Si l’on ne se méprend pas dans la construction des catégories, le « fond » religieux du débat sur les caricatures s’avère donc en fait n’en être qu’une « forme » imposée pour mieux brouiller les cartes. L’enjeu n’est pas théologique mais bien, plus que jamais, politique. Bien sûr qu’il est loisible de « critiquer Dieu ». Bien sûr que les préceptes d’une religion (tel l’interdiction faite aux croyants musulmans de représenter leur prophète) ne sauraient aucunement s’appliquer à toute la planète. Mais la question n’est pas celle-là.
Elle est d’abord de définir si la liberté d’expression des nantis de la politique mondiale leur donne le droit de stigmatiser, par un procédé qui relève du plus classique racisme, les marqueurs identitaires des autres. Ce dérapage flagrant des caricatures est souligné par la dichotomie arrogante qu’opèrent leurs auteurs, ces « défenseurs » autoproclamés « des libertés », entre les tabous des autres, qu’ils affrontent si « courageusement » et… ces autres tabous que sont… les leurs, devant lesquels leur courage parait autrement vacillant. Car le vrai fond du problème est bien cette insolente ambivalence de la lutte – à géométrie variable- qu’ils nous disent mener pour cette « liberté d’expression » et cette « défense des Lumières », qui seraient, prétendent-ils, menacées par les tabous des musulmans.
En fait, bien plus surement que dans celui du «prophète des dominés » le vrai danger qui menace aujourd’hui en Europe la liberté d’expression réside dans le tabou de « l’argent des dominants »! Le risque de voir l’essence même de la liberté de la presse — c’est-à-dire son pluralisme et sa capacité à représenter le monde avec les catégories et les sensibilités de toutes les familles politiques et de toutes les « tribus » du monde — se fondre dans le conformisme de la vision d’un seul camp est plus réel que jamais. La concentration de la presse occidentale dans les mains de groupes industriels a atteint un seuil sans précédent. Cette presse est aujourd’hui presque unanime à présenter comme une guerre de religion un conflit proche-oriental qui a tous les attributs de nos veilles dominations impériales. Le déséquilibre de la répartition de la parole publique, chaque jour plus flagrant et plus arrogant, entretient toutes les frustrations et nourrit toutes les radicalisations. Pourtant, nos « impertinents briseurs de tabous » n’exercent jamais leur talent contre ce scandale là. La hauteur du mur de l’argent excéderait-elle leur force et leur courage ? Tel prophète serait-il donc plus redoutable que tel autre ?
François Burgat
paru dans Le Soir du 7 février 2006