Soixante ans après la signature des Accords d’Evian qui devaient mettre fin à la guerre d’Algérie ; le tableau qui s’offre à nous, des deux côtés de la Méditerranée, nous interroge : cette guerre est-elle vraiment finie ?
Le peuple algérien est l’unique peuple dans l’histoire contemporaine, qui, après une longue et terrible nuit coloniale revendique pour la deuxième fois de son histoire, son indépendance. En clamant, le 5 juillet 2019 à Alger, ce mantra : « le Peuple veut l’Indépendance », le voile est définitivement tombé sur la véritable nature du régime algérien à savoir un pouvoir colonial. Depuis ce jour-là, les Algériens manifestent contre l’occupation de leur pays. Entre les deux colonialismes, la différence n’est pas de nature mais de degrés. Lors du premier colonialisme, en face du peuple algérien se trouvait un Etat colonial mais aujourd’hui, le peuple est face à un pouvoir dépourvu de toute légitimité : politique, historique et morale et qui place sa survie et ses intérêts au-dessus de l’Algérie et des Algériens.
Pour les Algériens, le moment est plus décisif que celui de l’été 1962 car en 62, face aux Français d’Algérie, au Colonat et à l’OAS se dressaient un Etat français et la résistance algérienne de l’intérieur. Maintenant face à « l’homme malade du Maghreb » (1) qu’est l’Algérie des Généraux, il y a une Europe, une Amérique, une Chine, une Russie et les Bédouins du Désert, tous complices de ce pouvoir mafieux et le peuple Algérien se trouve fragilisé, désemparé et meurtri et le pire n’est pas à exclure. Le Peuple Algérien n’a jamais été comme aujourd’hui terriblement seul.
Force est de reconnaître qu’à ce jour l’Algérie est un pays et toujours pas une Nation. Que peut-il arriver de pire aux Algériens quand on considère que la question de la construction de l’Etat-nation se pose toujours et encore ?
Comment, sommes-nous arrivés à cette situation ? Quelle est la nature de cette nouvelle force occupante ? Les algériens font remonter l’origine de l’occupation à l’année 62 quand l’Armée des Frontières a imposé sa volonté par la force des armes. Cette armée peut-elle être l’héritière de l’Armée de libération nationale alors qu’elle n’a jamais dirigé son fusil contre l’occupant ? De plus, en marchant sur Alger, elle a tué au moins deux milles Moujahides (Maquisards). Qualifiée à l’époque par Ait Ahmed de force d’occupation, l’Armée des Frontière est une armée de conquête et de pouvoir. Elle a tiré sur le peuple en 1962, en 1965, en 1988, en 2001, semé la terreur en 92-99 et de tous temps, la non-vie en Algérie.
La célébration de la fraternité entre l’Armée et le peuple en 2019 avait pour finalité de donner à cette armée responsable du malheur des Algériens une nouvelle virginité et ainsi la dédouaner du trauma de1988 quand elle a tiré ouvertement sur le peuple. Elle en a profité pour se donner le rôle du grand frère qui a libéré le peuple de Bouteflika alors que le problème de ce peuple est le système dont cette armée constitue la colonne vertébrale.
Comme en 62, le peuple dans sa naïveté a cru un moment que cette armée pouvait contribuer à inaugurer une nouvelle histoire. Mais une fois encore, en l’absence d’une force organisée et éclairée, le peuple fut pris au piège. Le masque est tombé le 5 juillet 2019 : en clamant son indépendance, le peuple algérien signe et atteste que le système algérien dont l’Armée constitue le pouvoir réel est un système antinational.
Pouvons-nous admettre indéfiniment qu’à chaque crise du régime par laquelle s’ouvre une lueur d’espoir pour ensuite se refermer brutalement, le peuple toujours paye le prix fort ? Pourquoi ce régime est-il condamné à n’exister qu’à travers des crises dont celle de 2019 qui l’a profondément fragilisé et isolé sur le plan intérieur et extérieur ?
