devront-ils faire pour continuer à ignorer durablement ce tabou là ?
François Burgat
pubié dans Politis du 9 février 2006