La raison principale est que le régime algérien a été fondé, dès sa naissance en 62 sur un défaut de légitimité. La force des armes s’est imposée et avec elle le climat de la guerre de Libération (culture du secret, complots, divisions, suspicion, assassinat, terreur…). La guerre d’Algérie a été présentée aux Algériens comme un corpus unitaire et sacré et le 1er novembre fut érigé comme la date fondatrice de l’Algérie moderne. Force est de constater que la source des problèmes des Algériens remonte à cette période. Celle-ci a été mystifiée par la propagande officielle et hélas érigée en idole par les Algériens ; ce qui a justifié par la suite le culte de la personnalité de Boumedienne qui, dans l’ère de fabrication du totalitarisme (selon l’expression de Hanna Arendt), a su fabriquer un peuple admirateur de la force dont il fut l’incarnation. L’Algérie et les Algériens se réduisaient à sa seule personne d’où l’expression « l’Algérie de Boumediene ». Ce fut la grande imposture de l’Algérie postcoloniale. L’impasse politique Algérienne et le malaise dont souffre la société algérienne a des origines historiques car le récit national sur lequel s’est auto légitimé le pouvoir se fissure et s’affaisse. Mais depuis 2019, nous vivons un réel désir d’appropriation des Algériens de leur histoire et aussi de leur Algérianité. Un Redressement historique qui fait de l’année 62, l’origine de la nouvelle colonisation par l’Armée des Frontières. Plusieurs questions découlent de ce constat : Comment l’Armée des frontières a pu imposer sa force ? Pourquoi alors que des négociations se déroulaient à Evian, c’est la force des armes qui a imposé sa volonté à Alger ? Pourquoi le politique représenté par le GPRA s’est-il incliné devant la force organisée de l’Armée de Boumedienne ? Le GPRA (Gouvernement Provisoire de la Révolution algérienne) ne faisait-il pas l’unanimité ? En marchant sur Alger, l’Armée des Frontières n’a pas rencontré de véritable résistance car le front intérieur était fragilisé.
Comment expliquer cette fragilité de la société que nous retrouvons et perdure jusqu’à présent ?
La raison principale remonte au 1er novembre, au premier jour de l’insurrection armée. En inversant la stratégie révolutionnaire (Organisation-Agitation-Insurrection) en vue de l’Indépendance, à leurs corps défendants, les initiateurs ont plongé l’Algérie dans une aventure qui a fait de la force la seule réalité du pouvoir. De la force révolutionnaire en 1954 à la force militaire en 1962. D’un idéal de libération inspiré par le mouvement national et la culture politique du PPA-MTLD à une soif de conquête et de pouvoir incarné par l’Armée des Frontières. En priorisant l’Insurrection sur l’Organisation, celle-ci n’a jamais vu le jour et ce qui l’a définitivement enterré fut le congrès de Tripoli qui acte l’échec définitif de la naissance du FLN comme parti politique (2). L’Insurrection armée fut menée sans une véritable organisation politique. Peut-on dans une guerre révolutionnaire faire l’économie d’une organisation politique ? Toutes les Révolutions qui ont réussi se sont adossées à une véritable organisation politique autour d’un agent historique. Certes, dans le cas de l’Algérie à savoir une guerre de libération nationale, le peuple était présent mais l’organisation politique lui a fait défaut car sapée dans l’acte insurrectionnel lui-même. Dans les années 50, après la deuxième guerre mondiale, les Indépendances des pays colonisés étaient dans la logique de l’histoire. Ce qui importait pour l’esprit colonial était de faire perdurer la forme coloniale d’exploitation et d’oppression. Pour s’assurer de cette continuité coloniale, il fallait que l’Algérie n’obtienne pas son indépendance avec un parti organisé tel que le MTLD, raison pour laquelle nous payons encore aujourd’hui le prix de l’absence de l’Organisation dans la guerre de libération.
Nous pouvons faire le même constat pour le soulèvement populaire de 2019 car le « Hirak » n’est que l’Agitation dans la théorie révolutionnaire. Peut-on supposer une agitation sans une force organisatrice ? Dans l’agitation, c’est la politique qui descend dans la rue et la politique qui est descendue ce jour-là dans la rue a atteint ses objectifs (chute de Bouteflika et la suite..). La radicalité du « Hirak populaire » qui aspirait au changement du système relève, quant à elle du désir révolutionnaire. Pour que ce désir devienne réalité, il lui faut le cadre organisationnel et un acteur du changement. Du « Hirak populaire au Hirak révolutionnaire ». La même logique qui fût à l’œuvre en 1954 se retrouve en 2019. L’Organisation a fait défaut à ces deux mouvements. La résistance à cette nouvelle occupation n’a pas cessé depuis 1962. Cependant, dans cette défaite temporaire, le peuple a gagné en maturité et surtout en unité. Il a pu définir la véritable nature de ce pouvoir à savoir une force d’occupation. Force est de reconnaitre que malgré toutes les tentatives de divisions, l’Algérie du peuple a su sauvegarder l’esprit de son unité et de sa cohésion. Ces trois années resteront dans l’histoire de l’Algérie comme un grand moment de réconciliation du Peuple avec lui-même et avec son histoire.
Aujourd’hui, deux Algérie se font face : l’Algérie du peuple et celle des Généraux. Pour l’Algérie des Généraux, la seule hantise est d’avoir en face d’elle une force de contestation indépendante et organisée. Plus que jamais, elle sait que sa survie dépend d’une société fragilisée, domestiquée et d’une élite des privilèges comme lors de la première colonisation. Les colons d’Algérie soutenaient et admiraient l’Armée coloniale car elle seule pouvait sauvegarder l’ordre colonial qui, pour régner divisait la société algérienne en séparant l’élite des masses populaires. Force est de reconnaître qu’en Algérie le présent mime le passé. L’élite des privilèges fait partie de l’Algérie des Généraux qui sont tous animés de la même volonté et de la même haine : régner même sur un désert. En un mot : tout sauf le peuple. Il est clair qu’aucun devenir libérateur et émancipateur n’est possible dans une telle équation.
Une élite populaire a vu le jour durant le soulèvement populaire de 2019 et nous devons reconnaître que c’est le plus grand, le plus beau et le plus noble surgissement populaire de l’Algérie contemporaine. Il incombe maintenant à cette élite populaire de s’organiser et d’être l’acteur de ce changement. C’est cette dynamique qui va acter la naissance de l’individu-citoyen. Pour que la citoyenneté advienne, il est nécessaire de briser l’équation coloniale mais avec pacifisme et détermination. Dans cette perspective, il convient d’imaginer et de penser à de nouvelles formes de résistance.
Qu’en est-il de la France ? L’histoire de l’Algérie fait-elle partie de son passé alors même que soixante après les Accords d’Evian, l’élection présidentielle se joue encore sur la question de l’identité de la France ? Si le dénominateur commun durant l’époque coloniale, pour les français d’Algérie était la peur de l’arabe, actuellement en France, c’est la peur du musulman qui lui fait écho. Les héritiers de l’esprit de la France coloniale imposent au peuple français la philosophie de la campagne. Et ironie de l’histoire le chef de file se trouve être un juif d’Algérie.
En Algérie comme en France, nous sommes encore en 1962 ! La guerre d’Algérie a engagé rien moins que l’identité nationale et ce qu’il faut bien appeler, comme le dit très justement Jacques Julliard, d’un terme à la Péguy : le destin spirituel de la France (3).
En 1962, face à l’esprit colonial de l’OAS s’est dressée une France métropolitaine dans laquelle chaque français s’est senti moralement engagé, principalement les intellectuels dont l’exemple le plus parlant fut le manifeste des 121. Hélas, aujourd’hui, c’est la France métropolitaine qui épouse les thèses de la France coloniale. Comme hier, certes « Non, toute l’Algérie n’est pas fasciste, tous les français ne sont pas ultras, toute l’armée ne torture pas. Mais le fascisme, les ultras, la torture sont la France en Algérie (4). En se Zemmourisant, la France s’installe dans un climat de Guerre. Mais une fois encore, des voix résistent qui s’inscrivent dans la lignée de Maurice Audin et de Henri Mayot. La question est comment faire pour que ces voix fassent peuple ?
En Algérie, le peuple a pris définitivement conscience qu’il n’est pas gouverné mais occupé. L’équation colon-indigène a laissé place à l’équation militaire-civil. Les deux peuples Algérien et Français sont prisonniers et otage de cette mentalité coloniale. La France ainsi que l’Europe sont complices de cette Algérie des Généraux mafieuse et criminelle. Il ne faut pas perdre de vue que le problème de l’immigration, de la délinquance, de l’islamisme est la conséquence même de cette complicité qui a des conséquences néfastes pour les peuples mais profite aux oligarchies financières.
Faire peuple c’est défendre la cohésion sociale et résister contre toute forme de diabolisation et de criminalisation d’une partie de la société. La lutte contre le racisme et le fascisme en France n’est pas une lutte intramuros. Si la Gauche a failli en Algérie c’est qu’elle est restée prisonnière du mythe de l’assimilation. De la même manière, aujourd’hui la sur-assimilation, incarnée par le « cas Zemmour » est l’exemple même de la dérive fasciste de cette politique. En Algérie, les héritiers de l’esprit colonial sont à l’œuvre et les Algériens doivent regretter le jour où ils ont pensé à s’émanciper de la France coloniale. Nous vivons, en Algérie, le moment le plus décisif de notre histoire où l’existence même de l’Algérie est en question. Car le pire (5) auquel ce système antinational expose l’Algérie est de menacer sa pérennité et sa cohésion sociale.
La Guerre en Ukraine fait voler en éclat la thèse de la fin de l’histoire Fukuyama. L’Europe n’est pas sortie de l’Histoire de la puissance, une puissance qui entraîne de terribles violences pour les peuples ! Et aujourd’hui comme hier, ce sont les peuples qui en paient le prix. La phrase de Sartre résonne toujours et prend tout son sens : quand les riches se font la guerre c’est les pauvres qui meurent… Il est temps pour les peuples de se saisir de leur destin. Une France qui veut parler au nom de l’universel doit rompre définitivement avec son héritage esclavagiste et colonial. La Fançafrique et la Françalgérie agissent comme des spectres et enveniment le présent. Les besoins du peuple Français seront mieux satisfaits dans le contexte d’une Algérie et d’une Afrique libre et démocratique. L’intérêt des peuples n’est pas celui de l’Oligarchie financière qui gouverne le monde. Ni le capitalisme libéral dans sa face occidentale, ni le capitalisme autoritaire prôné par les Russe et les Chinois ne sont au service des peuples.
La solidarité avec le peuple Algérien dans sa lutte contre le néocolonialisme et le néolibéralisme que représente l’Algérie des Généraux est une nécessité car c’est la cause de tous les peuples libres qui veulent bâtir un nouveau monde : celui de la justice et de la bonté en lieu et place de la puissance et de l’oppression.
Mahmoud Senadji
18 mars 2022
Notes de référence
(1) Ali Bensaad : En Algérie, la polémique mémorielle cherche à masquer l’isolement et la fragilité d’un régime, Le Monde, 20 octobre 2021.
(2) Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire, Editions Casbah, p.251.
(3) Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Christian Bourgeois, 2012, p.28.
(4) Op, cit., p.99.
(5) « S’il est une constante dans la vie politique algérienne, c’est que le pire n’est jamais à exclure » José Garçon: Algérie, l’impossible restauration, Persée 1999 pp343-356. Cette citation dite par une grande spécialiste de l’Algérie est parlante et nous oblige à nous interroger sérieusement : que nous prépare de pire ce système antinational ? Le démembrement de l’Algérie.